Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, dans "Les Echos" le 24 décembre 1998, sur les prévisions de croissance pour 1999, la maîtrise des dépenses publiques, les créations d'emploi, l'objectif d'une baisse des prélèvements obligatoires et l'éventualité d'une harmonisation fiscale européenne.

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Média : Energies News - Les Echos - Les Echos

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Q - Dans le programme pluriannuel de finances publiques, vous retenez une hypothèse basse de 2,4 % pour la croissance en 1999. S'agit-il d'une révision officieuse de la prévision officielle de 2,7 % affichée dans le budget ?

– Non. Le programme pluriannuel de finances publiques est construit autour de deux scénarios de croissance qui encadrent ce qui nous semble être le champ du possible. Notre politique économique a pour objectif central d'atteindre en 2000, 2001 et 2002, 3 % de croissance.

Par prudence nous y avons associé une deuxième simulation, plus basse, à 2,5 %. La réalité se situera probablement entre les deux et j'espère bien que nous serons plus proches du haut de la fourchette que du bas. Ce programme fixe une stratégie pour la croissance et remploi : au niveau européen nous devons combiner baisse des taux d'intérêt et baisse des déficits : au niveau national nous soutenons la demande par la baisse des impôts et une augmentation limitée des dépenses publiques. La politique budgétaire est au service d'une politique économique de croissance : elle ne lui dicte pas sa loi comme cela avait été le cas avant 1997.

S'agissant de 1999, nous avons souhaité disposer, là aussi, d'un scénario prudent : parallèlement à la cible de 2,7 % de croissance retenue dans le budget, nous avons souhaité afficher une borne basse, prenant en compte la crise internationale, en reprenant la prévision de l'OCDE de 2,4 %, qui est la plus basse des organismes internationaux.

Q - A quel moment un ministre de l'Économie et des Finances doit-il reconnaître que la croissance sera plus faible ?

– Si c'est le cas, quand il dispose de l'ensemble du jeu de prévisions lui permettant de se prononcer en connaissance de cause, et notamment des résultats de l'ensemble de l'année 1998.

Q - Ne risquez-vous pas votre crédibilité à continuer à défendre seul une prévision aussi optimiste pour 1999 ?

– Le Gouvernement n'est pas seul, la prévision du FMI, récemment révisée en baisse reste à 2,6 %. Cela dit, il est vrai que nous ne sommes pas aujourd'hui sur une pente de 2,7 %. Beaucoup dépend, pour la moyenne de l'année prochaine, du rebond attendu au deuxième semestre. Il est encore trop tôt pour l'estimer aujourd'hui. Mais je reste convaincu que la croissance sera forte en 1999.

Q - N'auriez-vous pas dû, dans le programme pluriannuel, prévoir une troisième borne plus basse encore, prenant mieux en compte les incertitudes internationales ?

– Je ne le pense pas. Tous les conjoncturistes reconnaissent que le potentiel de croissance de la France depuis le début des années 90 est autour de 2,5 % ; or la moyenne a été autour de 1,3 % ; il y a donc un important retard pour combler cet « output gap », c'est-à-dire l'écart par rapport au potentiel. Un rattrapage rapide conduit-il une précision de 3 % pour les années 2000 à 2002 ; un scénario plus lent amène à 2,5 %. Je ne pense pas que l'on soit en dessous. Si la croissance est de 3 %, cela nous amènerait sur la décennie 1993-2002 à une croissance moyenne de 2 à 2,1% par an, soit un niveau analogue à celui de la décennie précédente. D'ailleurs nos voisins, dans leurs programmes pluriannuels, retiendront des hypothèses à peine inférieures : 2,25 % aux Pays-Bas, et en Allemagne une hypothèse proche de la nôtre.

Q - Que se passerait-il pour les finances publiques si la croissance se révélait quand même inférieure ?

– La projection vous donne la réponse. Nous avons essayé de tracer un plan pour la croissance, au travers de ce que j'ai appelé le « triangle d'or » de la politique budgétaire. Il s'agit d'associer une croissance maîtrisée des dépenses publiques, finançant les priorités du gouvernement, de réduire les déficits à environ 1 % du PIB en 2002, et de dégager une marge pour diminuer les prélèvements obligatoires, d'environ 1 point de PIB sur la période. Nous visons pour la France en 2002 les objectifs suivants : 55 %, c'est le ratio dette sur PIB contre 58 % aujourd'hui ; 45 % le niveau des prélèvements obligatoires contre 46 % aujourd'hui, et 50 % celui de la dépense publique contre 54 % aujourd'hui.

Tout le problème est de mener ces trois objectifs de pair. Pour y parvenir, le programme fixe un objectif de 1 % en volume pour la progression des dépenses de l'ensemble des administrations publiques, quelle que soit la conjoncture. Si celle-ci est meilleure que prévu, le supplément de recettes sera utilisé pour baisser plus les impôts et les déficits ; si elle est moins bonne, il ne s'agit pas de diminuer la dépense, mais de laisser jouer les stabilisateurs automatiques, en faisant varier le niveau du déficit.

Q - Quel sera le degré de contrainte de cet exercice ?

– Il ne faut pas se tromper sur sa nature. C'est un travail d'éclairage de l'avenir, de projection, qui n'est pas normatif mais constitue un fil directeur de l'action gouvernementale. Il sera d'ailleurs réévalué chaque année en glissement sur trois ans. L'idée centrale, c'est de montrer que la bonne organisation des finances publiques nécessite de fixer une croissance de la dépense publique conforme aux objectifs que l'on poursuit et de ne plus la modifier ensuite. Nous éviterons ainsi les à-coups sur les dépenses, et gagnerons une meilleure visibilité en termes d'équilibre de la politique économique, de baisse des déficits, de la dette publique et des impôts.

Q - Vous fixez une norme de 1 % par an pour la hausse des dépenses publiques. Leur baisse, ou en tout cas leur stabilisation, est-elle donc impossible à atteindre ?

– Je n'aime pas beaucoup le terme de norme ; c'est un objectif que nous traçons. La réduction des dépenses publiques n'est pas forcément un objectif impossible à atteindre ; la vraie question est de savoir s'il est souhaitable. Je ne le crois pas. Ce qui est souhaitable, c'est que la part des dépenses publiques dans le PIB diminue.

Et, comme en 1998 et 1999, elle diminuera pendant cette période si nous suivons le sentier que nous, avons tracé. Entre 1993 et 1997, le volume des dépenses publiques a progressé de 1,7 % par an, soit près du double de ce que nous proposons. Je ne vois aucune raison pour que le niveau des dépenses publiques diminue : un certain nombre de priorités gouvernementales doivent être financées. Ce sont notamment les emplois-jeunes, la réduction du temps de travail la lutte contre l'exclusion.

Q - N'est-il pas très difficile de tenir une norme de 0,3 % de croissance par an des dépenses de l'État dans une économie qui est quasiment en inflation zéro ?

– Oui, si l'on croit à l'illusion monétaire, cela rend les choses plus difficiles. Toutefois, l'inflation n'est pas vraiment à zéro. La hausse des prix à la consommation en glissement est actuellement à 0,2-0.3 % et l'inflation sous-jacente est légèrement supérieure à 1 %. Si la chute des prix des matières premières et notamment du pétrole cessait, ce que je ne sais pas prévoir, nous retrouverions rapidement notre niveau sous-jacent. Toutefois, il est vrai qu'une inflation faible contribue plus à mettre les cartes sur la table qu'une inflation forte, qui masque les réalités.

Mais notre objectif de dépenses est fixé en volume pour neutraliser les variations de l'inflation. Toute programmation des finances publiques repose sur une vision de la politique économique. J'ai le sentiment que le plan pour la croissance que j'ai défendu depuis plusieurs mois a été adopté par l'ensemble des pays de la zone euro. Il vise à continuer à réduire les déficits publics et à obtenir en contrepartie la plus forte baisse des taux possible. Cette dernière n'est pas seulement bénéfique pour l'investissement et la consommation, mais aussi pour les finances publiques : la baisse de la charge de la dette permise par la réduction des taux d'intérêt dégage pour la première fois depuis deux décennies des marges de manoeuvre pour des dépenses actives. C'est d'ailleurs pour cela qu'il nous faut continuer à réduire les déficits.

Q - La limitation des dépenses publiques aura-t-elle une incidence sur les effectifs de la fonction publique ?

– Le schéma annoncé par le Premier ministre d'une stabilité des effectifs civils a bien fonctionné en 1998 et 1999, en permettant des efforts en faveur des ministères prioritaires (Justice, Éducation nationale). L'objectif d'une croissance de 1 % en volume des dépenses de l'État sur trois ans me paraît parfaitement tenable, compte tenu des économies dégagées sur la charge de la dette et du rythme de redéploiements de crédits auxquels nous sommes parvenus.

Q - Après la remise en cause du mode de sanction des médecins par le Conseil constitutionnel en cas de dépassement des objectifs, le Gouvernement a-t-il vraiment les moyens de maîtriser les dépenses d'assurance-maladie ?

– La décision du Conseil constitutionnel ne facilite pas les choses, mais ne remet en rien en cause la détermination du gouvernement de maîtriser la dépense de santé et de trouver les instruments adéquats pour y parvenir. Cette maîtrise, à laquelle sont parvenus tous les pays qui nous entourent, a été engagée avec beaucoup de courage par Martine Aubry et elle doit se poursuivre.

Q - Vous retenez la création de 1,5 million d'emplois par les entreprises au cours de la législature. Êtes-vous confiant dans la possibilité de faire baisser le taux de chômage dans les mêmes proportions ?

– Cette prévision est directement attachée à la prévision d'une croissance de 3 % en 2000-2002. Mais il est évident qu'un tel volume de créations d'emplois entraînera une baisse massive du chômage. L'année 98 montre qu'avec près de 400.000 créations, le nombre des demandeurs d'emploi aura reculé d'environ 200.000.

Q - Vous soulignez que la croissance est plus riche en emplois. Mais ces créations sont largement des emplois précaires (intérim, COD, temps partiel) que le gouvernement veut maintenant taxer, en tout cas freiner.

– La croissance plus riche en emplois est due largement à la baisse du coût du travail peu qualifié. À mesure que la croissance deviendra durable, la part des emplois précaires diminuera parce que les entreprises auront plus de visibilité sur leur avenir.

Q - Au fil des années cette transformation d'emplois précaires en emplois durables est beaucoup plus faible…

– Tout simplement parce que le cycle de croissance forte n'a pas été suffisamment long.

Q - N'est-il pas dangereux de faire reposer la réduction du déficit sur l'hypothèse d'excédents des régimes sociaux assez aléatoires ?

– L'État fera la plus grosse part de l'effort puisque le déficit budgétaire passera de 2,7 % du PIB aujourd'hui 2 % en 2002.

Q - Vous programmez une baisse de 1 point des prélèvements obligatoires sur trois ans. Est-ce assez ambitieux au regard du niveau actuel des prélèvements de nos voisins puisque la France reste championne dans ce domaine ?

– La France n'est pas en tête pour les prélèvements obligatoires puisqu'elle est devancée par la Suède. Surtout, une comparaison du niveau des prélèvements obligatoires sans comparaison parallèle des services rendus n'a pas beaucoup de sens. Or la qualité des services collectifs est sensiblement supérieure en France à celle d'autres pays, les États-Unis par exemple. Je n'aurai pas la malice de rappeler qu'entre 1995 et 1997 nos prélèvements ont augmenté de 2 points. Mais il est évident qu'il faut entamer sérieusement leur baisse. Si on veut la mener de front avec celle du déficit, sans porter atteinte à la politique définie par le gouvernement, cette baisse sera forcément lente.

Q - Vous retenez un objectif de 45 % de prélèvements obligatoires ; est-ce à dire que l'objectif d'harmonisation fiscale générale des taux des prélèvements est impossible à atteindre à moyen terme en Europe ?

– Je ne sais pas si c'est impossible, mais je me demande surtout si c'est forcément souhaitable. Beaucoup de pays aujourd'hui en Europe tiennent à la subsidiarité fiscale. Il est nécessaire que l'harmonisation progresse en matière d'impôt sur les sociétés et sur les revenus du capital. Je souhaite y arriver à l'été 1999. La subsidiarité sur les autres impôts est la contrepartie des politiques différentes quant aux services rendus que nous évoquions précédemment.

Q - Quel sera le fil conducteur des choix en matière d'harmonisation ?

– L'harmonisation devra se faire partout où les différences sont susceptibles de créer des concurrences fiscales anormales. C'est pour cela que les différences mineures qui subsistent sur les taux de TVA, par exemple, n'ont pas besoin d'être harmonisées.

Q - Comment est reçu, sur le plan politique, cet exercice de cadrage général, qui peut apparaître aux yeux d'une partie de la majorité plurielle comme assez rigoureux, et pas assez volontariste du côté de la dépense publique ?

– C'est un exercice de calibrage qui ne doit pas retirer au gouvernement ses marges de manoeuvre. Mais la ligne tracée prolonge celle que nous avons suivie pour 1998 et 1999. Et je ne sens pas de critique ni au sein du gouvernement ni au sein de la majorité. Dans une économie mondialisée telle qu'elle est aujourd'hui, et dans l'ouverture de l'économie française au reste de l'Europe, encore accentuée avec l'euro demain, la vieille logique selon laquelle plus il y a de déficit public, plus on soutient la croissance, n'est plus valable. Les dernières tentatives de la mettre en oeuvre se sont soldées par des échecs, que ce soit aux États-Unis avec Reagan ou en Allemagne lors de la réunification. À l'inverse la politique économique de Clinton et Greenspan a permis de réduire fortement les déficits grâce à une politique monétaire beaucoup plus accommodante. C'est ce « policy-mix » qu'il faut mettre en oeuvre avec l'arrivée de l'euro.