Interviews de M. René Monory, président du Sénat, à France 2 le 15 novembre 1995 et à RMC le 16, notamment sur le plan de réforme de la Sécurité sociale présenté par M. Juppé, et sur les solutions pour la formation des jeunes et les adaptations nécessaires à la société moderne développées dans son livre "Les clefs du futur".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Publication par René Monory d'un livre intitulé "Les clés du futur", novembre 1995

Média : Emission Forum RMC FR3 - France 2 - RMC - Télévision

Texte intégral

France 2 : 15 novembre 1995

Q. : A. Juppé révélera aujourd’hui le détail de son plan de sauvetage pour la Sécurité sociale. Vous avez émis, avec P. Séguin, quelques réserves sur la méthode des ordonnances, d’autres font des critiques sur le fond. N’y a-t-il pas un risque que ce soit un nouveau replâtrage, un énième plan de la Sécu ?

R. : On a émis quelques réserves car quand on est parlementaire, on n’aime pas trop les ordonnances, c’est un court-circuit du Parlement. Il faut qu’il y en ait peu et qu’elles portent sur quelque chose. La confiance du gouvernement qu’il demande doit porter sur des problèmes majeurs. Si c’est pour peu de choses, ça serait dommage. C’est ce qu’on a voulu dire. On fait des économies d’abord avant de faire des recettes nouvelles.

Q. : Beaucoup disent qu’il y a un risque, une nouvelle fois, de trop de prélèvements, notamment avec la nouvelle contribution à remboursement des dettes, des augmentations de cotisations et en revanche pas assez d’économies. C’est votre crainte ?

R. : Je n’en sais rien ; j’ai entendu ce matin que J. Barrot disait qu’il tiendrait compte de la discussion à l’Assemblée et je souhaite que ce soit le cas. J’ai entendu aussi beaucoup de demandes d’économies de l’Assemblée. Je crois que c’est par là qu’on commence. Les Français ne comprendront la politique du gouvernement qu’à partir du moment où ils auront ressenti cet effort, cette volonté, de ne pas créer de dépenses nouvelles et en plus de faire des économies substantielles.

Q. : Une nouvelle prestation est prévue : la prestation autonomie. Pensez-vous que ce n’est pas le moment ?

R. : J’ai été le premier à dire que ce n’était pas opportun. Je ne dis pas que la mesure n’est pas bonne, je dis qu’elle n’est pas étudiée, qu’elle présente de gros risques de dépenses, incontrôlées et incontrôlables, et que pour cela, il faut la traiter à part. Il ne fait pas en même temps proposer aux Français des économies sur la Sécurité sociale et d’un seul coup engager une dépense forte qui, finalement, n’aboutira sans doute pas à donner satisfaction. Quand on a déjà dépensé en matière sociale on a beaucoup de mal à reprendre. Il faut être sérieux et faire chaque chose en son temps. Comme je dis souvent au président de la République : « Vous avez 7 ans devant vous il n’est pas nécessaire de faire tout en 6 mois. »

Q. : Les économies : pensez-vous que les députés de la majorité y sont prêts ou que c’est uniquement l’opinion publique qui est prête ?

R. : Je crois que oui mais il y a deux conditions à cela : il faut décentraliser davantage la gestion de la Sécurité sociale et la contrôler car il y a beaucoup d’abus qui sont presque le fait d’habitudes. En fin de compte, les gens disent : « Tout est dû » et c’est comme ça. Je crois qu’il faudrait donc un bon contrôle des dépenses et on verrait alors qu’il y a une mine d’économies à faire.

Q. : Y a-t-il un risque, avec trop de prélèvements, de freiner, de ralentir la croissance ?

R. : On a vu en octobre ce que ça a donné, ce n’est pas brillant. Il y a eu moins 5 à moins 6 dans les magasins, moins 10 dans certains cas. C’est vrai que quand il y a beaucoup de prélèvements, non seulement il y a le fait que prélever aide moins à consommer mais en plus, la psychologie rentre en ligne de compte et alors les dépenses diminuent.

Q. : Agitation dans les universités qui veulent plus de moyens, elles protestent contre des inégalités. Les étudiants ont-ils raison.

R. : Je ne sais pas s’ils ont raison ou tort. C’est vrai qu’il y a beaucoup d’étudiants en premier cycle qui ont souvent du mal à réussir ou à s’intégrer. Mais si on avait fait depuis longtemps ce que j’avais souhaité, à savoir mettre beaucoup plus de jeunes en formation dans l’entreprise, avec des moyens que j’avais bien définis, il y aurait moitié moins de jeunes en premier cycle et moitié moins d’échecs et moitié moins de demandes de professeurs ou de services annexes.

Q. : « Des clés pour le futur », c’est le titre de votre livre : c’est enthousiaste sur les mutations, les technologies nouvelles. Ces nouvelles révolutions technologiques ne favorisent-elles pas le chômage, l’exclusion ?

R. : Ce n’est pas le chômage, c’est une adaptation, une mutation. C’est un livre optimiste car aujourd’hui, dans cette morosité ambiante, je ne crois pas du tout qu’il soit bon d’ajouter de la morosité. Je n’ai jamais été un homme politique qui s’est plaint de la situation. J’ai agi, réfléchi, en comprenant les maux de notre société. J’ai essayé de voir, dans ce livre, ce qui allait se passer, aussi bien avec l’émergence de pays nouveaux, comme la Chine et d’autres, mais aussi avec l’émergence des technologies nouvelles qu’il faut maîtriser. C’est incontournable et irréversible. Plutôt que de refuser, il faut s’adapter, c’est ce que j’ai voulu dire. C’est un livre d’espoir pour les jeunes.

Q. : Vous dites qu’« il faut moins dépenser et investir davantage ».

R. : Il y a une grande règle : depuis 80, la croissance de la France n’a guère dépassé 2 % en moyenne par an. Si on continue à vivre comme si on avait 5 % comme par le passé, on fait des emprunts.

Q. : Que faut-il faire alors ?

R. : Réduire, stabiliser le pouvoir d’achat, les dépenses de fonctionnement, et augmenter les capacités d’investissement. Car tous ces pays nouveaux qui accèdent au marché mondial sont aujourd’hui des pays qui sont capables de faire ce que nous savons faire. Il faut donc choisir l’investissement à côté du fonctionnement.

Q. : Vous dites que « le modèle d’emploi traditionnel, à temps plein, à durée indéterminée, c’est quelque chose qui est dépassé ». Tout va devenir précaire ?

R. : Non. Je veux dire qu’il faudra introduire beaucoup de flexibilité, beaucoup de souplesse. L’annualisation du temps de travail par exemple, c’est une mesure importante. La part de formation dans le travail d’un individu va devenir de plus en plus importante.


RMC : 16 novembre 1995

Q. : Vous dites dans votre livre qu’« autrement » est un des mots-clefs de cette fin de millénaire. Est-ce que le plan Juppé pour la Sécurité sociale qui a été dit hier à l’Assemblée nationale vous semble novateur, intéressant, et est-ce que c’est à votre avis la réforme dont la Sécurité sociale avait besoin ?

R. : De toute façon la réforme était nécessaire. On en parle depuis dix ans, on ne la fait pas. Je crois que ce plan, c’est une avancée considérable. Alors, dire que c’est facile à mettre en place, c’est difficile, mais avec une grande volonté politique on doit y arriver. Je trouve qu’il y a beaucoup de novations dans ce plan. D’ailleurs, il prend un peu tout le monde à rebours puisque vous voyez ce matin que les commentaires sont, même chez les syndicats, assez différents. Ça prouve bien qu’on touche aux structures et que ça va dans le bon sens. Alors, peut-être qu’il faudra encore un peu plus de contrôle quand on le mettra en place. C’est peut-être le mot qui manque : contrôle. Parce qu’on n’aime pas trop l’employer.

Q. : Contrôle de quoi, M. Monory ?

R. : Vous savez, il y a des dérives naturelles de dépenses tous les jours. À partir du moment où on va vers la décentralisation des caisses, en même temps on va nommer les directeurs. Ceux-ci seront responsables, on a beaucoup insisté sur la responsabilité. Je pense que ce sera automatiquement la responsabilité e le contrôle.

Q. : Vous lui mettez une bonne note à ce plan ?

R. : Oui, je lui mets une bonne note. On ne peut pas mettre 10 sur 10 à un plan, mais on peut mettre 9 sur 10.

Q. : Vous avez émis des réserves l’autre jour après votre déjeuner avec le président de la République sur le principe des ordonnances. Est-ce qu’au vu du plan, ces ordonnances se justifient pour aller vite et mettre les réformes en place ?

R. : Ce que j’ai dit avec P. Séguin, c’est qu’il fallait justifier l’utilisation des ordonnances essentiellement pour des mesures qui ont un caractère d’urgence. C’est à peu près ce à quoi on a réussi. On est arrivé, mais tout ce qui a trait à la structure, qu’il faut donc discuter à moyen ou à long terme, il faut que ça passer par le Parlement, parce qu’on a le temps de le faire, on a beaucoup plus de dialogue, beaucoup plus de possibilités. Alors je crois que c’est à peu près ce qui a été respecté. Il y a des mesures d’urgence qui seront prises par l’ordonnance et le reste sera largement discuté. La partie traditionnelle de la loi, c’est beaucoup plus important que la partie ordonnance. J’avais aussi beaucoup insisté, comme vous le savez, sur le retard de l’allocation autonomie. J’avais aussi beaucoup insisté, comme vous le savez, sur le retard de l’allocation autonomie. Pourquoi ? Parce que personne n’aurait rien compris si on avait fait simultanément les économies dont on parle et puis si on avait en même temps mis dans les dépenses une allocation autonomie qui était d’ailleurs très mal préparée pour l’instant, qui aurait entraîné 20 ou 25 milliards de dépenses supplémentaire. Alors j’ai été écouté là aussi, et beaucoup de gens m’avaient rejoint sur le même thème. Ça n’est pas du tout pour contrarier le Gouvernement, c’était au contraire pour l’aider. Je crois qu’aujourd’hui les marchés ont salué la réforme et c’est tout à fait important. D’ailleurs, j’espère bien, ce matin peut-être même, qu’on aura des bonnes nouvelles sur la monnaie. Mais enfin, la monnaie a pris un peu de poids hier encore. Donc, peut-être que le moment est venu de faire un petit geste encore vis-à-vis des autres pays européens sur le plan des taux.

Q. : Qi les marchés ont salué le plan Juppé, on ne peut pas dire la même chose des fonctionnaires qui ont décidé de se mettre en grève le 24 et les syndicats qui ont décidé une grève générale le 28. Est-ce que c’est grave à votre avis ?

R. : Non, je crois qu’on aura toujours ça dans notre pays. On est habitué à faire la grève. C’est à nous d’y résister. La France est le pays qui fait le plus la grève dans l’Europe. Alors je ne trouve pas que c’est grave. Les fonctionnaires dans le fond d’eux-mêmes sont bien conscients. Ce sont des gens de valeur, des gens honnêtes. Ils savent bien qu’il n’y a pas de raison qu’ils aient un privilège de retraite à 37 ans et demi de cotisations alors que tous les autres Français l’ont à 40 ans. Donc je sais que la logique, la raison et l’honnêteté l’emporteront sur le reste. D’autre part, la grève ne sera pas unanime puisque la CFDT a décidé de ne pas se joindre au mouvement. Alors qu’il y ait ce mouvement, c’était inévitable et attendu. Je crois qu’il ne faut pas lui donner plus d’importance qu’il n’en a.

Q. : Un dernier point dont je voulais parler, c’est la réforme du caractère paritaire de la gestion des caisses de Sécurité sociale avec l’adjonction d’une troisième partie maintenant qui seront les personnalités qualifiées. C’est une bonne chose que syndicats patronaux et ouvriers ou salariés ne soient pas seuls ?

R. : Si on regarde entre les lignes, il y a aussi le fait que le Parlement qui n’avait pratiquement, pas beaucoup le droit d’en parler parce que c’était une gestion qui lui échappait, c’était pourtant 1 800 milliards de francs, plus importants que le budget avec la réforme constitutionnelle qui va être minime. Ça va permettre aussi d’avoir un véritable débat. Alors je crois que tout ça va dans le bon sens. Plus il y aura de débat, plus il y aura de contrôle, plus on a de chances de réussir le plan.

Q. : À l’auteur des « Clefs du futur » et de votre bébé du Futuroscope, qu’est-ce que vous pensez du mouvement étudiant qui est en ce moment et qui s’étend et qui fait que tous les jours une ou deux universités se mettent en grève malgré que tous les jours en même temps, M. Bayrou donne des crédits supplémentaires ? Est-ce que c’est grave ça pour le futur ?

R. : D’une part, je regrette beaucoup que personne n’ait voulu reprendre à son compte le plan que j’avais défini pour les jeunes pour les faire rentrer en activité. Je crois qu’il faudrait y revenir, c’est-à-dire donner la chance aux jeunes, après la culture générale qu’ils acquièrent à l’université ou à l’école, qu’ils puissent rentrer obligatoirement en formation de culture économique ou de culture d’activité dans l’entreprise. Il faut mettre les mécanismes en place, que chaque entreprise se sente concernée par cela. Ça aurait un double avantage. D’abord, ça donnerait un passeport en quelque sorte pour la vie active pour les jeunes et d’autre part, ça soulagerait considérablement les premiers cycles qui, parfois, ne sont pas toujours une réussite pour tout le monde, ce qui n’empêche pas d’ailleurs que les jeunes pourraient retourner après, s’ils le souhaitent, en université. Ça pourrait déjà améliorer les choses. D’autre part, il faut bien reconnaître que si j’avais une priorité à donner au budget dans le moment difficile de restriction que nous vivons, c’est ça que je dis dans mon livre – c’est notre atout numéro 1 par rapport aux pays qui se développent rapidement devant nous et qui n’ont pas toujours les mêmes possibilités d’aller aussi vite que nous dans ce domaine.

Q. : Ça veut dire que le Gouvernement Juppé ne fait pas assez ?

R. : Non, je ne dis pas ça. Je dis qu’il faut savoir ce qu’on veut. Si on rentre des étudiants supplémentaires, il faudra bien réussir à les accueillir. Peut-être justement fait-il freiner un peu ce flux, car il est trop important aujourd’hui.

Q. : Ça veut dire quoi freiner le flux ?

R. : En mettre beaucoup plus en culture d’activité, c’est-à-dire en entreprise, en formation professionnelle. Il manque toujours, même aux grands esprits, même à ceux qui vont faire les grandes écoles. Quand ils sortent de leur grande école, ils ont encore besoin d’apprendre ce qu’est une entreprise, ce qu’est une vie ne collectivité, ce qu’est une économie et donc je crois que c’est un effort dans ce sens qu’il faudra faire. Quant au plan Bayrou, il a annoncé qu’il ferait un rééquilibrage entre les moins bien dotés et les plus dotés. Je crois qu’il faut un peu de patience, qu’il faut lui donner le temps de le faire.

Q. : Est-ce que vous êtes inquiet des chiffres du chômage, c’est-à-dire l’emploi qui est là priorité numéro 1 de ce pays. Malgré la croissance et malgré les promesses du président de la République et du Premier ministre, les chiffres recommencent à aller dans le mauvais sens. Il y a de plus en plus de chômeurs.

R. : Oui mais ça, tant qu’on n’aura pas compris que ça va justement dans le bon sens ce qui vient de se faire pour la Sécurité sociale, tant qu’on n’aura pas compris que dans ce pays on vit un peu au-dessus de ses moyens puisque depuis dix ans, douze ans – ça n’est pas le fait des deux derniers gouvernements, c’est le fait de toute une décennie socialiste aussi qu’il ne faut pas passer pour pertes et profits – tant qu’on n’aura pas compris qu’on a fait 2 % de croissance par an pendant douze ans ou treize ans maximum et qu’on a continué à vivre comme si on en faisait quatre… Et c’est la somme des emprunts qui a modifié son importance puisque quand j’ai quitté le Gouvernement en 1981, la dette devait être de 300 milliards, elle est aujourd’hui de 3 000 milliards, dix fois plus. Alors bien entendu, c’est cela le bât qui blesse. C’est-à-dire que nous sommes dans une économie en mutation et non pas en crise. On ne s’est pas adapté alors je salue le plan pour la sécurité sociale. C’est un premier pas vers l’adaptation à ces nouvelles contraintes.

Q. : Les Français qui ont voté pour la majorité sont un peu triste de voir que la majorité n’est pas vraiment cohérente en ce moment.

R. : Les Français qui ont voté pour la majorité sont un peu triste de voir que la majorité n’est pas braiment cohérente en ce moment.

Q. : Oui, mais enfin vous avez vu, elle a retrouvé sa cohérence dès ce vote. C’était quand même bien, avec un certain enthousiasme. Non, je crois qu’il ne fait pas apporter plus d’importance qu’il n’en a au débat entre différents tenants de la majorité. Voilà, je vous remercie infiniment de m’avoir invité pour parler de mon livre.