Texte intégral
Messieurs les présidents, mes chers collègues,
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Toutes les réunions ne sont pas encore virtuelles, je me réjouis donc de vous accueillir ici, en chair et en os dans cette maison qui est la vôtre. Avant d'inaugurer le site Internet de l'association Gutenberg XXIe siècle en en coupant le ruban cathodique, je tiens à remercier son président, Jean-Noël Machon, d'avoir numérisé le manuscrit de la Marseillaise que détient la bibliothèque de l'Assemblée nationale. Rouget de l'Isle et Scanner, c'est un couple auquel on ne s'attendait pas. Bravo pour l'avoir réuni en abolissant les siècles grâce à la technologie.
Du chant de l'armée des volontaires du Rhin devenu celui des Fédérés phocéens aux nouvelles technologies, c'est une autre révolution qui bouleverse aujourd'hui notre pays, une révolution numérique sans pavés, ni barricades, révolution universelle et irréversible, qui va nous conduire d'une économie fondée sur la maîtrise et la transformation de la matière, à une économie organisée autour de signaux intangibles, capables de circuler à la vitesse de la lumière en ignorant les frontières, les monnaies et parfois les lois. Si le coût de ces nouvelles technologies ne cesse de se réduire comme cela est souhaitable, leur usage continuera de s'étendre, leur maillage invisible structurera le paysage de la France comme naguère les fils téléphoniques ou le réseau ferré. Au-delà de l'économie-monde, c'est une culture-monde, une démographie-monde, un mode de vie-monde qui se profilent, c'est notre vie sociale et culturelle, notre système de formation, notre notion du temps, d'une certaine façon notre rapport aux autres qui vont s'en trouver profondément changés et jusqu'aux notions de croissance, d'activité et d'emplois. Le XIXe siècle a fondé son expansion sur les biens, le XXe sur les services, le XXIe siècle le fera sur l'information et la communication. L'ensemble de cette évolution se résume en un mot magique : Internet. Or Internet n'est jamais qu'un outil. Un outil formidable certes, un support démultiplicateur pour les connaissances et la culture, mais attention à ne pas confondre le contenant avec le contenu, le tuyau et les idées. Bref on ne se désaltère pas avec une bouteille de verre, mais avec l'eau qu'elle contient.
De fait, la maxime paradoxale de Mac Luhan « Medium is message » a brillé jusqu'aux dernières années. À présent, ce slogan fait peur. « Message is not only medium ». C'est pour cela qu'Internet ne doit pas plus être l'antagoniste du livre, que l'écran ne sera l'ennemi de l'écrit à l'école, dans la vie professionnelle, dans les relations humaines. Convenons-en, Internet ne tuera pas le livre par sa seule existence. L'histoire du livre a été une longue suite de crises et d'évolutions. Bouleversement qualitatif lors du passage du volume au codex. Saut quantitatif grâce à l'imprimerie faisant se fractionner le monde chrétien par l'effet d'une plus large diffusion de la Bible. Irruption dans le débat intellectuel par la publication de l'encyclopédie sans laquelle il n'y aurait probablement pas eu d'esprit des Lumières. Essor du lectorat grâce au passage de l'oeuvre d'art à l'artisanat, puis rapidement à l'industrie. Plus que la modification éditoriale elle-même, c'est le changement d'échelle et la liberté qui en a résulté qui ont compté.
Internet marque une nouvelle étape de ce processus de l'ouvrage publié à quelques dizaines de milliers d'exemplaires à la consultation qui se chiffre par millions de connexions immédiates, sans intermédiaires, d'où que l'on soit, à quelque moment qu'on le souhaite.
Le problème n'est pas tant l'apparition d'un nouveau vecteur que sa possible concurrence avec les anciens. Les progrès technologiques, l'utilisation directe de la parole, la valorisation de l'image, du dessin, du signe non alphabétique que permettent les micro-ordinateurs ne portent-ils pas en eux, la perspective d'une démolition sinon de l'écrit du moins du livre ? C'est un risque réel et d'autant plus profond que l'écrit est une mémoire qui n'est pas celle de l'éphémère ou du non vérifié, mais le socle de ce qui fait foi, de ce qui fait sens. Bien sûr, il faut relativiser le changement. Le modèle sous-jacent du livre reste prégnant pour l'instant : ne parle-t-on pas de « pages » Web ? N'y a-t-il pas des « éditeurs » en ligne ? La notion de lecture ne disparaît pas. C'est bien sur le « rapport » Starr que certains se précipitent avec voyeurisme et pas sur le « fichier » Starr. Les liens hypertextes changent, il est vrai, le mode de consultation : mais les livres sont-ils dépourvus d'index, de table des matières ? Ne les feuillette-t-on pas dans une librairie, une bibliothèque, sans toujours s'astreindre à les lire intégralement ? Qui supporte de lire un livre entier sur écran ? C'est la galaxie Gutenberg qui investit le réseau des réseaux et non le contraire. Nous avons bien un même contenu, l'écrit, et deux supports, l'écran et le livre. Et puis, il existe certains équilibres sur lesquels nul n'aurait parié à l'origine. Combien sommes-nous à avoir à notre poignet une montre avec ses bonnes vieilles aiguilles et son remontoir ? Les diodes, les cristaux pour lire l'heure ont fait un petit tour et ont été intégrés à l'intérieur des mécanismes. La modernité n'a pas tué la tradition.
Entre écran et écrit, il peut y avoir complémentarité. Prenons l'exemple des documents parlementaires, des textes de lois, des rapports d'information, des comptes rendus de séance, le même contenu est désormais accessible dans les recueils « papier » édités par l'Assemblée nationale et pour un prix 100 fois inférieur en ligne sur notre site Web. Commissions d'enquête, amendements, actes de colloques et journal des débats, à travers le programme que nous avons tout simplement appelé PRATIC, toute une bibliothèque glisse sur le net. Doit-on s'en plaindre ? Sûrement pas. Le Palais Bourbon n'est plus dans le Palais Bourbon, il est tout où Netscape ou Explorer le fait être. Ce sont cinquante portes au lieu d'une, pour aller dans le même lieu de savoir et de citoyenneté. Je suis aujourd'hui aussi fier du kiosque de l'Assemblée que j'avais créé en 1990 et qui est notre maison d'édition que de notre site devenu depuis sa refonte il y a un an le premier site institutionnel du pays avec 60 000 visiteurs et 4 millions de pages consultées chaque mois.
Le vrai et grand défi d'Internet dans les prochaines années, sera la hiérarchisation de l'information, le tri dans les références, la préservation de la qualité des sources. La multitude de renseignements, la documentation dans le désordre qui caractérisent encore « la toile » devront laisser place à un savoir véritable, construit par l'éducation. Il faudra que dans chaque école, il y ait une formation à l'image, à sa signification, un apprentissage de l'écran et de son utilisation et je ne parle pas ici seulement de touches, de souris ou de boutons. Formation des maîtres, équipement des établissements, c'est à l'école que se maîtrisera la société de l'information et c'est par la maîtrise de l'information, mouvement indissociable d'une éducation continuelle, que se développera le savoir. Seuls des « lecteurs » bien formés seront des « surfeurs » informés. Ce sera aussi aux opérateurs de télécommunications de solvabiliser ce marché par leur contribution. En attendant, les manuels scolaires ne sont pas morts.
Car, nous sommes évidemment dans une période d'évolution. Les nouvelles technologies éloigneront-elles les lecteurs, ou bien amorceront-elles un retour vers l'écrit. Internet peut relancer la lecture, la consultation d'ouvrages et de revues, et même la correspondance, en instaurant de nouvelles formes de communication écrite. Mieux vaut parfois un courrier électronique qu'un courrier papier ou qu'un coup de téléphone, même en termes d'efficacité professionnelle. Ici, c'est désormais sur une boîte à lettres électronique qu'on peut déposer un amendement, m'écrire, contacter un député. Alors que les méls me parviennent en quelques secondes, et sans intermédiaires, une enveloppe et la lettre qu'elle porte chemine au moins quelques jours dans les couloirs du Palais Bourbon par l'intermédiaire du service du courrier et des secrétariats.
Il n'y a pas que la vie institutionnelle, publique et politique qui sorte ragaillardie de cet adjuvant électronique. Entre chercheurs aux quatre coins du monde, les articles sont plus facilement communiqués, plus vite relus et expertisés. Cela aide à l'avancée des sciences. En littérature pure, de même que le traitement de texte a fait bouger les styles, gageons qu'Internet produira des expériences nouvelles d'écriture. Un roman écrit en ligne par un auteur en interaction avec ses lecteurs n'est pas inimaginable. Une certaine démocratisation de la publication est également à la clef. Ceux qui créent un site personnel peuvent mettre à disposition de tous une information particulière et que l'on ne trouvait pas ailleurs jusqu'ici. Il y a enfin la préservation de notre langue. Les NTIC, sous certaines conditions, peuvent nous aider à résister à l'éventuelle domination linguistique donc culturelle, donc financière d'un pays ami, mais puissant.
Face au livre, à côté du livre, et avec le livre, Internet ne deviendra donc que ce que nous saurons tous en faire dans les prochaines années. Internet peut être à l'origine d'un fossé, d'une fracture technologique ou bien il peut être un instrument de partage, de redistribution, de mise à disposition de tous d'un patrimoine culturel et scientifique. Évitons pour cela de créer des info-riches et des info-pauvres. Favorisons l'humanisme technologique et non l'illettrisme technologique. Prenons les mesures nécessaires pour qu'Internet soit ouvert à tous. La première d'entre elles, c'est une baisse des coûts de connexions à Internet, c'est-à-dire au tarif de la communication locale. Inspirons-nous de nos voisins italiens qui viennent de ramener le coût horaire de la connexion à environ soixante centimes. Aujourd'hui, il n'est pas rare que des internautes, pour six ou sept heures de connexions hebdomadaires, reçoivent mensuellement deux, trois, quatre mille francs de facture de téléphone et cela me semble beaucoup trop. France télécom, l'ART doivent y réfléchir. Le gouvernement, je le sais, les y incite. Une seconde direction, c'est d'inciter nos administrations, et je pense notamment à l'éducation nationale, à utiliser les « logiciels libres ». Sinon l'effort d'équipement qu'elles vont devoir faire dans le cadre du programme d'action gouvernemental ne contribuera qu'à enrichir un peu plus l'empire « Wintel » assis sur son monopole mondial et ses pratiques qui ressemblent à de la vente forcée.
Ouvert à tous, mais pas à n'importe quoi, Internet ne peut être ni un terrain vague technologique, ni une décharge idéologique. Comme l'argent sale a ses paradis fiscaux, les idées inavouables ont leur paradis télématique. On répond souvent : rien à faire. Cela me paraît trop rapide. Le politique ne doit pas oublier que l'une de ses missions, peut-être la plus essentielle, consiste à protéger les droits des personnes, l'intégrité de leur vie privée et l'ensemble de leurs libertés. Respect des individus, sécurité des informations, responsabilité des acteurs, c'est à la loi et à l'Europe de dire le nouveau droit. Cinquante ans après la déclaration universelle des droits de l'homme, je ne crois ni au providentialisme, ni au catastrophisme. Chaque progrès donne un nouvel espoir soumis à une nouvelle difficulté. Internet peut certes être une contrainte. Mais Internet peut être une grande chance. Cela dépend de nous.