Texte intégral
Le Nouvel Observateur : Comment sortir de la crise ? Croyez-vous qu’il soit légitime d’exiger, comme le fait la CGT, le retrait du plan Juppé avant toute négociation ?
Jacques Delors : Dans le cadre d’un traitement social de ces conflits, il n’y a que deux voies possibles : la négociation ou la médiation, et dans les deux cas sans préalable. Car dans cette optique, il s’agit d’éviter aux uns ou aux autres des humiliations inutiles et dangereuses. Le souci de la cohésion nationale doit l’emporter sur tout autre considération. Si l’on choisit la voie de la négociation, et non pas seulement celle de la discussion, alors convient-il de sérier les problèmes et de bien distinguer la réforme de la Sécurité sociale et l’avenir de la SNCF.
Pour cette dernière, le cadre de l’entreprise est l’enceinte normale pour une négociation entre la direction et les représentants du personnel. Pour la Sécurité sociale, la question est plus délicate, car il s’agit d’un problème national qui engage aussi bien les élus de la nation que les organisations patronales et syndicales. La nomination d’un médiateur pourrait ouvrir la voie à une concertation (qui n’est pas une négociation) permettant de rapprocher les points de vue. Mais le préalable est que tous soient convaincus de la nécessité d’adapter notre système maladie, dans le respect des principes fondateurs, en s’efforçant de trouver la meilleure combinaison possible entre l’assurance collective et la solidarité. Il ne doit pas y avoir d’ambiguïté sur ce point central. Et j’ai moi-même justifié la nécessité de cette réforme dans le numéro du 15 novembre du « Nouvel Observateur ».
Le Nouvel Observateur : Votre image était d’ordinaire associée à celle de la CFDT. Ne croyez-vous pas que les positions de Nicole Notat et de ceux qui la soutiennent contribuent à la prise de conscience par la nation de l’urgence d’un réaménagement de l’État-providence, et plus précisément de la nécessité d’une maîtrise des dépenses de santé ?
Jacques Delors : Personnellement, je ne fais de procès d’intention à personne. J’aimerais que la réciproque soit vraie. Ayant moi-même milité dans ce syndicat, je demeure très proche de la CFDT et je n’ai pas manqué d’aider, dans la limite de mes moyens et de ma déontologie, Nicole Notat. Je demeure fidèle à cette amitié et à mon engagement.
Mais pour être tout à fait clair, chaque fois que j’ai exercé des responsabilités dans l’État, que ce soit au commissariat général au plan (notamment lors de la grève des mineurs de 1963), au cabinet du Premier ministre (1969-1972) ou comme ministre (1981-1984), j’ai toujours eu comme ligne de conduite de traiter de la même manière toutes les organisations syndicales, de les écouter, de les consulter. Car tout responsable politique doit se soucier de comprendre les réalités françaises, dans leur diversité et leur complexité. La méthode n’était sans doute pas si critiquable, puisque des résultats ont été obtenus en matière de politique sociale. Et d’ailleurs qui, à gauche, aurait intérêt à jeter de l’huile sur le feu, sinon les éternels donneurs de leçons, les anti-ceci ou les anti-cela ?
Le Nouvel Observateur : Le Gouvernement peut-il se contenter de suspendre l’application de son plan plutôt que de le retirer ? Doit-il reculer sur les régimes spéciaux dont bénéficient les cheminots et d’autres catégories du secteur public ?
Jacques Delors : L’intérêt de tous est de ne pas mélanger les problèmes, comme je l’ai déjà indiqué. La situation des salariés de la fonction publique, comme dans chaque entreprise publique, forme un tout qui s’appelle un statut. Et c’est de ce tout qu’il convient de discuter, entreprise par entreprise. Attention à ceux qui, d’un côté ou de l’autre, vous présentent un amalgame de problèmes, ce qui devient alors insoluble et durcit l’affrontement.
De toute manière, compte tenu des évolutions très différentes du nombre d’actifs selon les secteurs d’activité, la péréquation joue au niveau national. Sinon comment paierait-on, par exemple, les retraites des agriculteurs ou des mineurs ? Le temps est venu de fixer des règles claires dans ce domaine, afin de rassurer chacun sur le bon fonctionnement de la solidarité nationale.
Le Nouvel Observateur : Si un compromis est nécessaire sur la Sécurité sociale, quels en seraient les termes ?
Jacques Delors : Il me semble qu’il faut répondre à quatre question :
1. Quel est le système de financement le plus équitable, compte tenu de la distribution des revenus dans notre pays ?
2. Comment mettre le système d’assurance maladie en mouvement, c’est-à-dire responsabiliser tous les acteurs, de façon à obtenir des résultats durables ?
3. L’engagement du Parlement est nécessaire puisqu’il s’agit d’aller vers un régime universel, dont par conséquent bénéficieraient tous les Français. Le cadre étant ainsi fixé, comment faire participer aussi, parce que cela va dans le sens d’une plus grande responsabilité, les organisations professionnelles et syndicales, les diverses professions de santé ?
4. Il est vital pour notre pays d’améliorer la politique de santé dans son ensemble, et notamment les politiques de prévention. Cette perspective, à laquelle il faut donner un contenu, est les conditions de l’acceptabilité puis du succès de la réforme.
Le Nouvel Observateur : Comment rassurer les travailleurs du public sur leur avenir alors que les textes signés à Bruxelles prévoient la mise en concurrence de ces entreprises ?
Jacques Delors : La qualité de nos entreprises du secteur public est telle que nous avons plutôt à gagner à plus de concurrence. Mais à plusieurs conditions. La première est que l’ouverture des marchés soit progressive. Il convient donc de résister à toute pression, qu’elle soit inspirée par une pensée dogmatique ou par les lobbies. La seconde est que les impératifs du service public soient respectés dans un contrat entre l’État et chaque entreprise, de façon à ce que le service rendu soit accessible à tous les Français sur l’ensemble du territoire, en intégrant précisément les exigences d’un développement régional équilibré. Et bien entendu la troisième condition réside dans notre capacité à devenir de plus en plus efficace, de plus en plus innovant.
D’une manière générale, attention aux mauvais bergers, ceux qui cherchent absolument un bouc émissaire pour ne pas regarder en face nos faiblesses comme nos atouts. On ne modernise pas le secteur public pour obéir à je ne sais quelle contrainte européenne. On doit le faire pour que le secteur public continue d’assumer ses tâches d’intérêt général, tout en contribuant à une meilleure compétitivité globale de l’économie française, condition nécessaire, mais non suffisante, pour trouver les voies d’une nouvelle croissance fortement créatrice d’emplois nouveaux.