Interview de M. Alain Deleu, président de la CFTC, dans "La Croix" du 6 octobre 1995 et article dans "La Croix" du 14 novembre, intitulé "Le rôle irremplaçable des partenaires sociaux", sur le plan Juppé sur la Sécurité sociale et le rôle des partenaires sociaux.

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Média : La Croix

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La Croix : 6 octobre 1995

La Croix : Que pensez-vous de la proposition de fiscalisation du financement de la protection sociale ?

Alain Deleu : Il était important que le président se présente comme garant de l’avenir de la Sécu. Cela dit la réforme du financement pose à terme celle du partage des responsabilités. Lorsque l’on parle de fiscalisation du financement, on voit bien quelle en est la perspective : l’abandon de la gestion paritaire de la branche maladie.

Au passage, j’observe que les deux hypothèses syndicales avancées actuellement sont également discutables : statu quo pour FO et « parlementarisation » universelle, pour la CFDT.

Quant aux conséquences de l’élargissement du financement, nous constatons qu’elles n’iront pas vers une plus grande justice. Au contraire : cela risque fort d’être un transfert de financement des entreprises, de plus en plus exonérées de leurs responsabilités sociales, vers les salariés par le biais de la CSG. Et donc, on peut craindre fort que, sous couvert d’une plus grande solidarité, ce soit monsieur-tout-le-monde qui perde davantage que par le passé le financement. Or, depuis une quinzaine d’années, la part que les salariés reçoivent de la richesse nationale produite diminue sensiblement. Il serait donc plus logique, pour promouvoir une certaine justice, d’alléger la charge des salariés. Pour l’instant c’est le contraire qui est envisagé.

La Croix : Que proposez-vous ?

Alain Deleu : Tout d’abord de clarifier les rôles : entre l’Etat qui fixe la politique générale de santé et les règles du jeu et les partenaires sociaux qui ont prouvé, depuis trente ans, qu’ils savaient gérer dans le sens du service public. Le problème de la Sécu est bien d’assurer la responsabilité à chaque niveau Du national au terrain. Et il y a de la marge pour réussir à adapter la gestion nationale aux réalités du terrain. Or, loin de nous rassurer, les propos du présent semblent nous indiquer que nous nous dirigeons vers une nationalisation de la Sécu. Sans qu’on le dise clairement. Alors que nous souhaitons que l’on renforce le rôle des corps intermédiaires.

La Croix : Ce qui n’est pas le cas actuellement ?

Alain Deleu : C’est l’apparence d’une gestion par les partenaires sociaux que nous constatons. En réalité c’est une situation « confortable » où les décisions sont, en fait, prises par l’Etat et où peut à loisir les critiquer. Aujourd’hui personne n’est responsable. Ce qui met en difficulté la Sécu, c’est actuellement un schéma qui favorise l’irresponsabilité. D’où la nécessité de recourir à une loi qui précise le partage des responsabilités aux différents niveaux.

La Croix : Qu’en est-il de la branche famille que vous gérez ?

Alain Deleu : Chirac a mis en avant deux principes : responsabilité et universalité. Or, sur la branche famille tout permet de penser que l’on risque d’aller à l’inverse de ce dernier principe, du fait qu’il est question de conditions de ressources pour recevoir les prestations familiales. Ce qui signifie qu’un grand nombre de familles financeraient les prestations sans jamais en percevoir. Nous sommes donc très inquiets sur la branche famille.


La Croix : 14 novembre 1995
Le rôle irremplaçable des partenaires sociaux

C’est le législateur de 1945 qui a confié la gestion du régime général de Sécurité sociale aux représentants des forces vives de l’économie : le patronat et les syndicats. Ce choix s’inscrivait dans une perspective de reconstruction de la communauté nationale. Non seulement il était conforme à l’équité et à la raison, mais il manifestait une ambition remarquable de participation de tous aux responsabilités, et donc l’implication forte des syndicats dans l’organisation de la société. En ces temps de crise sociale et de poussée néolibérale, n’oublions pas cette leçon et surtout ne lui tournons pas le dos.

La longue histoire de la Sécurité sociale, depuis les premières grandes décisions de l’entre-deux-guerres, donne aussi aux partenaires sociaux une légitimité historique. La Sécurité sociale est vraiment leur conquête. Sa remise en cause fondamentale les mettrait en état de légitime défense. Bien entendu, quand la CFTC défend la légitimité des partenaires sociaux à gérer la protection sociale, elle insiste pour qu’ils assument les évolutions nécessaires, tout en garantissant l’équité et la solidarité. C’est tout l’objet des discussions actuelles entre organisations syndicales.

Comment ne pas s’interroger sur les raisons du procès qui leur est fait aujourd’hui, alors que l’essentiel des décisions est en réalité du ressort de l’Etat ?

Il existe de par le monde, avec des fortunes diverses, trois manières de gérer la protection sociale, là où elle existe : par l’Etat, par le marché privé ou par les partenaires sociaux. Le choix de l’Etat est le moins subsidiaire. La perspective de renforcer dans la vie sociale française ce qui n’est qu’une simple relation entre l’Etat et les individus est dangereuse. Nous sommes convaincus que la France a, plus encore que d’autres pays développés, grand besoin de corps intermédiaires pour assurer sa cohésion.

Mais il ne serait pas raisonnable de faire partager la gestion de la Sécurité sociale à toutes sortes d’associations ou de syndicats corporatistes. L’émiettement de la représentativité conduirait à l’impuissance d’une gestion purement formelle et à d’obscures luttes d’influences antidémocratiques. Le syndicalisme n’est pas l’agrégation de corporatismes. Ce doit être un projet de société à responsabilités partagées. Les confédérations syndicales de salariés et d’employeurs représentent des valeurs de solidarité, de responsabilité et de pluralisme et de pluralisme qui les mettent en capacité de garantir le bien commun. Leur « actif » culturel leur permet d’agir ensemble dans le respect des droits de chacun.

Une nationalisation de la Sécurité sociale paraîtrait étrange dans un contexte politique libéral. Et pourtant, elle n’est pas exclue. L’interprétation la plus plausible de cette hypothèse est malheureusement la suivante : cette nationalisation préparerait l’avènement d’une politique publique en forme de peau de chagrin, donnant le champ libre au marché privé. Ce serait un nouvel eldorado pour les investisseurs, bien plus sûrs et plus rémunérateur que beaucoup d’aventures industrielles. Qui peut pour autant assurer que la gestion commerciale serait plus juste et plus économe ?

Mais le débat se complique lorsque l’on examine les perspectives d’avenir des différentes branches de la Sécurité sociale. De nombreux responsables considèrent que certains domaines relèveraient davantage de la collectivité nationale que de la solidarité interprofessionnelle. La question est surtout posé pour la branche famille, mais ce ne serait à notre avis que la première phase d’un démantèlement.

Le CNPF considère par exemple que la politique familiale relève seulement des pouvoirs publics. Certains syndicats partagent ce point de vue. Cette décision serait une erreur grave. Confier l’avenir du financement de la politique familiale à l’Etat, c’est accepter par avance la dégradation régulière du pouvoir d’achat des prestations familiales, sous la pression du court terme dans les arbitrages budgétaires. Qui nous fera croire, en effet, que les gouvernements à venir seront capables d’avoir une politique de long terme sur la famille avec des budgets garantis ? Alain Juppé en fait la démonstration contraire actuellement.

Ne laissons pas le syndicalisme français s’installer dans le dangereux confort d’un contre-pouvoir limité à la fonction critique. Confier demain la protection sociale rénovée aux partenaires sociaux sera une grande chance pour la démocratie participative.