Texte intégral
Une des revendications principales de la CFDT en matière de protection sociale, repose sur le principe de l'assurance maladie universelle couvrant chacun dès sa naissance et tout au long de sa vie, quel que soit son statut, et financée par l'ensemble des revenus. Ce n'est qu'à cette condition, en s'appuyant sur la solidarité entre bien portants et malades, que l'on peut envisager une rénovation de la « Sécu". Les modalités possibles des financements posent, pour la CFDT, le problème de fond de la mise en œuvre de la démocratie sociale.
Question : La Sécurité sociale est au cœur des débats de cet automne. C'est pour la CFDT un sujet suffisamment important pour qu'elle ait décidé d'y consacrer son initiative de rentrée le 7 octobre, en rassemblant plus de 15 000 personnes autour de ses propositions de réforme à Charlety. Comment nous situons-nous dans le concert de tous ceux, politiques, experts, syndicats, qui interviennent sur ce thème de l'avenir de la "Sécu" ?
J.-M. Spaeth : Nous avons porté depuis longtemps le thème de la réforme. "Rénover la Sécu pour qu'elle teste elle-même", disions-nous en février. Ce message nous caractérise : pour que la Sécu reste fidèle aux principes de solidarité, de démocratie sociale qui ont présidé à sa fondation il y a cinquante ans, pour qu'elle continue, dans une société qui change, à perpétuer cette formidable avancée qu'a constituée la mise en place de mécanismes de protection face aux principaux risques de la vie, il faut qu'elle avance, qu'elle se transforme. Et cela aussi bien en ce qui concerne les prestations, que leur mode de financement.
Q. : Comment analyses-tu la situation actuelle ? Les différents rapports, celui de la Commission des comptes de la Sécurité sociale, par exemple, en tracent un tableau plutôt noir…
J.-M. Spaeth : La Commission des comptes a dressé, à l'évidence, un panorama inquiétant de la situation de la Sécurité sociale française, d'autant qu'un certain nombre d'indicateurs économiques (croissance, évolution plus favorable de l'emploi) aurait pu faire espérer un meilleur résultat.
La situation est grave et appelle d'autres réponses que de simples expédients visant un effet mécanique à court terme sur les recettes ou les dépenses. Je le dis, parce que les multiples plans de « sauvetage" de la Sécu ces quinze ou vingt dernières années nous ont plutôt habitués à ce type de manœuvre qu'à des réformes prenant la réalité à bras-le-corps.
C'est la situation de la branche maladie qui suscite le plus de commentaires, puisqu'elle devrait compter pour plus de la moitié des déficits totaux. Nous avons fait connaître les propositions de réforme qui sont les nôtres. Cela ne veut pas dire d'ailleurs que la situation des autres branches doive nous conduire à nous désintéresser de la politique familiale ou de la politique conduite en matière de retraite, nous aurons l'occasion d'y revenir.
Arrêtons-nous d'abord à l'assurance maladie. La CFDT est favorable à une modification de son financement, mais il ne serait pas admissible de remettre sans cesse cent sous dans la machine sans s'interroger sur le bien-fondé des dépenses et sur leurs mécanismes de régulation. Le problème principal n'est d'ailleurs pas que dans le passé on se serait désintéressé de l'évolution des dépenses de santé, mais il vient de ce que l'on a cru pouvoir traiter la question en se contentant, pour l'essentiel, d'augmenter le coût de l'accès aux soins pour les ménages. D'où un taux de remboursement des soins par la Sécu qui nous place aujourd'hui en queue des pays européens.
Depuis quelques années des mécanismes de régulation de l'activité des professionnels de santé se mettent en place, bien plus tard que dans la plupart des pays qui nous sont comparables, mais se pose encore un vrai problème d'efficacité de ces mécanismes. On le voit bien, par exemple, avec la convention qui lie l'assurance maladie et les médecins libéraux. Ceux-ci ont convenu de ne pas faire progresser de plus de 3 % en 1995 les dépenses qu'ils engagent. On est aujourd’hui sur un rythme qui devrait dépasser les 6 %.
De la même manière, nous n'avons pas encore trouvé le moyen de mener à bien la restructuration de notre système hospitalier et d'en assurer le fonctionnement en respectant le double principe de qualité des soins et de maîtrise des coûts.
Notre système est insuffisamment régulé, insuffisamment évalué, il n'y a pas à proprement parler de politique de santé. Cela nous conduit à tolérer plusieurs dizaines de milliards de francs de dépenses inutiles. Nous payons substantiellement plus cher nos résultats sanitaires que nos partenaires, bien qu'ils se situent dans une honnête moyenne.
La collectivité ne peut plus le supporter, les chiffres des déficits le montrent. D'autant qu'une fraction non négligeable de la population est exclue de l'assurance maladie (800 000 personnes selon les estimations) ou accède difficilement aux soins en raison du coût restant à la charge des ménages qui ne disposent pas d'une couverture complémentaire.
Notre revendication d'une assurance maladie universelle vient d'ailleurs de ce constat. L'organisation de l'assurance maladie en France, éclatée en de multiples régimes liés aux différents statuts professionnels ou sociaux, n'est pas satisfaisante. Si elle a réussi peu à peu à permettre en droit sinon en fait la couverture de l'ensemble de la population, c'est au prix d'une complexité qui génère des dysfonctionnements, au premier rang desquels l'exclusion des individus dont l'insertion sociale est la plus fragile.
Pour la CFDT, l'assurance maladie doit tirer les enseignements de sa longue évolution vers la généralisation et franchir un nouveau pas en s'affirmant comme assurance maladie universelle, destinée à couvrir l'ensemble des résidents quel que soit leur statut professionnel ou social (donc un droit lié à la personne) et financée par l'ensemble des revenus.
Choisir la mise en place d'un système d'assurance maladie universelle, c'est pour nous donner un nouvel élan au principe inscrit aujourd'hui encore dans l'article premier du code de la Sécurité sociale : "L'organisation de la Sécurité sociale est fondée sur le principe de solidarité nationale".
Q. : Pour assurer l'accès aux soins de tous et financer la charge que représentent les populations qui ne sont pas ou qui sont trop faiblement contributrices, certains proposent que l'on distingue entre ce qui relève de l'assurance, mission de la Sécurité sociale, et ce qui relève de la solidarité, mission de l'État. Comment nous situons-nous dam ce débat ?
J.-M. Spaeth : La séparation entre le domaine de l'assurance et celui de la solidarité est actuellement couramment présentée comme la "solution miracle" aux problèmes, financiers notamment, que connaît le régime général.
Derrière l'argument financier se cache également la volonté de redéfinir les domaines d'intervention des uns et des autres – État et partenaires sociaux. Les représentants de l'État voient en effet dans cette séparation un instrument de reconquête d'une fonction collective (la Sécurité sociale) qu'ils ont l'impression de maîtriser insuffisamment, et cela au nom du principe de solidarité, partie intégrante de la notion française d'État providence.
Certains, parmi les partenaires sociaux, font au contraire le pari que l'isolement des mécanismes assurantiels leur permettra d'organiser un domaine de compétence délivré de la tutelle tatillonne et de l'emprise de l'État.
Sans nier ni l'importance des problèmes financiers actuels, ni la nécessité de sortir du flou artistique en matière de répartition des compétences, la CFDT ne croit pas que le principe d'une séparation entre assurance et solidarité puisse servir de base à une réorganisation de notre système de Sécurité sociale. Elle s'inquiète au contraire des conséquences sociales, politiques et juridiques, qu'une telle mesure pourrait avoir sans qu'on les ait véritablement analysées. Nous ne pensons pas qu'une telle séparation soit la formule magique permettant de rendre incontestable aux yeux de tous, la légitimité des partenaires sociaux à participer à la gestion des organismes de Sécurité sociale. Nous ne pourrions accepter que les assurés, que nous avons pour mission de représenter dans les caisses, puissent en foire les frais de quelque manière que ce soit.
Nous nous sommes prononcés de longue date contre la distinction entre assurance et solidarité pour ce qui concerne l'assurance maladie.
En effet, vouloir distinguer entre assurance et solidarité en matière de santé, c'est mettre le doigt dans l'engrenage qui conduit à l'individualisation toujours plus grande entre les catégories d'assurés ou même pourquoi pas entre les individus, selon qu'ils présentent de plus ou moins grands risques et sont donc plus ou moins grands consommateurs potentiels, selon leur âge, selon leur capacité de contribution. C'est la porte ouverte à un accès aux soins à plusieurs vitesses. Tout le contraire donc d'une assurance maladie universelle couvrant chacun dès sa naissance et tout au long de sa vie, et financée sur l'ensemble des revenus, qui est la revendication de la CFDT.
Pour nous, l'ensemble des prestations maladie en nature relève clairement d'une logique de solidarité nationale, et trouve naturellement sa place dans le cadre de l'assurance sociale. Il s'agit là d'une position de principe. Toute distinction entre assurance et solidarité ne pourrait en effet que porter gravement atteinte aux valeurs qui sont celles de la Sécurité sociale, notamment celle de la mutualisation des risques, c'est-à-dire de la solidarité entre bien portants et malades. On entrerait dans une logique destructrice, chacun attendant de la Sécurité sociale qu'elle lui rende en termes de prestations l'équivalent de sa contribution, contribution qu'il n'y aurait aucune raison de ne pas moduler en fonction du risque propre de l'assuré, toutes les dépenses de solidarité étant financées à l'extérieur de l'assurance maladie.
Il semble aujourd'hui que le gouvernement, jusque-là partisan de cette réforme, ait mis un terme aux projets qu'il avait en ce sens. Si cela devait se confirmer, il y aurait un profond motif de satisfaction pour la CFDT puisque nous avons dès le départ exprimé toutes nos réserves sur le sujet.
Q. : La CFDT s'est prononcée en faveur d'une réforme du financement de la Sécurité sociale. Peux-tu revenir sur ce point et le préciser ?
J.-M. Spaeth : On sait que la Sécurité sociale est, aujourd'hui encore, financée essentiellement sur les revenus du travail (plus de 80 % pour le régime général). Cela ne pose pas de problème pour les prestations, comme les prestations de vieillesse dites contributives ou les différentes indemnités journalières, qui ont vocation à constituer un revenu de remplacement. Elles sont logiquement le produit des cotisations liées aux salaires, sauf à prétendre que les retraités devraient continuer à financer leur retraite, ce qui serait contraire au principe de solidarité entre générations.
Par contre d'autres prestations ont connu une légitime tendance à l'universalisation et sont aujourd'hui ouvertes à tous. Leur financement doit répondre à cette logique d'universalisation. C'est d'autant plus nécessaire que la structure du revenu des ménages s'est profondément modifiée : les salaires représentent moins de 44 % de ce revenu aujourd'hui (plus de 51 % en 1980), alors que les prestations sociales sont passées dans le même temps de moins de 30 % à environ 39 %, les revenus de la propriété de moins de 2 % à 6 %.
Autant dire que pour les prestations maladie, par exemple, il y a une véritable exigence de justice à reposer la question de leur financement à partir de ces données. La CFDT s'est pour sa part prononcée de longue date en faveur de la substitution de la CSG (qui peut être améliorée) aux cotisations maladie salarié.
De la même manière, et c'est à notre avis valable pour l'ensemble des différentes cotisations, la contribution des employeurs doit être repensée. Depuis les années 1980, la masse salariale, base traditionnelle de calcul des cotisations, devient moins représentative de la richesse créée par les entreprises, de leur valeur ajoutée (elle n'en représente plus que 55 % environ en 1994). Il y a là un problème d'équité et d'efficacité économique. Il faut explorer la voie qui consisterait à mieux répartir, entre entreprises plus ou moins capitalistiques, le financement de la protection sociale. C'est le sens de notre demande d'une assiette prenant en compte l'ensemble de la valeur ajoutée de l'entreprise, et non plus la seule masse salariale.
Q. : La CFDT a soutenu dès sa création la CSG. Aujourd'hui encore, elle souhaite lui donner un rôle plus large. En quoi ce prélèvement se différencie-t-il d'autres types de prélèvements souvent évoqués, par exemple, la TVA sociale ?
J.-M. Spaeth : Nous avons soutenu la CSG comme un type de prélèvement plus juste pour financer certaines prestations de Sécurité sociale, et ce à un moment où nous nous sommes retrouvés bien isolés pour le faire, puisque la quasi-totalité de nos partenaires syndicaux, comme l'opposition de droite, la combattaient violemment, même si certains reconnaissaient en privé qu'il s'agissait d'une avancée.
Ceci dit, nous l'avons acceptée telle qu'elle a été élaborée, parce que la controverse s'était amplifiée à tel point que toute critique aurait conduit à renforcer le camp de l'immobilisme. Nous n'étions pas pour autant parfaitement d'accord avec le mécanisme dans tous ses détails.
Le parti pris de calquer son assiette sur celle de l'impôt sur le revenu pour les revenus autres que salariaux, par exemple, adopté au nom de la simplicité et de l'efficacité, aurait dû faire l'objet d’un réexamen qui n'a toujours pas été accompli.
De plus, nous avons toujours été partisans du statut de cotisation pour la CSG. La Commission de Bruxelles est d'ailleurs en train de nous donner raison sur ce point. Pourquoi une telle position ? Essentiellement parce que nous souhaitons que le financement de la Sécurité sociale soit pérennisé à travers un prélèvement qui lui soit clairement affecté comme le sont les cotisations, et qu'il ne court pas le risque d'être dilué dans l'ensemble des recettes et dépenses de l'État. Nous sommes en outre attachés à ce que, comme les cotisations, la CSG soit déductible du revenu imposable. C'est à ce prix qu'on en fera un véritable instrument de substitution à certaines cotisations classiques. Sinon, il est à craindre qu'elle soit marginalisée en raison de son coût pour les ménages. Puisque tout remplacement d'une cotisation déductible par une CSG qui ne le serait pas entraînerait mécaniquement une augmentation du produit de l'impôt sur le revenu, ou bien qu'elle soit utilisée à d'autres fins que nous ne pourrions pour notre part pas accepter, je pense notamment à une fusion avec l’impôt sur le revenu, ce qui mettrait à mal la progressivité déjà bien faible de notre système de prélèvements obligatoires.
Nous avons accepté en 1993 le principe de la non déductibilité de la première CSG parce que Michel Rocard s'était engagé à consacrer le surplus d'impôt sur le revenu qui devait en résulter à la mise en place d'une prestation dépendance. On sait qu'il n'en a rien été.
Pourquoi la CSG et pas une TVA sociale ? Notre position est claire. La CSG, qui est un prélèvement affecté, représente une avancée par rapport aux cotisations classiques en ce qu'elle cerne mieux les différentes sources de revenus, même si elle est évidemment perfectible sur ce point, notamment pour ce qui concerne les revenus de l'épargne. Rappelons tout de même que la suppression des 42 F, qui constituait un élément de progressivité, ne va pas dans le sens que la CFDT voulait lui donner, puisqu'elle a abouti à alourdir de 0,7 % la cotisation vieillesse du Smicard, contre 0,25 % pour le cadre supérieur, ce qui est quand même un comble. La TVA a certes l'avantage pour le gouvernement d'être relativement indolore, mais son caractère injuste est bien connu et a d'ailleurs été souligné dans le récent rapport Ducamin sur les prélèvements obligatoires. Il s'agit en effet d'un impôt pesant sur le consommateur final, sur les ménages (l'appellation de taxe sur la valeur ajoutée ne reflète donc pas la réalité), et ce d'autant plus qu'ils sont plus modestes et consacrent une plus grande part de leur revenu à la consommation plutôt qu'à l'épargne.
Q. : Passage à une assurance maladie universelle, modifications profondes dans le financement de certaines prestations, faut-il en conclure que, pour la CFDT, il y aurait une moins grande légitimité des partenaires sociaux à gérer la Sécurité sociale ?
J.-M. Spaeth : La légitimité des partenaires sociaux est une vraie question, et la manière dont elle est abordée en général me semble particulièrement réductrice. Je l'ai évoquée quand nous avons abordé le débat sur la séparation assurance/solidarité.
Recroqueviller le financement de la Sécurité sociale sur une assiette revenus du travail, serait se cramponner à une légitimité théorique des partenaires sociaux, qui ne me paraît pas rendre justice à la belle ambition qui était celle des fondateurs de la Sécurité sociale : faire de notre pays non seulement une démocratie politique, mais également une démocratie sociale.
La CFDT souhaite que la question de la place et du rôle des partenaires sociaux soit abordée en tant que telle, pour elle-même, et non comme une conséquence d'autres débats, sur le mode de financement ou sur le lien entre assurance et solidarité. Ces derniers ne recevront d'ailleurs pas de solution satisfaisante s'ils sont sans cesse pollués par les arrière-pensées des uns ou des autres sur les retombées éventuelles en termes de pouvoir.
Il faut aujourd'hui revenir à la question de fond : qu'est-ce qui fonde philosophiquement la présence des partenaires sociaux dans la gestion des organismes de Sécurité sociale ? Quel est le contenu de la notion de démocratie sociale dont la mise en œuvre faisait partie des objectifs des promoteurs des ordonnances de 1945, dont nous fêtons le cinquantenaire ? À partir de ces réponses, on reprendra de manière saine la question des missions des partenaires sociaux dans le système de Sécurité sociale.
Pour la CFDT, ce qui est en cause aujourd'hui, c'est la capacité ou non de la collectivité d'affirmer l'importance de la société civile dans un pays qui souffre traditionnellement de l'absence d'intermédiaires forts entre l'individu et l'État, et qui arrive mal, malgré les exemples qui existent dans bien des domaines, à penser la notion de service public, de mise en œuvre du principe de solidarité, en dehors de la référence à l'intervention de structures étatiques.
Cinquante ans après, il est peut-être temps de se reposer la question du sens de ce terme, démocratie sociale, souvent brandi mais bien peu mis en œuvre finalement.
Il est nécessaire de s'interroger sur le type d'État que nous voulons. Un État moderne est un État qui délègue, contrôle et évalue, pas un État qui s'englue dans la gestion au quotidien. C'est un État de ce type que nous voulons à la CFDT, aussi sommes-nous opposés à toute étatisation de la Sécurité sociale.
Cela nécessite également que les partenaires sociaux s'interrogent sur le sens qu'ils entendent donner à leur action. Il y a une tradition forte dans le syndicalisme français qui consiste à se centrer sur la défense des intérêts particuliers, et à renvoyer à l'État seul la responsabilité de l'intérêt général. La CFDT a toujours fait le choix d'une action qui soit porteuse de cohésion sociale, qui dépasse l'addition des intérêts particuliers. Quand nous refusons une assurance maladie séparant assurance et solidarité, c'est bien toute notre conception de l'action syndicale qui sous-tend ce choix.
Pris de cette manière, le débat sur la démocratie sociale nous amènerait à des échanges plus riches que ceux que nous avons aujourd'hui, trop souvent implicites et codés.
Q. : Le 6 septembre 1995, les partenaires sociaux ont mis en place, dans le cadre de l'UNEDIC, un dispositif permettant aux salariés qui ont eu les carrières les plus longues de cesser leur activité professionnelle, et garantissant des créations d'emploi pour les remplacer. Quelle appréciation porter sur cet accord ?
J.-M. Spaeth : La CFDT a non seulement été signataire de l'accord, mais elle a été à l'initiative des négociations qui ont abouti en septembre. Cet accord se situe d'abord dans le cadre d'une politique de l'emploi reposant non plus seulement sur des mesures passives, mais mettant en œuvre également des mesures actives de lutte contre le chômage. Ne pas se contenter d'indemniser les gens qui ont perdu leur emploi, mais aussi dégager des fonds pour qu'ils en retrouvent effectivement un est aujourd'hui indispensable. Nous sommes particulièrement satisfaits que les partenaires sociaux soient à l'origine de cette démarche.
D'un autre point de vue, celui des "retraites" (entre guillemets parce qu'il ne s'agit pas à proprement parler de liquider sa retraite), cet accord nous apporte également satisfaction puisqu'il constitue une réponse à la revendication, qui était la nôtre, de permettre à ceux qui ont eu les carrières les plus longues, et souvent aussi les plus pénibles, de pouvoir partir avant soixante ans.
Pour la CFDT, le système de retraite par répartition, garant de la solidarité entre générations est un acquis fondamental à protéger. Aujourd'hui, les partenaires sociaux ont permis que soit apportée une réponse à un besoin incontestable, puisque les salariés qui partent aujourd'hui en retraite appartiennent encore aux générations où l'on pouvait commencer à travailler à quatorze ans (aujourd'hui l'âge moyen d'entrée dans la vie active dépasse les vingt ans).
Demain, il faudra poursuivre la réflexion en fonction de l'évolution de la société, de l'espérance de vie, trouver de nouveaux équilibres entre temps d'activité, temps de formation, retraite, trouver des espaces en cours de vie professionnelle pour des congés de manière à mieux intégrer le déroulement de la vie familiale etc. Le champ est vaste. La CFDT saura saisir toutes les occasions pour que l'on concilie mieux dans ce pays les différentes facettes de la vie des individus.
Q. : Tu viens de parler d'une meilleure conciliation entre vie professionnelle et vie familiale au cours de la période d'activité, un des aspects d'une politique familiale. Un autre est celui des prestations classiques. Un certain nombre de débats se déroulent actuellement sur la manière d'arriver à une attribution plus satisfaisante de ces prestations. Quelles propositions avons-nous à faire ?
J.-M. Spaeth : Nos positions en matière de politique familiale sont actuellement en débat dans l'organisation. Nous avons ressenti le besoin de faire le point pour mieux articuler nos positions avec la réalité d'une société qui bouge : maîtrise de la fécondité, maternités plus tardives, insertion de plus en plus générale des femmes dans le monde du travail, mais aussi développement de phénomènes d'exclusion massifs, cohabitation plus longue des enfants et des parents du fait notamment de l'allongement de la durée des études et du chômage des jeunes. Tout cela doit être pris en compte dans la politique familiale.
De la même manière, nous souhaitons faire le point sur ce que nous analysons comme un dysfonctionnement grave de la politique actuelle. Les formes d'aides aux familles sont en effet multiples et ne sont pas cohérentes les unes avec les autres :
– aides via la fiscalité, notamment le quotient familial mais également toutes les possibilités d'abattements ou de réductions d'impôts liées à la famille. Ce type d'aide profite d'autant plus aux familles les plus aisées. Le quotient familial, par exemple, c'est dès le premier enfant une aide qui peut atteindre 1500 F par mois !
– aides indépendantes du revenu (allocations familiales et prestations versées sans condition de ressources),
– aides aux familles modestes (prestations sous condition de ressources). L'ensemble est très éclaté, et dans bien des situations, les familles de milieux favorisés sont davantage aidées que les autres.
C'est pourquoi nous souhaitons accroître l'effet redistributif global de ces aides, pour dégager des marges de manœuvre permettant de répondre à certains besoins, comme par exemple l'attribution des allocations familiales dès le premier enfant pour les familles modestes. Il ne s'agit donc pas pour nous de verser moins, mais de verser mieux.
Pour cela, nous avons plusieurs pistes de réflexion : plafonnement plus strict du quotient familial, dont le niveau maximum progresse pour l'instant régulièrement tous les ans (15 620 F par an et par demi-part en 1995 contre 15 400 F en 1994), extension des prestations versées sous condition de ressources, plafonnement des prestations versées à l'ensemble de la population (ou éventuellement intégration de leur montant dans le revenu imposable). En tout cas, il nous semble impossible de conserver sous leur forme actuelle à la fois le quotient familial et ses effets antiredistributifs, les prestations versées à tous et exclues du revenu imposable. Il y a là un véritable problème de justice sociale. Ceci dit, nous ne souhaitons pas que nos propositions de réforme apparaissent comme la volonté de pénaliser les familles nombreuses par tous les bouts. Il est juste de continuer à prendre en compte dans le calcul du revenu imposable le fait que le pouvoir d'achat d'une famille dépend aussi de sa taille.