Interviews de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à TF1 le 16 juin 1997, France-inter le 17, Europe 1 et France-info le 18, sur le bilan du Conseil européen d'Amsterdam, la notion de croissance et d'emploi dans le Pacte de stabilité et sur la réforme des institutions européennes.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Conseil européen à Amsterdam (Pays-bas) les 17 et 18 juin 1997

Média : Europe 1 - France Info - France Inter - Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

TF1 : 16 juin 1997

TF1 : Vous avez l’habitude de la cohabitation, vous l’avez vécu dans l’autre sens, vous êtes resté très longtemps aux côtés de François Mitterrand, vous savez ce que cela représente lorsque l’on s’occupe d’affaires diplomatiques. Cette fois-ci, cela s’est bien passé, peut-on vraiment dire que la France a parlé d’une seule voix à Amsterdam ?

Hubert Védrine : Vous l’avez vu vous-mêmes et les reportages qui ont précédé l’ont constaté. Tout a bien fonctionné. Le fait nouveau représenté par l’arrivée de ce Gouvernement a été pris en compte, aussi bien par le président de la République qui a complètement joué le jeu, que par nos partenaires européens. Le bon fonctionnement de cette troisième cohabitation est déjà tellement évident que ce n’est plus un problème. Ce n’est pas le problème principal d’Amsterdam, s’il y a un problème, ce qui n’est pas le cas, puisqu’il y a le meilleur résultat possible.

TF1 : Il y avait quand même davantage de problèmes avec Helmut Kohl car il n’avait pas envie de financer ces dispositions que vous vouliez ajouter au pacte de stabilité monétaire et aux dispositions sur l’emploi.

Hubert Védrine : Oui, mais la demande présentée par le nouveau Gouvernement français, qui représentait un fait politique très fort après des élections qui ont impressionné l’Europe, n’était pas d’ajouter des dépenses budgétaires à d’autres. La demande fondamentale était plus politique et plus générale. Chacun de ceux qui nous écoute peut la comprendre. Cela consistait à dire que l’on ne peut pas continuer à bâtir une Europe, qui se justifie à tout point de vue, à partir uniquement de critères raisonnables, mais purement monétaires. Il faut absolument réintroduire la préoccupation de croissance et d’emploi, beaucoup plus que cela n’a été fait jusqu’ici, à toutes les étapes de la décision. C’est cela qui a été obtenu puisque, à côté de ce pacte qui a été ratifié, il y a maintenant un engagement pour croissance et pour l’emploi. Mais ce n’est qu’un point de départ à partir duquel nous allons devoir maintenant travailler et bâtir. On ne peut pas dire qu’avec cette déclaration qui est la meilleure déclaration possible, je le répète, les choses s’arrêtent. Les choses commencent.

TF1 : Ce n’est pas plutôt une déclaration d’intention. Vous n’avez pas le sentiment, comme le dit votre prédécesseur au Quai d’Orsay, que c’est un résultat assez modeste par rapport à ce que vous attendiez ?

Hubert Védrine : Il faut mettre les choses dans la perspective de la durée. C’est un résultat qui n’est peut-être pas aussi complet que ce que nous l’aurions désiré dans l’idéal, mais nous n’y sommes pas. Il y a une Europe avec quinze partenaires. C’est un résultat incomparablement plus avancé que ce qui se serait passé si le Gouvernement français n’avait rien demandé de plus. Tout ce que nous avons obtenu à Amsterdam en plus, c’est le résultat de l’insistance de ce Gouvernement à dire aux autres gouvernements, qui comprennent bien cette chose, il faut que les opinions publiques, il faut que les gens en Europe comprennent que cette Europe va travailler également maintenant autant pour l’emploi. À partir de là, vous pouvez dire que c’est une intention naturellement, mais, il y a beaucoup de choses en Europe qui ont été bâties à partir d’intention. Prenez la politique agricole commune qui, avec les années a joué le rôle immense que l’on sait, au point de départ, qu’est-ce que c’était ? Deux articles du traité de Rome. Personne ne pensait que cela pourrait permettre cette très grande construction. À partir de ce qui a été obtenu à Amsterdam, à partir de ces textes sur la croissance et l’emploi, il faut maintenant travailler avec ce Conseil européen spécial, avec l’effet de la Banque européenne d’investissements qui va peut-être réveiller cette liste de grands travaux européens qui avait déjà été accepté dans son principe à Essen et qui n’a pas vu le jour et permettait je crois dans quatorze endroits de l’Europe de relancer l’emploi, l’activité, l’aide aux PME dans certains domaines de technologies avancées. Il y a toute une série de chantiers. Je demande à ceux qui sont sceptiques de considérer que ces bonnes intentions n’existeraient pas si cet effort n’avait pas été fait depuis une dizaine de jours et d’autre part de juger sur la suite puisque le travail va s’organiser à partir de maintenant. D’une certaine façon, compte tenu de ce que j’ai vu ou entendu ici, tous les gouvernements d’Europe, d’une certaine façon sont reconnaissants à la France d’avoir réintroduit comme cela, en bousculant le jeu, cette donnée dont ils savaient très bien, dans chacun de leur pays, que c’était un problème avec leur propre opinion. Tous l’admettent comme un fait positif aujourd’hui, d’autant plus que cela a été mené par le président de la République et le Premier ministre, en parfaite entente.


France Inter – 17 juin 1997

France Inter : On comprend la nature de l’échange qui a permis un compromis à Amsterdam. Les Français acceptent le pacte de stabilité moyennant des engagements sur l’emploi et une coordination des politiques économiques. En revanche, ce qu’on voit moins bien, c’est l’aspect concret de ces engagements sur l’emploi – quelle méthode, quels moyens ? – alors que, de l’autre côté, le carcan des 3 % est très concret.

Hubert Védrine : Ce qui est tout à fait important, c’est que, s’il n’y avait pas eu l’élément nouveau à Paris, représenté par cette nouvelle majorité avec des ambitions sérieuses en matière d’emploi, le pacte de stabilité aurait été accepté tel quel, sans aucun autre volet, sans aucun chapitre sur l’emploi et la croissance. Compte tenu des ambitions du programme du nouveau Gouvernement, auquel, je dois dire, le président de la République a apporté son plein soutien, pendant cette dizaine de jours il y a eu une concertation intense en Europe sur le point suivant : comment faire continuer la marche en avant en intégrant cette donnée ? Évidemment, la question était posée spécialement par le Gouvernement français, mais, croyez-moi, tous les gouvernements, à l’heure actuelle en Europe, savent bien qu’il faut traiter cette question de l’emploi et de la croissance par rapport à leurs propres opinions. Et je pense que beaucoup d’entre eux étaient peut-être un peu bousculés dans les méthodes de travail, surtout que nous manquions de temps mais, au fond, ils étaient politiquement assez satisfaits d’avoir à tenir compte de cette obligation qui remet un peu l’Europe sur ses deux pieds. Voilà la situation aujourd’hui. Nous obtenons que la question de l’emploi et de la croissance soit traitée sur un pied d’égalité, avec la même importance que les questions logiques et nécessaires aussi de la stabilité. Donc maintenant, à partir de là, il faut travailler. Vous me dites « concrètement ». Cela va dépendre de ce que nous allons faire. Simplement, nous avons créé, dans les dispositions d’Amsterdam, de quoi travailler concrètement sur ce point. Mais il faut prendre les gens au sérieux, il ne faut pas leur dire : on a sorti du chapeau d’Amsterdam un lapin « emploi » où tout est fabriqué du jour au lendemain. Tout le monde sait bien que s'est très compliqué. Simplement, jusqu’ici, dans les dispositions du pacte, nous n’avions pas les points d’appui, nous n’avions pas les dispositions à la fois juridiques et réglementaires permettant d’organiser ce travail et d’aller plus loin. Maintenant, nous les avons.

France Inter : Avant-hier, les socialistes n’avaient de cesse de dire que ces 3 % étaient irréalistes, que cela freinait la croissance, que ce critère était aléatoire et trop rigide.

Hubert Védrine : Attendez, les critères sont dans le traité lui-même.

France Inter : Oui, amis comment ce qui était néfaste hier ne l’est plus aujourd’hui, au motif qu’il y a en plus un volet emploi ?

Hubert Védrine : Parce que, précisément, ça n’a pas la même force contraignante si c’est envisagé seul et si c’est, d’autre part, replacé dans un contexte plus large où il y a un autre impératif que celui de la croissance et de l’emploi. Les critères ne sont pas une invention récente du pacte. Ce que le pacte a apporté, c’est un mécanisme de contrôle et de sanction qui est en effet trop contraignant, mais la France ne veut pas tout remettre en cause – elle veut apporter des améliorations, mais sans remettre en cause le mouvement vers la construction européenne. N’oubliez pas d’autre part que, dans le traité de Maastricht lui-même, on a introduit à l’époque la notion d’interprétation en tendance. Cela fait un peu jargon, mais ça veut dire que, même si les pays ne remplissent pas au millimètre près les critères, il faut avoir la possibilité politique de décider d’avancer. À partir de là, qu’ont fait les ministres de l’économie et des finances tous ces derniers mois ? Et donc, pour nous, Dominique Strauss-Kahn ? Ils ont travaillé à compléter ces dispositions, qui existent, mais qui ne doivent pas être seules, par un autre impératif pour créer maintenant, au sein de l’Union européenne, une dynamique. Bien sûr, il faut gérer les économies rigoureusement parce que ça s’impose à tout le monde. Même si on n’était pas dans la construction européenne, dans des économies modernes ouvertes sur une économie mondiale, on est obligé de maintenir une certaine limite dans les déficits publics. Tout le monde le fait partout, même en dehors de l’Europe. Il y a cette nécessité, mais il ne faut pas qu’elle devienne une fin en soi qui bouche l’avenir. Et c’est là où est intervenu le travail du ministre de l’économie et des finances, coiffé et orienté par le président et le Premier ministre, et qui a débouché sur l’autre volet. L’autre volet dont vous me parliez au début, c’est ce que nous allons bâtir maintenant, à partir de l’article 103 du traité. À partir de là, nous allons bâtir petit-à-petit, mais avec beaucoup de ténacité de notre côté, croyez-le, une coordination des politiques économiques avec une finalité emploi.

France Inter : Et sociale ?

Hubert Védrine : Bien sûr, c’est la même chose. Donc, il faut la réintroduire maintenant non pas comme une sorte de volet décoratif, amis comme une préoccupation qui doit venir s’insérer dans toutes les décisions européennes.

France Inter : Mais, quand on voit Tony Blair faire de la flexibilité la fin de la fin de la création d’emplois, on se dit qu’on va avoir du mal à harmoniser nos conditions d’emploi et de travail pour qu’il n’y ait pas de dumping social.

Hubert Védrine : Mais on n’a pas dit qu’on allait, de façon bureaucratique, harmoniser toutes les conditions de l’emploi en Europe. Mais c’est déjà une chose, dans cette construction européenne où cette question de l’emploi était quand même une impasse, que d’introduire l’idée qu’on ne peut plus se réunir maintenant sans procéder à des échanges sur ce point. Des échanges sont prévus, on va discuter, on va regarder, on va comparer les politiques, on va regarder les résultats. Mais nous allons instiller systématiquement cette préoccupation dans toutes ces rencontres pour qu’elles cessent d’être déconnectées des préoccupations réelles des gens, car beaucoup la perçoivent comme telle. Et puis, d’autre part, il y a des dispositions intéressantes et précises, comme par exemple l’utilisation des moyens de la BEI qui pourra aider des PME qui sont dans des domaines de technologies d’avenir. On pourra peut-être, à partir de là, contribuer à réveiller cette liste des grands travaux qui avait été élaborée au moment du Conseil européen d’Essen il y a quelques années, qui concernait quatorze projets dans toute une série de pays d’Europe et qui n’ont pas jusqu’ici trouvé les financements nécessaires. La BEI ne suffit pas, mais ça peut y contribuer. On remet en marche quelque chose qui peut devenir une vraie grande politique.

France Inter : Indépendamment de cet aspect qui a occupé la moitié et sans doute les trois quarts du sommet, initialement, il devait surtout être question de la réforme des institutions en vue de l’élargissement. Est-ce que de ce côté-là on n’a pas un peu gâché Amsterdam ? Parce qu’on voit que ça n’avance guère du côté de la politique étrangère commune, de la défense commune ?

Hubert Védrine : Vous parlez des conclusions, mais on n’a pas encore fini de discuter, donc c’est difficile de dire.

France Inter : Il paraît que ceux qui sont sur place sont assez pessimistes sur cet aspect des choses ?

Hubert Védrine : Ils en savent plus que vous et moi puisque ces discussions sont en cours. Donc, on ne peut pas encore les commenter. Mais en effet, la première journée a été surtout dominée par la question du complément emploi et croissance du pacte, mais aussi, on a commencé le tour de table sur les questions d’institutions. Mais tout ça n’est pas conclu. Nous sommes simplement au matin du deuxième jour. Sur cette question des institutions, je ne sais pas ce qu’on va obtenir, je dis simplement que, pour la France, ce qui est fondamental, c’est que l’Union européenne réforme ses procédures de décision, ses mécanismes de décision de façon à ce qu’après les élargissements qui viendront, quand les négociations auront été menées à terme, cette Europe puisse encore prendre des décisions efficaces, mener des politiques, exercer une volonté. Je résume parce que sinon, c’est très technique.

France inter : On voit moins bien l’aspect concret de ces engagements sur l’emploi. Quelle méthode, quels moyens, alors que de l’autre côté, on a quelque chose de très concret qui est le carcan des 3 %.

Hubert Védrine : Oui, mais ce qui est tout à fait important, c’est que, s’il n’y avait pas eu l’élément nouveau à Paris, représenté par cette nouvelle majorité avec des ambitions sérieuses en matière d’emploi, le pacte de stabilité aurait été accepté tel quel, sans aucun autre volet, sans aucun autre chapitre sur l’emploi et la croissance. Compte tenu des ambitions du programme du nouveau Gouvernement auquel je dois le dire, le président de la République a apporté son plein soutien, pendant cette dizaine de jours, il y a eu une concertation intense en Europe sur le point suivant : comment faire continuer la marche en avant en intégrant cette donnée ? La question était posée spécialement par le Gouvernement français mais, croyez-moi, tous les gouvernements en Europe savent bien qu’il faut traiter cette question de l’emploi et de la croissance par rapport à leur propre opinion. Je pense que beaucoup d’entre eux étaient peut-être un peu bousculés dans la méthode de travail, surtout que nous manquions de temps, mais politiquement assez satisfaits d’avoir à tenir compte de cette obligation qui remet un peu l’Europe sur ses deux pieds. Voilà la situation aujourd’hui. Nous obtenons que la question de l’emploi et de la croissance soit traitée. Vous me direz que ce sont des intentions, mais j’y reviendrai dans un instant, sur un pied d’égalité avec la même importance que les questions logiques et nécessaires aussi pour une stabilité.

À partir de là, il faut travailler. Vous me dites concrètement : cela va dépendre de ce que nous allons faire. Nous avons créé dans les dispositions d’Amsterdam de quoi travailler concrètement sur ce point. Il faut prendre les gens au sérieux, nous n’allons pas leur dire que nous avons sorti du chapeau d’Amsterdam un « lapin emploi » où tout est fabriqué du jour au lendemain. Tout le monde sait bien que s'est très compliqué. Jusqu’ici, dans les dispositions du pacte, nous n’avions pas les points d’appui, nous n’avions pas les dispositions à la fois juridiques et réglementaires permettant d’organiser ce travail et d’aller plus loin. Maintenant, nous les avons.

France Inter : Avant de savoir comment nous irons plus loin, je voudrais revenir sur ce critère des 3 % de déficit du PIB. Avant-hier, les socialistes n’avaient de cesse de dire que c’était irréaliste, que cela freinait la croissance, que ce critère était aléatoire et trop rigide, par quel miracle…

Hubert Védrine : Attendez, les critères sont dans le traité lui-même.

France Inter : Oui, mais à partir du moment où on s’engage ad vitam aeternam dans le pacte de stabilité, cela revient au même. Comment ce qui était néfaste hier ne l’est plus aujourd’hui, au motif qu’il y a en plus un volet emploi ?

Hubert Védrine : Parce que, précisément, cela n’a pas la même force contraignante, si c’est envisagé seul, et si c’est d’autre part remplacé dans un contexte plus large où il y a un autre impératif qui est celui de la croissance et de l’emploi. Les critères ne sont pas une invention récente du Pacte. Ce que le pacte a apporté, c’est un mécanisme de contrôle et de sanction qui est en effet trop contraignant, mais la France ne veut pas tout remettre en cause car elle veut apporter des améliorations sans remettre en cause le mouvement vers la construction européenne. N’oubliez pas d’autre part que dans le traité de Maastricht lui-même, on a introduit à l’époque la notion « d’interprétation aux tendances », – cela fait un peu jargon tout cela, mais cela veut dire que même si les pays ne remplissent pas au millimètre près les critères, il faut avoir la possibilité politique de décider d’avancer. Qu’ont fait les ministres de l’économie et des finances ces derniers jours ! Ils ont travaillé à compléter ces dispositions, qui existent mais qui ne doivent pas être seules par un autre impératif pour créer maintenant au sein de l’Union européenne une dynamique. Bien sûr, il faut gérer les économies rigoureusement parce que cela s’impose à tout le monde, même si l’on n’était pas pour la construction de l’Union européenne. Dans des économies modernes ouvertes sur une économie mondiale, vous êtes obligés de maintenir à une certaine limite les déficits publics. Tout le monde le sait partout, même en dehors l’Europe. Il y a cette nécessité, il ne faut pas qu’elle devienne une fin en soi qui bouche l’avenir. C’est là où est intervenu le travail des ministres de l’économie et des finances, coiffé et orienté par le président et le Premier ministre, qui a débouché sur l’autre volet.

À partir de la coordination, l’autre volet dont vous me parliez au début, c’est ce que nous allons bâtir maintenant à partir de l’article 103 du traité, – je dis cela pour ceux qui le connaisse en détail – à partir de là, nous allons bâtir petit-à-petit, mais avec beaucoup de ténacité de notre côté, croyez-le, une coordination des politiques économiques avec une « finalité emploi ».

France inter : Et sociales ?

Hubert Védrine : Oui bien sûr, c’est la même chose. Il faut la réintroduire maintenant, non pas comme une sorte de volet décoratif posé à côté du reste, mais comme une préoccupation qui doit venir s’insérer dans toutes les décisions européennes.

France Inter : Quand on voit le travailliste Tony Blair faire de la flexibilité le « fin du fin » de la création d’emplois, on se dit que l’on va avoir du mal à harmoniser nos conditions d’emplois et de travail pour ne pas qu’il y ait de dumping social.

Hubert Védrine : Nous n’avons pas dit que nous allions, de façon bureaucratique, harmoniser toutes les conditions de l’emploi en Europe. Cette question de l’emploi est déjà une chose, dans cette construction européenne qui était tout de même dans une impasse. Nous faisons l’impasse dessus. C’est déjà une chose que d’introduire l’idée que l’on ne peut plus se réunir maintenant sans procéder à ces échanges sur ce point.

Des échanges sont prévus. Alors nous allons discuter, comparer les politiques, regarder les résultats. Nous allons installer systématiquement cette préoccupation dans toutes ces rencontres pour qu’elles cessent d’être déconnectées des préoccupations réelles des gens. D’autre part, il y a des dispositions intéressantes, précises, comme l’utilisation des moyens de la Banque européenne d’investissements qui pourra aider les PME qui sont dans des domaines de technologies d’avenir, des choses de ce type. Nous pourrons peut-être, à partir de là, contribuer à réveiller cette liste des grands travaux qui avait été élaborée au moment du Conseil européen d’Essen, il y a quelques années, qui concernait je crois quatorze projets dans toute une série de pays d’Europe et qui n’ont pas jusqu’ici trouvé les financements nécessaires. La Banque européenne d’investissements ne suffit pas, mais cela peut y contribuer. Je crois que l’on remet en marche quelque chose qui peut devenir une vraie grande politique.

France Inter : Indépendamment de cet aspect qui a occupé la moitié et sans doute les trois quarts du sommet, initialement, il devait surtout être question de la réforme des institutions en vue de l’élargissement. De ce côté-là, n’a-t-on pas un peu gâché la réunion d’Amsterdam car on voit que cela n’avance guère du côté de la politique étrangère commune, du côté de la défense ?

Hubert Védrine : Vous avez raison, mais vous parlez de cela comme des conclusions, mais nous n’avons pas fini de discuter. C’est difficile de dire quelque chose.

France Inter : Je ne sais pas, mais ceux qui sont sur place sont assez pessimistes sur cet aspect des choses.

Hubert Védrine : Je ne sais pas, ils en savent plus que vous et moi.

France Inter : Plus que moi, certainement. Plus que vous, ça m’étonnerait quand même.

Hubert Védrine : Les discussions étant en cours, on ne peut pas encore les commenter. En effet, la première journée a surtout été dominée par la question du complément « emploi et croissance » du pacte, de façon à rééquilibrer toute cette démarche, mais nous avons commencé le tour de table sur les questions des institutions. Tout cela n’est pas conclu, nous sommes seulement au matin du second jour. Cette question occupera toute la journée. Je dis simplement en un mot que je ne sais pas ce que l’on va obtenir. Je dis simplement que pour la France, ce qui est fondamental, c’est que l’Union européenne réforme ses mécanismes de décision, de façon à ce qu’après les élargissements qui viendront quand les négociations auront été menées à leur terme, cette Europe puisse encore prendre des décisions efficaces, mener des politiques, exercer une volonté. Je résume parce que sinon, c’est très technique.


Europe 1 : 18 juin 1997

Europe 1 : Merci d’être avec nous en direct. Est-ce que ce sommet en valait vraiment la peine ou ressentez-vous une frustration, comme disait Monsieur Chirac, une déception ?

Hubert Védrine : Le président de la République a parlé de frustration parce que, naturellement, sur le volet qui est celui de ce que l’on appelait la conférence intergouvernementale, c’est-à-dire : comment réformer cette Europe pour qu’elle puisse affronter l’élargissement futur tout en restant efficace, capable de décider, là-dessus, la France n’a pas obtenu tout ce qu’elle espérait. Compte tenu de la situation que nous avons trouvée, de l’état des dossiers, je ne suis pas sûr que nous aurions pu obtenir plus. En tout cas, il y a des éléments comme ce que l’on appelle des coopérations renforcées : quelques pays pourront se regrouper pour avancer même si tout le monde n’y participe pas, personne n’étant exclu. C’est un point assez positif, pour qu’il n’y ait pas de paralysie d’une Europe qui va s’élargir, un jour ou l’autre.

En revanche, il y a deux points importants que la France n’a pas obtenu et qui étaient celui de la réforme de la Commission, pour qu’il n’y ait pas un nombre extravagant de commissaires, et d’autre part, la repondération des voix. Cela est reporté.

Europe 1 : C’est reporté à quand ?

Hubert Védrine : Avant le prochain élargissement. Donc, on peut dire qu’il y a encore un verrou qui permet de se re-réunir, de travailler, de trouver une amélioration. C’est mitigé.

Europe 1 : On ne réforme pas, on n’élargit pas tant qu’on n’a pas réformé.

Hubert Védrine : Exactement. En revanche, il y a quelques autres améliorations.

Europe 1 : C’est votre premier sommet européen à cette place. Ce n’est ni un échec, ni un succès. Qu’est-ce que c’est ?

Hubert Védrine : Il y a deux choses différentes : je crois que ce qui est vraiment un succès, c’est la résolution adoptée sur la croissance et l’emploi. Mais cela est le résultat du fait politique très fort, représenté par le nouveau Gouvernement à Paris, qui a en quelque sorte obtenu en insistant lourdement, mais légitimement, que l’on réinsère dans cette politique européenne qui s’en était complètement éloignée, la préoccupation de l’emploi.

Europe 1 : Une résolution qui n’est pas tout à fait neuve… Il y avait déjà un certain nombre de choses imposées par Monsieur Delors dans le traité de Maastricht…

Hubert Védrine : Telle qu’elle est, elle est très neuve. Elle comprend une disposition qui s’appuie sur un article du traité, l’article 103, à partir duquel on pourra bâtir une coordination de politiques économiques qui aura cela comme objectif. Naturellement, c’est un point de départ. Ce n’est pas un point d’arrivée dont on va maintenant se contenter. Donc, cela dépend de ce que vont faire les ministres de l’économie et des finances et ce que vont faire les Premiers ministres et chefs de gouvernement dans les années qui viennent. À partir de là, ils peuvent maintenir une politique européenne favorisant sous toutes ses formes l’emploi, ce qui n’a pas été fait jusqu’à maintenant. Sur ce point, je crois que c’est un succès. On a réintroduit cette préoccupation que l’on avait laissé tomber en cours de route, donc pour les citoyens, donc les problèmes des gens. Le président de la République a joué complètement le jeu sur ce point.

Europe 1 : Hubert Védrine, le pacte de stabilité, la gauche, avant d’être au pouvoir, voulait le renégocier, elle trouvait absurde ce « super Maastricht ». Là, il a été signé tel quel.

Hubert Védrine : Il n’est pas tel quel, puisqu’il est complété par ce dont je parlais, c’est-à-dire cette résolution sur la croissance et l’emploi. En matière d’emploi, on ne peut pas dire « Eh bien, dans deux ans, le chômage sera à tant pour cent et on a créé tant d’emplois ».

Europe 1 : Mais, est-ce qu’on ne peut pas dire : « on met tant de moyens pour y arriver » ?

Hubert Védrine : On crée un mécanisme et quand je vous parlais de la coordination des politiques économiques, c’est un mécanisme qui vaudra ce que nous en ferons. Je pense que tout le monde est attentif à cela – et je crois que c’est le cas de toutes les opinions publiques en Europe, et pas uniquement en France. C’est pour cela qu’au bout du compte les chefs d’État et de gouvernement ont fait bon accueil – pas au début, car cela perturbait la préparation des travaux –, mais ils ont bien compris le sens politique de cela. Donc, il y a une disponibilité sur ce point, une ouverture. Il faut que vous regardiez dans les mois et les années à venir comment nous allons donner corps à cet objectif.

Europe 1 : Donc, il y a des progrès qui ont eu lieu sur l’Europe, Monsieur le ministre. Monsieur Jospin confirmait qu’il choisissait l’Europe avec toutes ses conséquences. On peut dire deux choses : l’euro, c’est peut-être le projet qui va fédérer, dynamiser d’une certaine façon, mais qui va avoir, en France, des conséquences sur le plan budgétaire, de la discipline, de la rigueur.

Hubert Védrine : Vous savez, de toutes façons, dans l’économie mondiale ouverte, tous les pays sont obligés de faire preuve d’une certaine rigueur, d’un certain sérieux dans la gestion des dépenses publiques. On ne peut pas dépenser n’importe comment, donc, cela s’impose à tout le monde. Mais autant que cet effort, non pas de rigueur, mais de sérieux, soit fait avec un profit pour que cet effort soit fécond, que cela lui donne un sens historique, qui est celui d’une Europe forte, qui avec l’euro trouve enfin le moyen de rééquilibrer le rapport de force mondial, et à partir de là de bâtir une action, un nouveau volontarisme.

Europe 1 : Est-ce qu’à Amsterdam le gouvernement socialiste n’a pas découvert le principe des réalités ?

Hubert Védrine : Vous ne pouvez pas dire cela de quelqu’un comme Lionel Jospin ou de Dominique Strauss-Kahn, qui, avec ses collègues de l’économie et des finances, a mené les négociations.

Europe 1 : Je ne le dis pas de vous puisque vous avez travaillé pendant des années là-dessus.

Hubert Védrine : Vous le dites à ma place.

Europe 1 : Il y a eu aussi une première : les dissonances avec l’Allemagne. L’on a le sentiment que la cohabitation Chirac plus Jospin avec Kohl n’a pas trop marché.

Hubert Védrine : Je ne dirais pas les choses comme cela. D’abord, je crois que sur le plan humain, le sommet de Poitiers s’est très bien passé. Mais, un gouvernement qui est arrivé huit jours avant, en ayant des propositions nouvelles et fortes, un peu perturbantes, mais très légitimes, au bout du compte utiles et fécondes, ne peut pas en une minute, comme cela, ajuster l’ensemble des boulons. Les contacts personnels ont été très bons. L’on s’est très bien expliqué d’ailleurs. Juste avant Poitiers et pendant Amsterdam, les discussions entre les Français et les Allemands n’ont pas cessé. Simplement, le monde change. En Europe, il y a quinze pays, ce n’est pas tout à fait la même chose que quand il y en avait douze ou neuf ou six. L’Allemagne connaît des problèmes qu’elle ne connaissait pas avant. Le chancelier Kohl n’a peut-être pas la même marge de manœuvre que celle qu’il a eue pendant des années. Pour autant, son engagement sur l’Europe, et notamment sur l’euro, reste tout à fait central.
Donc, il faut peut-être un peu plus de travail pour ajuster les conditions. Le couple franco-allemand, comme l’on dit, n’a jamais été l’harmonie préétablie. Cela a été, c’est encore et cela sera encore demain, un système pour fabriquer de la convergence à partir de positions qui peuvent être spontanément différentes, car ce sont des pays très différents.

Europe 1 : Aujourd’hui c’est un petit froid, mais il faudra le réchauffer…

Hubert Védrine : Il n’y a ni froid ni chaud. Simplement, comme les donnes sont plus compliquées pour chacun des pays d’Europe, qu’avant de trouver une convergence avec n’importe lequel des autres. C’est un peu plus laborieux.

Europe 1 : Jacques Chirac, Lionel Jospin et Hubert Védrine, feront-ils une démarche ou une initiative plus particulière avec l’Allemagne ?

Hubert Védrine : Il n’y a pas à prendre d’initiative particulière. Cela concerne bien d’autres ministres : Dominique Strauss-Kahn, Pierre Moscovici et bien d’autres. Il n’y a pas à prendre des initiatives particulières. Il y a à travailler avec cette préoccupation. Et comme je vous le disais il y a un instant, c’est moins automatique de trouver des convergences. La France évolue, elle a ses problèmes, ses exigences sociales, cette nouvelle donne politique, l’Allemagne aussi, le chancelier Kohl a les difficultés que l’on sait. Il y a un travail plus grand, c’est moins automatiquement convergent. C’est là où intervient le travail politique, la volonté.

Europe 1 : Avez-vous le sentiment d’avoir fait avancer l’Europe ou avez-vous au contraire le sentiment qu’elle bloque maintenant qu’elle est à quinze ?

Hubert Védrine : Non, elle ne bloque pas. C’est plus lourd, mais il y a les décisions sur la liberté, la sécurité et la justice en Europe, sur les citoyens, sur les mécanismes de mise en œuvre d’une politique étrangère et de sécurité commune, comme « Monsieur PESC », la possibilité de mener des coopérations renforcées. Il y a de nombreuses choses. Simplement, c’est vrai qu’il y a une frustration par rapport à nos ambitions qui sont toujours très grandes. Il y a des résultats mitigés sur le plan institutionnel. Mais c’est je crois très encourageant et très porteur d’avenir sur la croissance et l’emploi, si on veut bien se servir maintenant des outils que nous nous sommes donnés.

Europe 1 : La cohabitation, vous l’avez connue sous François Mitterrand, dans l’ombre. Vous la pratiquez aujourd’hui. Est-ce que la cohabitation est une figure anormale, un « coq à deux têtes », comme le dit le président Giscard d’Estaing ?

Hubert Védrine : Je ne vois pas ce que cela a d’anormal dès lors que ce sont les électeurs qui créent cette situation. Donc, c’est « on ne peut plus démocratique ». Il y a des problèmes d’ajustement, mais il me semble que, dans ce cas-là, on a eu le sentiment que tout s’est mis en place tout de suite. Peut-être que l’expérience des deux premières cohabitations y est pour quelque chose. Notre pays s’y adapte rapidement. Notre constitution le permet. Les acteurs jouent le jeu scrupuleusement, dans le respect des prérogatives des uns et des autres et je n’ai pas senti le moindre étonnement, la moindre gêne chez les partenaires de la France qui sont d’ailleurs très souvent des gouvernements de coalition.

Europe 1 : Mais vous, cela marche avec Jacques Chirac ?

Hubert Védrine : Vous voyez bien que la cohabitation s’est embrayée dès la première minute.

Europe 1 : Vous êtes maintenant le patron du Quai d’Orsay. Avez-vous un modèle ?

Hubert Védrine : L’Histoire est emplie de personnages qui font rêver, mais le monde actuel est tellement différent, ce monde global avec 185 pays, un pays prédominant et l’interdépendance généralisée. C’est tellement sans précédent que je ne vois pas à quel modèle on peut se raccrocher. Tout cela s’invente maintenant au jour le jour.

Europe 1 : Est-ce que cette réunion tardive d’Amsterdam en valait la peine ou est-ce une sorte de « frustration », comme le dit Jacques Chirac, ou de déception ?

Hubert Védrine : Oui, le président de la République a parlé de frustration parce que naturellement, sur le volet qu’est celui de ce qu’on a appelé la conférence intergouvernementale, c’est-à-dire : comment réformer celle Europe pour qu’elle puisse affronter les élargissements futurs tout en restant efficace, capable de décider, là-dessus, la France n’a pas obtenu tout ce qu’elle espérait. Compte-tenu de la situation que nous avons trouvée, en arrivant, de l’état du dossier, je ne suis pas sûr qu’on aurait pu obtenir plus. En tout cas, il y a des éléments, comme ce que l’on appelle des coopérations renforcées, quelques pays pourront se grouper pour avancer, même si tout le monde n’y participe pas

Europe 1 : Ça veut dire une Europe qui va avancer à des vitesses différentes ?

Hubert Védrine : Mais avec des volontaires, personne n’étant exclu, c’est un point assez positif pour qu’il n’y ait pas de paralysie pour une Europe qui va s’élargir un jour ou l’autre. En revanche, il y a deux points importants que la France n’a pas obtenus qui étaient celui de la réforme de la Commission, pour qu’il n’y ait pas un nombre extravagant de commissaires, et, d’autre part, la repondération des voix pour que les grands pays pèsent un poids plus juste par rapport à eux. Ça, c’est reporté, mais à avant le prochain élargissement. Donc, on peut dire qu’il y a encore un verrou qui permet de se re-réunir, de travailler, de trouver une amélioration. Donc c’est mitigé.

Europe 1 : On n’élargit pas tant qu’on n’a pas réformé.

Hubert Védrine : Exactement. En revanche, il y a quelques autres améliorations.

Europe 1 : Mais à cette place, c’est votre premier sommet européen. Ce n’est ni un succès, ni un échec, qu’est-ce que c’est ?

Hubert Védrine : Vous globalisez. Parce qu’il y a deux choses différentes : ce qui est vraiment un succès, c’est la résolution qui est adoptée sur la croissance et l’emploi. Ça, c’est le résultat du fait politique nouveau très fort représenté par le nouveau Gouvernement, à Paris, qui a, en quelque sorte, obtenu en insistant lourdement, mais légitimement, je crois, qu’on réinsère dans cette mécanique européenne, qui s’en était complètement éloigné, la préoccupation de l’emploi.

Europe 1 : Mais c’est une résolution qui n’est ni tout à fait neuve ni tout à fait suffisante.

Hubert Védrine : Telle qu’elle est, je crois qu’elle est très neuve. Elle comprend d’ailleurs une disposition qui s’appuie, je le dis pour les spécialistes, sur un article du traité qui est l’article 103, à partir duquel on pourra bâtir une coordination des politiques économiques qui aura cela comme objectif. Naturellement, c’est un point de départ, ce n’est pas un point d’arrivée dont on va maintenant se contenter. Donc, ça dépend de ce que vont faire les ministres de l’économie et des finances, ce que vont faire les Premiers ministres et les chefs de gouvernement dans les années qui viennent. À partir de là, ils peuvent bâtir une vraie politique européenne favorisant sous toutes les formes l’emploi, ce qui n’a pas été le cas jusqu’à maintenant. Donc, sur ce point, je crois qu’on peut dire que c’est un succès. On a réintroduit cette préoccupation.

Europe 1 : Et le citoyen ?

Hubert Védrine : Le citoyen que l’Europe avait vraiment laissé tomber en cours de route, le citoyen, donc les problèmes des gens, et je dois dire que le président de la République a joué complètement le jeu dès la formation du Gouvernement sur ce point.

Europe 1 : Le pacte de stabilité : la gauche voulait, avant d’être au pouvoir, le renégocier. Là, il a été signé tel quel.

Hubert Védrine : Mais il n’est pas adopté tel quel puisqu’il est complété et enrichi par ce dont je parlais.

Europe 1 : Mais ça n’est pas deux choses différentes ou deux choses semblables ? À la fois, le pacte de stabilité et ce qui est fait pour le social ?

Hubert Védrine : Naturellement puisqu’en matière d’emploi, vous ne pouvez pas dire : eh bien, dans deux ans, le chômage sera à tant pour cent et on va créer tant d’emplois tous les ans. Ce serait ridicule. Personne ne le croirait.

Europe 1 : Mais est-ce qu’on ne peut pas dire : on met tant de moyens pour y arriver ?

Hubert Védrine : On crée un mécanisme. Et quand je vous parlais de la coordination des politiques économiques à partir de l’article 103, c’est un mécanisme qui vaudra ce que nous en ferons. Donc je pense que ceux qui sont attentifs à ça et je crois franchement que c’est le cas de toutes les opinions publiques en Europe, et pas uniquement en France, c’est pour ça qu’au bout du compte, les chefs d’État et de gouvernement ont fait bon accueil – pas au début, ça a un peu perturbé la préparation des travaux, mais ils ont bien compris le sens politique de ça. Donc, il y a une disponibilité sur ce point, il y a une ouverture. Il faudra regarder, dans les mois et les années qui viennent, comment nous allons donner corps à cet objectif.

Europe 1 : Donc il y a des progrès qui ont eu lieu sur l’Europe. Lionel Jospin confirmait qu’il choisissait l’Europe. Alors, on peut dire deux choses : l’euro, c’est peut-être le projet qui va fédérer et dynamiser, mais qui va avoir, en France, des conséquences sur le plan budgétaire, de la discipline, de la rigueur ?

Hubert Védrine : De toute façon, dans l’économie mondiale ouverte où nous vivons, tous les pays sont obligés de faire preuve d’une certaine rigueur, d’un certain sérieux dans la gestion des dépenses publiques. On ne peut pas dépenser n’importe comment. Donc ça s’impose à tout le monde, plus ou moins. Mais autant que cet effort, je ne dis pas de rigueur, simplement de sérieux, dans la gestion, soit fait avec un profit. Donc au moins, cet effort-là est fécond, ça lui donne un sens historique, qui est celui d’une Europe forte qui, avec l’euro, trouve enfin le moyen de rééquilibrer le rapport de force mondial et, à partir de là, une action, un nouveau volontarisme.

Europe 1 : Est-ce qu’à Amsterdam, le gouvernement socialiste n’a pas découvert le principe des réalités ?

Hubert Védrine : Vous ne pouvez pas dire ça de quelqu’un comme Lionel Jospin ou de Dominique Strauss-Kahn qui, avec ses collègues de l’économie et des finances, a mené les négociations.

Europe 1 : Il y a aussi une première : des dissonances avec l’Allemagne. On a le sentiment que la cohabitation Chirac + Jospin avec Kohl n’a pas trop marché ?

Hubert Védrine : Non, je ne dirais pas les choses comme ça. D’abord je crois que, sur le plan humain, le sommet de Poitiers s’est très bien passé. Mais on ne peut pas, pour un Gouvernement qui est arrivé huit jours avant, avec des propositions nouvelles et fortes, un peu perturbantes, mais très légitimes, et au bout du compte, utiles et fécondes, ajuster l’ensemble des boulons. Mais les contacts personnels ont été très bons. On s’est très bien expliqué d’ailleurs. De juste avant Poitiers jusqu’à pendant Amsterdam, les discussions partifiées en canaux, entre les Français et les Allemands, n’ont pas cessé. Simplement, le monde change. En Europe, il y a quinze pays, ce n’est plus tout à fait la même chose que quand il y en avait 12, ou 9, ou 6. L’Allemagne connaît des problèmes qu’elle ne connaissait pas avant. Le chancelier Kohl n’a peut-être pas la même marge de manœuvre que celle qu’il a eu pendant des années. Pour autant, son engagement sur l’Europe et, notamment, sur l’euro, reste tout à fait central. Donc, il faut peut-être un peu plus de travail pour ajuster les positions. De toute façon, le couple franco-allemand comme on dit, ça n’a jamais été l’harmonie préétablie, ça a été et c’est encore, et ce sera demain encore, un système pour fabriquer de la convergence à partir de positions qui peuvent être spontanément différentes car ce sont des pays très différents.

Europe 1 : Et aujourd’hui, c’est un petit froid qu’il faudra réchauffer ?

Hubert Védrine : Non. Il n’y a ni froid ni chaud. Simplement, comme les problèmes sont plus compliqués, pour chacun des pays d’Europe, c’est plus compliqué qu’avant de trouver une convergence avec n’importe lequel des autres. C’est un peu plus laborieux mais…

Europe 1 : Mais Jacques Chirac, Lionel Jospin et Hubert Védrine, feront-ils une démarche ou une initiative particulière avec l’Allemagne ?

Hubert Védrine : Il n’y a pas à prendre d’initiative particulière. Ça concerne bien d’autres ministres, Dominique Strauss-Kahn, Pierre Moscovici, bien d’autres. Il y a à travailler avec cette préoccupation. Et comme je vous le disais, c’est moins automatique de trouver des convergences. La France évolue, elle a ses problèmes, cette exigence sociale, cette nouvelle donne politique. L’Allemagne aussi, le chancelier Kohl a les difficultés que l’on sait. Donc, il y a un travail plus grand, moins automatiquement convergent. C’est là qu’intervient le travail politique, la volonté de la relation.

Europe 1 : Vous avez le sentiment d’avoir tous bien travaillé et d’avoir fait avancer l’Europe ou qu’elle bloque maintenant qu’elle est à quinze ? Alors quand elle sera à 20, 26…

Hubert Védrine : Non, elle ne bloque pas. C’est plus lourd, mais il y a un certain nombre de décisions sur la liberté, la sécurité, la justice en Europe, sur les citoyens, des mécanismes de mise en œuvre d’une politique étrangère et de sécurité commune, l’extension à la majorité qualifiée, la possibilité de mener ce que l’on appelle des coopérations renforcées avec des groupes de pays. Donc, il y a pas mal de choses. Simplement, c’est vrai que c’est frustrant par rapport à nos ambitions qui sont toujours très grandes. Le résultat est mitigé sur ce point institutionnel, mais il est, je crois, très encourageant et très porteur d’avenir sur la croissance et l’emploi si on veut bien se servir maintenant des outils que nous nous sommes donnés.

Europe 1 : La cohabitation, vous l’avez connue sous Mitterrand, dans l’ombre, vous l’avez pratiquée. Vous la pratiquez, aujourd’hui entre le président et le Premier ministre : tête-à-tête avec Jacques Chirac, voyage avec lui – vous allez sans doute à Denver dans quelques jours ? C’est une figure anormale, comme dit Giscard d’Estaing, un coq à deux têtes ?

Hubert Védrine : Je ne vois pas ce que ça a d’anormal dès lors que ce sont les électeurs qui créent cette situation. Donc, c’est on ne peut plus démocratique. Il y a des problèmes d’ajustement, mais il me semble que, dans ce cas-là, on a eu le sentiment que tout s’est mis en place tout de suite, peut-être à cause de l’expérience des deux premières cohabitations. Ce pays s’adapte tout de suite. La Constitution le permet, les acteurs jouent le jeu scrupuleusement, dans le respect des prérogatives des uns et des autres et je n’ai pas senti le moindre étonnement, la moindre gêne chez les partenaires de la France qui sont d’ailleurs très souvent des gouvernements de coalition.

Europe 1 : Mais vous, ça marche quand vous êtes avec Jacques Chirac ?

Hubert Védrine : On ne commente pas les relations avec le président de la République, vous voyez bien que la cohabitation a embrayé dès la première minute, comme elle doit l’être.

Europe 1 : Vous vivez une sorte de rêve, vous êtes maintenant le patron du Quai d’Orsay. Vous avez un modèle ?

Hubert Védrine : L’Histoire est riche en personnages qui font rêver, mais le monde actuel est tellement différent. Ce monde global, avec 185 pays et puis un pays prédominant, l’interdépendance généralisée. C’est tellement sans précédent que je ne vois pas à quel modèle on peut se raccrocher. Ça s’invente maintenant au jour le jour.


France Info : 18 juin 1997

France Info : Le pacte de stabilité, c’est du super-Maastricht qui ne nous engage en rien, d’ailleurs c’est une concession absurde faite aux Allemands. Vous souvenez-vous de cette phrase et de qui l’a prononcée ? Pourquoi avoir signé ce pacte à Amsterdam ?

Hubert Védrine : Parce qu’il y a une réalité politique et constitutionnelle, il y a un président de la République qui avait engagé la parole de la France sur ce pacte qui découlait d’ailleurs en grande partie du traité de Maastricht, même s’il y avait des ajouts qui pouvaient paraître excessivement rigoureux.

Ce qui fait que, par esprit de responsabilité politique, le Premier ministre a traité ce problème de la façon que l’on a vu à Amsterdam. Il a obtenu des partenaires européens de la France qu’ils réengagent la discussion de façon, non pas à remettre en cause ce pacte, compte tenu des conséquences que cela aurait pu avoir, mais de façon à le compléter, à le rééquilibrer, à l’enrichir par un autre volet qui est la résolution sur la croissance et l’emploi. C’est très important car, depuis des années, la méfiance des opinions publiques s’était développée à force de voir cette Europe, qui portait tant d’espoir depuis tant d’années, ne se concentrer, apparemment en tout cas, que sur des concepts monétaires de rigueur, des critères abstraits et lointains

France Info : Personne à Amsterdam n’a voulu mettre un euro de plus dans des aides supplémentaires à l’emploi ?

Hubert Védrine : Il ne s’agit pas de créer des guichets qui distribuent de l’argent n’importe comment. Il s’agit de réinsérer dans le fonctionnement de l’Europe une préoccupation qui, malheureusement avait été perdue en cours de route qui est celle des gens, de la croissance, de l’emploi. Réinsérer cette préoccupation à tous les degrés de ce mécanisme. Ce qui fait que vous ne pouvez pas juger aujourd’hui. Cette résolution est à nos yeux très importante, suffisamment pour qu’elle justifie l’adoption du pacte, en plus du fait que la parole de la France était engagée par le président de la République. C’est naturellement très important. Il faut juger ensuite dans la durée, puisqu’à partir de cette résolution, nous obtenons la possibilité de bâtir une politique de l’emploi en Europe sur l’article 103, qui va permettre de développer une coordination des politiques économiques notamment dans ce domaine. Nous allons réinstaller sans arrêt, à tous les niveaux, Conseil européen, Conseil des ministres, un souci d’emploi qui était devenu tragiquement absent. Pour nous, c’est une très bonne base, elle justifie amplement l’adoption du pacte et de cette résolution. Maintenant, cela dépendra de ce que les gouvernements européens vont faire avec cela.

France Info : Et maintenant, en France, on attend le Premier ministre au tournant, c’est-à-dire demain à l’Assemblée. Comment, dans son discours de politique générale va-t-il faire le lien entre les engagements sur l’euro et les déficits publics en France qui seront peut-être modifiés par sa nouvelle politique sociale ?

Hubert Védrine : Ce n’est pas à moi de répondre la veille pour expliquer ce qu’il va dire demain dans sa déclaration de politique générale. Attendez, écoutez-le et commentez après. Il a pris ses responsabilités, il a mené la campagne que vous savez, il était lui-même à Amsterdam dans ce Conseil européen. Nous avions rencontré les Allemands à Poitiers juste avant, son ministre de l’économie et des finances, Dominique Strauss-Kahn s’était concerté avec ses collègues, cela n’a pas cessé pendant dix jours et l’on a vu l’ensemble des autres Européens intégrer ce fait politique nouveau qui est cette nécessité absolue d’une Europe qui se préoccupe aussi de croissance et d’emploi. Simplement parce que tous les autres gouvernements, même si cela les perturbent un peu au passage, savent que c’est légitime. Dans chacun des autres pays, la question se pose. On peut donc espérer qu’au bout du compte, tout cela aura re-légitimé la construction européenne, lui aura redonner une énergie compréhensible par les opinions.

France Info : Pour en revenir à l’euro, puisque le nouveau Gouvernement va demander un audit de finances publiques, que se passera-t-il pour l’euro si l’audit évalue le déficit entre 3,5 et 4 % réel ?

Hubert Védrine : Nous verrons, nous ne pouvons pas faire de plan aujourd’hui. On ne sait pas aujourd’hui quel sera l’état exact des déficits des uns et des autres. C’est donc difficile d’en parler maintenant. On ne sait pas ce que donnera l’audit en question.

France Info : C’est donc une incertitude pour l’euro également ?

Hubert Védrine : Non, ce n’est pas une incertitude apportée par nous. Personne ne connaît la réalité exacte des différentes économies européennes lorsqu’il faudra prendre les décisions déterminantes. C’est bien pour cela que lorsque que le traité de Maastricht a été négocié, on a introduit la notion « d’interprétation en tendance », ce qui veut dire simplement : interprétation politique.

La monnaie c’est tellement important, la monnaie unique, l’euro pour donner à l’Europe de la force, de la souveraineté dans le rapport de forces mondial. La possibilité d’agir, c’est tellement important, que le jour venu, il faudra prendre une décision qui soit naturellement fondée sur le plan économique et inspirée par une vision historique. Tout cela n’est pas prévu d’hier. Ce n’est pas la remise en cause d’il y a dix jours. C’est le traité lui-même qui le dit.

France Info : Comment avez-vous trouvé nos partenaires allemands à Poitiers, puis à Amsterdam ? On dit que le moteur franco-allemand s’essouffle.

Hubert Védrine : Je trouve les relations franco-allemandes comme je les aie toujours connues. Il y a simultanément des sujets sur lesquels les deux pays sont d’accord, et des sujets sur lesquels ils sont en désaccord, parce qu’ils sont très différents. Et puis, il y a des sujets qui sont entre les deux sur lesquels il faut débattre et discuter.

France Info : Les sujets de désaccord ne sont-ils pas de plus en plus nombreux ?

Hubert Védrine : Ce qui me paraît plus exact par rapport à l’Europe que j’ai vu fonctionner de l’intérieur à douze, c’est que c’est plus compliqué à quinze. Cela paraît une énorme banalité, mais c’est vrai que c’est beaucoup plus compliqué, pour dégager un consensus, pour dégager une direction.

France Info : Qu’est-ce que se sera à vingt ?

Hubert Védrine : C’est bien pour cela que, comme ce sera plus compliqué à vingt, il fallait obtenir dans la négociation sur la conférence intergouvernementale, c’est-à-dire le perfectionnement du traité de Maastricht, un resserrement des mécanismes de décisions pour affronter un nouvel élargissement sans que l’Europe se dilue. On avait tout à perdre à ce que l’Europe se dilue. Il faut qu’elle puisse fonctionner, prendre des décisions et avoir des politiques. On a obtenu des résultats qui sont entre les deux, pas mauvais sur certains points et insuffisants sur d’autres. Nous avons obtenu les coopérations renforcées. C’est bien car il suffit qu’il y ait huit États qui soient d’accord pour avancer. Les autres ne peuvent pas les empêcher de mener une coopération dans un domaine ou dans un autre. C’est un élément de souplesse. En revanche, nous n’avons pas encore obtenu de modifier la repondération des voix, la composition de la Commission qui risque bien de finir « obèse », si cela continue. Mais ce qui a quand même été acté à Amsterdam, et c’est assez important, c’est que l’on n’ira pas au terme du nouvel élargissement sans avoir régler cette question.

France Info : Pour en revenir aux Allemands, leur respiration européenne n’est-elle pas en train de s’essouffler tout de même, peut-être parce qu’ils sont déjà en campagne électorale ?

Hubert Védrine : Je pense qu’en Allemagne comme partout, comme en France, en Grande-Bretagne et dans les pays d’Europe, il y a des forces contraires, une dialectique politique qui est normale avec des pour et des contre. Sur l’euro, ce que je note c’est que, naturellement certains milieux allemands voudraient s’en dégager, s’en tenir à une zone mark et trouvent cela un peu compliqué. Mais d’une part, le chancelier Kohl reste absolument engagé dans cette direction. On peut même dire qu’il y a identifié son combat politique. Et d’autre part, de très nombreux milieux industriels restent dans cet axe. Il y a toute une sorte d’énorme machinerie allemande qui se prépare à cette perspective et qui la prépare naturellement avec sérieux. Il y a des forces dans les deux sens. Je crois que l’engagement pour l’euro reste dominant. C’est d’ailleurs un engagement aussi de ce Gouvernement. Simplement, il ne veut pas le faire dans n’importe quelles conditions sociales.

France Info : Un mot des autres grands sommets internationaux à venir, Denver mercredi, le G7 devenu G8, et Madrid en juillet le sommet de l’OTAN. Le retour de la France dans le commandement intégré, ce ne sera pas pour Madrid ?

Hubert Védrine : Je crois que c’est plutôt au président de la République, le moment venu, c’est-à-dire lorsqu’il le choisira, soit à Madrid soit avant, d’expliquer quelle analyse il fait de la situation puisque c’est lui qui a engagé un mouvement de rapprochement par rapport à l’OTAN, sans que ce ne soit vraiment un retour. Donc, je crois que c’est à lui d’apprécier s’il estime avoir reçu, en termes de réformes de l’OTAN et en termes de place de la France, des éléments suffisants pour aller au terme de ce processus ou non.

France Info : Vous êtes sceptique là-dessus ?

Hubert Védrine : Oui, je suis plutôt sceptique, mais je ne veux pas anticiper sur une discussion. Il n’y a pas eu véritablement de discussion précise entre le président de la République et le Gouvernement sur ce point. Le sommet, dont vous parlez, a lieu les 9 et 10 juillet. Nous avons le temps de nous organiser. Il n’y a pas que le problème de la place de la France au sein de l’OTAN, mais aussi les questions d’élargissement de l’OTAN et de sa réforme. Sur tous ces points, il faut savoir si cela va dans le bon sens ou pas, c’est-à-dire si cela fait une place utile à l’Europe ou pas. Ce qui est tout de même notre souci.