Interview de M. Michel Rocard, membre du bureau national du PS, à France-Inter le 9 décembre 1998, sur l'éclatement et l'affaiblissement du Front national, son incompatibilité avec la démocratie, la dispersion et l'absentéisme des députés français au Parlement européen, les effets du cumul des mandats, les règles de la représentation politique.

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Média : France Inter

Texte intégral

S. Paoli
La crise que traverse le FN est-elle l'occasion d'un aveu et la manifestation d'une vérité ? L'aveu : J.-M. Le Pen accuse publiquement B. Mégret de racisme et d'extrémisme. C'est donc qu'il y a bien du racisme au FN et de l'extrémisme. La manifestation d'une vérité : le débat interne et la démocratie au sein du FN sont impossibles. M. Le Pen, fille du président J.-M. Le Pen, n'évoque-t-elle pas, elle-même, la violence verbale et la haine - c'est le mot qu'elle utilise - qui se sont exprimés lors du dernier conseil national. Enfin, il est démontré qu'au Front national, les rivalités et les ambitions personnelles s'expriment comme partout ailleurs, ce dont le mouvement d'extrême droite se défendait jusqu'ici en évoquant sa pureté politique. Mais face à ces éclats de voix et ces portes qui claquent, la prudence avec laquelle à droite comme à gauche chacun attend de connaître l'épilogue n'est-elle pas aussi la démonstration de la place occupée dans l'espace politique par le Front national et le prix de ces voix. Ce silence ou cette prudence politique vous étonne-t-elle, s'agissant des réactions à la crise du FN ?

M. Rocard
« Non, cela ne m'étonne guère et d'une certaine façon cela va de soi. On oublie trop que l'activité politique consiste bien sûr à parler - mais pas seulement - mais surtout à faire. Et le problème de la montée du FN en France est lié au chômage. Je suis un combattant des idées fascistes et racistes depuis très longtemps. D'ailleurs, j'ai une petite nouvelle à vous annoncer - ce sera un scoop dans ce journal - : il doit y avoir huit ou dix jours, je ne sais plus, la Cour d'appel de Lyon m'a relaxé du délit de diffamation contre J.-M. Le Pen. C'est un procès qui dure depuis six ans. J'avais dit un certain nombre de choses sur l'origine de sa fortune - qui n'est pas réputée très connue, disons, on ne va pas rouvrir les choses - et sur son passé en Algérie qui avait prêté à discussion. Il m'a attaqué en diffamation. J'ai été condamné par un premier tribunal, relaxé en appel, la Cour de cassation a cassé le jugement de relaxe et l'a renvoyé à Lyon. Je suis de nouveau relaxé. Je n'ai pas diffamé et j'ai dis ce que je pensais qui est la moindre des choses en politique. C'est vous dire l'ancienneté du combat. Mais de fait, nous savons tous, nous, acteurs de la vie publique, que le vrai problème, ce serait de faire diminuer le chômage, de faire diminuer cette situation sociale dramatique qui donne de l'espace à la croissance du FN. Parce qu'on a toujours l'impression qu'à chaque fois qu'on en parle, même pour en dire vraiment ce qu'on pense, on lui fait de la publicité. Il y a une espèce d'inhibition qui est technique. Ce n'est pas une prudence, ce n'est pas une stratégie, c'est un constat. Et le constat est que le moyen de combattre le FN est de faire marcher mieux la société française. »

S.Paoli
Il y a évidemment, et malheureusement, cette réalité du chômage. Est-ce qu'il n'y a pas eu aussi, autour du Front national, les stratégies politiques à droite comme à gauche ? Chacun, j'allais dire « composant », pour ne pas dire « jouant » avec la réalité du FN ?

M. Rocard
« Il ne faut pas trop en rajouter. C'est vrai qu'en 1995, j'ai quitté un gouvernement - j'étais ministre de l'Agriculture à l'époque - par désaccord avec un nouveau mode scrutin qui allait comporter un certain avantage avec le Front national. On a dit tout et n'importe quoi. On n'a tout de même pas dit que F. Mitterrand avait invité le FN. Il ne faut tout de même exagérer. »

S.Paoli
Certains ont dit qu'il l’avait encouragé parce que cela servait ses projets politiques personnels ?

M. Rocard
« Cela a été dit. C'est un travail de commentateurs, d'explorer. Moi, je ne me situe pas parmi les commentateurs. Non, je veux dire que ce qui se passe aujourd'hui comporte un affaiblissement interne du FN et cela est bon à prendre, mais c'est logique. Ce parti refuse profondément la démocratie depuis toujours. Il est construit autour du principe du chef, ses statuts le disent, la personnalité de J.-M. Le Pen en tant que chef du parti a des pouvoirs qu'aucun autre chef de parti n'a. C'est logique. Mais quand vous êtes dans une structure régie par le principe du chef et que le chef prend de l'âge ou n'a plus tellement la main, il n'y a que le coup d’État pour le remplacer. C'est bien clair et c'est ce à quoi B. Mégret s'emploie pour le sourire de tout le reste de la classe politique. C'est bien normal qu'on sache de quelle substance est fait cet objet politique qu'est le FN. Il est logique qu'il entre en crise parce qu'il ne connaît pas la démocratie. Moi, tout cela m'amuse plutôt et je trouve cela logique dans l'évolution du FN et enfin, les lois de la vie s'appliquent : cet organisme va probablement péricliter ce qui sera un vif soulagement et permettra de revenir à un débat français plus républicain, d'abord, mais aussi plus centré sur nos propres problèmes. »

S.Paoli
Parce que vous considérez qu'il y aura dans tout ce qu'il s'est passé ces derniers jours, comme une sorte d'aveu et d'expression de la vérité de ce qu'est ce mouvement ?

M. Rocard
« On n'avait pas besoin de cela. On sait très bien que le FN est un parti fascisant et à connotation largement raciste. Les fausses blagues de J.-M. Le Pen le montraient à de multiples horizons. C'est toujours bon de l'entendre confirmer. Vous avez eu raison à l'ouverture de votre édito : on le savait. Mais on n'attendait pas cela pour savoir que ces hommes sont des brutaux et que le comportement civique des gens du FN n'est pas compatible avec la démocratie. »

S.Paoli
A gauche, aujourd'hui, est-ce que cela va changer quelque chose ? Moi, j'ai été frappé d'entendre L. Jospin dire : « non, moi, pour l'instant je ne dis pas un mot. C'est trop tôt, il n'est pas de question de se réjouir », disait-il de ce qui se passe au FN.

M. Rocard
« L. Jospin est premier ministre - je peux vous dire pour l'avoir pratiqué trois ans que c'est un métier rude, fatiguant et on l'attend sur ce qu'il fait, beaucoup plus que sur ce qu'il raconte. C'est bien normal et, par conséquent, il se concentre sur les conditions de diminution du chômage, réduction du temps de travail - pas seulement bien sûr, mais notamment. Il y a une réticence patronale qui fait que cela ne va pas assez vite. C'est le seul moyen d'assainir le terrain dans lequel le FN pose ses racines aussi longtemps que le terrain est malade. Et L. Jospin ne pense qu'à cela. Il a bien raison, je l'approuve complètement. »

S.Paoli
Et les grands enjeux qui, pour l'instant, occupent l'espace politique : c'est de la politique française, politique politicienne – derrière il y a les européennes pour lesquelles là encore le FN occupera une place importante.

M. Rocard
« Il occupera une place déjà construite depuis longtemps dans la vie politique française. Probablement en léger retrait, je voudrais rappeler que les élections européennes, ce n'est pas de la politique française mais c'est de la politique européenne. Je voudrais rappeler qu'au Parlement européen, la France est mal représentée parce que nous avons trop de listes, donc nous sommes éclatés dans une multitude de groupes petits et donc tout petits dans les grands groupes qui font la dominance, qui font même la décision au Parlement européen et que c'est gravement dommage ; et que, d'autre part, en ayant trop de nos membres qui cumulent encore des fonctions avec des fonctions locales ou mêmes nationales, il y a trop d'absence dans ce parlement complexe où il faut être vraiment là tout le temps. C'est très grave. Il faut souligner que l'élection européenne doit être en France une élection pour l'Europe et pour y envoyer des gens qui s'y consacreront. Sinon la France une fois de plus va se ridiculiser. Et cela concerne aussi bien la droite que la gauche. »

S.Paoli
Vous avez montré en maintes occasion - et récemment - que vous aviez votre liberté de parole.

M. Rocard
« Je l'ai toujours eue. »

S.Paoli
Vous venez encore de la démontrer ce matin. Mais est-ce que cela vous isole ? Est-ce que c'est un exercice difficile ?

M. Rocard
« Cela n'a rien de difficile. C'est une question de tempérament et cela ne m'isole pas du tout. Vous n'imaginez pas les marques de sympathie que cela me vaut de temps en temps. C'est même tout à fait chaleureux. »

S.Paoli
C'est difficile non ?

M. Rocard
« On ne peut pas le dire comme cela. Toute organisation politique nécessite des règles. Dans le pays qu'est la France, la règle est la Constitution. Et puis il y a des lois électorales etc. Pour la mettre en pratique on a besoin que les gens se groupent. Si pour les élections municipales ou les élections législatives, il n'y avait pas des partis politiques, on aurait des milliers de candidatures. Et ce serait la fore d'empoigne, une partie de pancrace terrifiante. Les partis politiques font une espèce de tri de candidatures et trient aussi parmi les idées disponibles et les projets disponibles. Mais pour ce faire, il faut des règles et donc dans tous les pays du monde tout au long de l'Histoire - cela commence sous Démosthène qui en racontant ce qui se passait dans la Grèce antique disait des choses tout à fait savoureuses. On en était là-bas, pour lutter contre les factions, à tirer au sort certains responsables politiques. C'est fantastique. Donc le problème des factions existait déjà. Pourquoi je vous dis cela ? Je vous dis cela parce que chaque fois que des hommes et des femmes s'organisent ensemble, il y a des règles et que le respect excessif risque de produire du conformisme, de la langue de bois. Mais c'est vieux comme 2 500 ans d'histoire. Par conséquent, on fragilise : tout homme qui viole un peu la règle - c'était justement le cas de Démosthène que je citais, mais ce fut le cas de beaucoup d'autres - s'isole relativement. Prenez un autre destin : W. Churchil. Formidable Premier ministre en temps de guerre, jamais capable d'être non seulement Premier ministre et même ministre en temps de paix parce qu'il était trop colérique, trop direct, trop brutal. Il violait les règles. Il avait toute sa liberté. Il faut gérer cela mais en même temps, je ne crois pas qu'un bon pays puisse avancer, que nos démocraties puissent progresser s'il n'y a pas des gens qui de temps en temps disent des choses un peu fortes et bousculent les conformismes établis. »

S.Paoli
Démosthène et Churchill… vous avez de bons modèles ?

M. Rocard
« Par exemple, C. de Gaulle appartient à cette espèce aussi, bien entendu. »