Texte intégral
Le Point, 23 janvier
Le Point : Le dispositif actuel de lutte contre la délinquance des mineurs est-il insuffisant, comme l’affirme Jean-Pierre Chevènement ?
Élisabeth Guigou : Je refuse la polémique. La violence de certains mineurs est un phénomène très grave, préoccupant et insupportable pour ceux qui le subissent. Il ne faut ni dramatiser ni minimiser, mais tenter d’apporter des réponses adéquates.
Il y a la primo délinquance : les tagueurs, les resquilleurs et autres casseurs de vitres, etc. Ces jeunes mineurs sont convoqués en présence de leurs parents et de leurs victimes. Des sanctionsréparations leur sont imposées. L’éducation inclut la sanction. Quand les parents démissionnent, l’autorité publique doit suppléer cette absence. Il y a très peu de récidive chez les jeunes lorsque ces procédures en temps réel sont appliquées. Nous nous efforçons de les généraliser. Il y a la criminalité la plus grave, passible de la prison. Il faut savoir que, pour les crimes et les délits, un jeune peut être mis en prison à partir de 13 ans.
Entre les deux, il y a la délinquance la plus problématique, celle des quartiers. Nous avons là trois problèmes majeurs : il faut d’abord que les délinquants soient interpellés par la police, il faut aussi que la police judiciaire soit présente sur les lieux, à côté de la police qui maintient l’ordre, afin de réunir les éléments de preuves qui vont permettre à la justice de retenir des charges précises contre les interpellés, sans quoi elle ne peut que relâcher les suspects. Enfin, pour les condamnés, il faut une capacité suffisante d’accueil et de placements. Des efforts restent à faire. C’est un problème de moyens.
Le Point : Êtes-vous favorable à l’éloignement des multirécidivistes ?
Elisabeth Guigou : Le principe de ne me choque pas. Il faut empêcher les jeunes de retourner narguer leurs victimes. Mais je ne conçois l’éloignement qu’accompagné de mesures éducatives qui permettront la réinsertion. Éloigner, bien entendu, mais pour corriger et réinsérer.
Le Point : Pour pallier le déficit d’autorité parentale, faut-il créer des allocations familiales à points ?
Elisabeth Guigou : C’est un faux problème. Pas moins de 30 000 mesures de mise sous tutelle des allocations familiales ont été prises l’année dernière par les juges.
Le Point : Que peut-on attendre du Conseil de sécurité intérieure (CSI), que réunira mercredi Lionel Jospin ?
Élisabeth Guigou : Il faudrait intensifier les actions décidées et engagées lors du CSI de juin dernier. Autrement dit, augmenter le nombre de places dans les différents dispositifs d’accueil à même d’encadrer les jeunes, ce qui veut dire plus d’éducateurs, augmenter le nombre de brigades des mineurs et développer la police de proximité, créer davantage de classes-relais destinées à accueillir les jeunes qui perturbent la vie des établissements scolaires. Les axes définis sont les bons, mais il faut aller plus loin et mieux coordonner l’action des différents acteurs sur le terrain. Car on ne s’en sortira pas en opposant l’éducatif et le répressif.
Le Point : Êtes-vous favorable à la création de centres de retenue ?
Élisabeth Guigou : Je ne suis pas pour le retour aux maisons de correction à l’ancienne. Si M. Peyrefitte les a supprimées, c’est parce qu’elles avaient montré toutes leurs limites. On n’apprend pas la responsabilité derrière les barreaux, mais dans des structures d’encadrement qui soumettent les jeunes à une discipline et aux règles de la vie en société. Commencer déjà par ne pas inverser le jour et la nuit. Se lever tôt le matin, se coucher tôt le soir, ne pas passer sa journée à regarder la télévision. Faire des sports à risque qui valorisent les jeunes et ne pas sauter la « case travail », comme ils disent eux-mêmes.
Le Point : Faut-il incarcérer davantage de mineur de 13-16 ans et donc réformer l’ordonnance de 1945 ?
Élisabeth Guigou : Le problème n’est pas de modifier l’ordonnance de 1945, mais de s’appliquer à mettre en œuvre des mesures concrètes et efficaces sur le terrain.
La prison pour les jeunes n’est pas vraiment la solution. Mais, au sein des prisons, nous réaménageons les quartiers des mineurs en unités de 20-25 places (Fleury-Mérogis, Nanterre, Fresnes…), afin de favoriser un encadrement plus individualisé.
Pendant deux décennies, alors que la délinquance a progressé de presque 13 % par an, il y a eu une quasistagnation de l’embauche d’éducateurs et du nombre de foyers d’accueil. Depuis deux ans, le gouvernement a fait un effort sans équivalent pour recruter des éducateurs et des magistrats. Mais il n’est pas possible de rattraper en si peu de temps un retard de vingt ans.
Le Monde, 25 janvier
Le Monde
« Depuis le début de l’année, Jean-Pierre Chevènement réclame des mesures plus répressives envers les mineurs délinquants. Que pensez-vous du ton et de la méthode du ministre de l’intérieur ?
Élisabeth Guigou
- Jean-Pierre Chevènement a fait en effet une rentrée très remarquée. Nous sommes d’accord tous les deux, pour regarder la réalité en face : la délinquance des mineurs augmente indéniablement dans notre pays, elle devient aussi plus violente. Nous devons donc prendre la mesure exacte de ce phénomène afin de mener des actions plus efficaces de lutte contre la délinquance juvénile. Nous voyons bien que dans le dispositif de l’État, il y a des insuffisances et des lacunes auxquelles il faut nous attaquer.
Le Monde
Que pensez-vous du terme de « sauvageons » ?
Élisabeth Guigou
- C’est un terme imagé mais tout dépend de la manière dont on l’entend. Cela peut être perçu comme quelque chose de bienveillant, mais aussi comme quelque chose de négatif. Si cela signifie qu’il existe chez nous des enfants qui n’ont pas appris les règles de la société, et qu’il faut éduquer, c’est vrai. Mais si cela sert à étiqueter ces enfants, je dis attention.
Le Monde
Monsieur Chevènement réclame une réforme de la loi de 1987 qui interdit la détention provisoire des mineurs de moins de seize ans. Qu’en pensez-vous ?
Élisabeth Guigou
- Contrairement à l’Angleterre, où, jusqu’à la réforme de Tony Blair, les jeunes de moins de quatorze ans étaient considérés comme irresponsables. Il n’y a pas, en France, d’irresponsabilité pénale des mineurs. Ce principe de responsabilité est posé par l’ordonnance de 1945 relative à l’enfance délinquante. On peut ainsi placer en détention provisoire un enfant de plus de treize ans qui a commis un crime mais on ne peut pas le faire pour un mineur de 13 à 16 ans qui a commis un délit. Tous les mineurs de plus de treize ans peuvent néanmoins être condamnés à la prison tant pour les crimes que pour les délits.
» Ma conviction est qu’il ne faut pas changer ce régime. Il vaut mieux, chaque fois qu’on le peut, trouver d’autres solutions, qui intègrent sanction et éducation. La prison des mineurs est en effet aujourd’hui un milieu très dur, plutôt criminogène et relativement inefficace puisque les jeunes qui en sortent ont tendance à récidiver. Il ne faut donc pas chercher à se débarrasser d’eux mais faire en sorte de les réinsérer dans la société. Cela passe par une certaine forme d’autorité et de contrainte parce que ces jeunes ne se sont jamais adossés à des adultes qui leur ont dit : cela, c’est bien, cela, c’est mal.
» Pour ces mineurs réitérants, je préfère la solution des dispositifs éducatifs renforcés (DER) parce que, dans ces structures, on prend en charge les mineurs 24 heures sur 24 avec un éducateur qui encadre chaque jeune. Dans les DER, ces jeunes apprennent les règles de la vie, le respect des horaires, le travail, parfois dur, et la pratique des sports à risques. Du coup, ils retrouvent une image valorisante d’eux-mêmes. L’expérience prouve qu’avec ces projets éducatifs qui intègrent la dimension d’autorité, nous avons un taux de réussite important.
Le Monde
Malgré l’existence des DER, M. Chevènement a proposé la création de « centres de retenue » pour les moins de 16 ans. Qu’en pensez-vous ?
Élisabeth Guigou
Nous avons, si l’on schématise, trois grandes catégories de mineurs délinquants. Il y a d’abord la grosse masse des primo délinquants, qui commettent des petits délits qui empoisonnent la vie. Pour eux, nous avons le traitement en temps réel avec la convocation immédiate au tribunal du mineur accompagné de ses parents où les rappels à la loi avec les délégués du procureur, que j’ai recruté en nombre important depuis le dernier conseil de sécurité intérieure en juin 1998 et qui propose des sanctions-réparations. Nous savons que la grande majorité de ces jeunes ne récidivent pas. Si l’on généralise ces pratiques, comme nous le faisons aujourd’hui, on arrivera à contenir cette délinquance. À l’autre opposé, nous avons des jeunes qui commettent des faits très graves, de nature criminelle, et pour eux, la réponse, c’est la prison.
» Mais nous avons aussi, au milieu, une délinquance d’un type nouveau, plus violente. Il faut, face à cette réforme de délinquance, être plus performant en luttant, par exemple, contre le trafic de drogue et en travaillant contre la constitution de ghettos. Ces jeunes échappent le plus souvent aux interpellations et aux défèrements à la justice. En effet, pour que la justice puisse utilement fonctionner, il faut qu’elle dispose de procédures solidement établies : c’est la fonction des officiers de police judiciaire (OPJ). Il nous faut donc plus d’OPJ qualifiés. Quand ces jeunes sont présentés à un juge, il faut que le magistrat puisse, si c’est nécessaire, les éloigner de leurs quartiers. Il nous faut donc faire un effort en termes de moyens. Cette question est de ma responsabilité.
» Je veux donc développer des solutions d’accueil d’urgence qui sont aujourd’hui en nombre insuffisant. Ces foyers permettront une évaluation psychologique et sociale afin de réorienter les mineurs vers une structure adaptée : une famille d’accueil, un internat, un foyer d’hébergement ou un DER.
» Il nous faut une palette de solutions différenciées mais à chaque fois, la réponse doit intégrer une dimension éducative. Rien ne serait pire que de placer ces jeunes dans une structure purement contraignante sans leur offrir la possibilité d’évoluer. Ce sont, rappelons-le, des êtres en devenir. Le gouvernement doit donc leur donner le maximum de chances pour qu’ils ne s’enkystent pas dans la délinquance. »
Le Monde
Diriez-vous que la gauche a effectué un tournant idéologique sur les questions de sécurité ?
Élisabeth Guigou
- Il y a bien longtemps que la gauche a pris en charge de façon moderne la sécurité. Je ne citerai que quelques exemples : le rapport Jean-Michel Belorgey sur la réforme de la police en 1981, l’invention de la prévention par Gilbert Bonnemaison, la première loi de modernisation de la police en 1985, l’instauration de la politique de la ville et les politiques locales de sécurité en 1992.
La gauche constate qu’il y a bien sûr des causes sociales à la délinquance, qui tiennent au chômage et à la précarité. Les familles et les jeunes délinquants qui cumulent ces handicaps prennent l’habitude de vivre de façon assistée. Il ne s’agit pas de le nier mais il faut insister aujourd’hui sur la responsabilité individuelle. On doit dire à chacun de ces jeunes « c’est ta vie, ton destin, ta responsabilité ». Ce langage n’est pas nouveau, c’est celui que tiennent en permanence les juges des enfants.
Le Monde
De nombreux observateurs pointent la prédominance des jeunes issus de l’immigration parmi les mineurs délinquants. Comment l’expliquez-vous ?
Élisabeth Guigou
- Ces jeunes sont confrontés à des problèmes spécifiques. Quand ils sortent de leurs quartiers, où les habitants d’origine étrangère sont concentrés, ils sont renvoyés à leur étrangeté et leur différence de façon trop souvent discriminatoire. Cela se traduit par des refus à l’embauche, des refus d’entrer dans les bars ou les discothèques, des contrôles d’identité ou tout simplement par le regard que l’on porte sur eux. Les jeunes qui proviennent de familles structurées réagissent en se disant : « Je vais m’en sortir ». Mais ceux qui sont déjà en grande difficulté ont tendance à baisser les bras, comme l’ont fait avant eux leur famille et les pouvoirs publics. Ils développent donc, comme ils disent, « la haine ». Il nous faut être très vigilants parce que même ceux qui obtiennent des diplômes ont les plus grandes difficultés à s’en sortir. Où sont-ils ces diplômés, fils et filles d’émigrés, dans les médias, dans l’administration, dans l’entreprise, dans la magistrature ?
Le Monde
Faut-il modifier la loi antiraciste, dont beaucoup estime qu’elle est impuissante à régler les problèmes de discrimination ?
Élisabeth Guigou
- Dire qu’il faut réformer la loi, c’est souvent une facilité parce que cela dispense de faire le travail nécessaire sur le terrain. Mieux vaut une prise de conscience collective, une mobilisation citoyenne, pour que chacun cherche à réduire, là où il est, les discriminations. Il faut que les gens acceptent de témoigner au sujet de ces comportements pour qu’il y ait plus de plaintes et de condamnations. J’ai en outre proposé que nous montions, comme en Angleterre, un observatoire des discriminations qui analyserait les situations et aiderait les jeunes, y compris sur le plan juridique.
Le Monde
La violence des jeunes n’est-elle pas aussi nourrie par leur absence de représentation politique et leur manque d’accès à l’espace public ?
Élisabeth Guigou
- Il faudrait en effet que ces jeunes se sentent représentés, notamment dans les élections locales. Pourquoi y a-t-il si peu de jeunes dans nos partis politiques et sur nos listes de candidats aux élections ? Je pense qu’il nous faut surmonter, sur ce terrain, beaucoup de réticences. Les partis de gauche doivent se mobiliser là-dessus, comme ils l’ont fait sur le droit des femmes. Il faut que les partis politiques reflètent la société française dans toute sa diversité. Il est important de mettre fin à l’isolement de ces jeunes et arriver à ce qu’ils ne se sentent plus étrangers à notre société, comme ils se sentent aujourd’hui étrangers aux centres-villes de leurs quartiers. »
Paris-Match, 28 janvier
Elisabeth Guigou « oui, je vais renforcer la responsabilité parentale »
Quand 36 % des personnes interrogées disent subir directement un sentiment d’insécurité, quand on sait de plus que ce sont d’abord les plus fragiles qui subissent la délinquance, il est de notre devoir, sur une question aussi grave, d’apporter la réponse la plus complète possible.
Ce sondage, dans l’analyse des causes de la délinquance, conforte selon moi les choix du gouvernement en juin 1998 : allier en toutes circonstances la prévention, la sanction et l’insertion ; se donner les moyens d’une politique globale qui, au-delà de Jean-Pierre Chevènement et de moi-même, concerne aussi les ministres de l’Emploi et de la Solidarité, de la Ville, de la Santé, de l’Éducation nationale ; mieux coordonner les actions de terrain entre les services de l’État d’une part, entre ceux-ci et les conseils généraux d’autres part.
Il ne doit pas y avoir de malentendu sur la justice des mineurs. Oui, ils peuvent et doivent connaître la sanction. Les mineurs sont responsables pénalement avant 13 ans, et ils peuvent aller en prison de 13 à 18 ans, pour des crimes comme des délits. Mais la société doit se donner des moyens spécifiques et adaptés d’encadrer ces jeunes pour qu’ils rompent définitivement avec la délinquance. En fait, la justice des mineurs fait déjà bien davantage que la justice pénale pour adultes et elle doit être encore plus performante. Elle convoque le jeune - avec ses parents - même pour des petits faits de délinquance. Elle peut contraindre le jeune à réparer en nature. C’est grâce aussi à la spécialisation des juges des enfants et des éducateurs professionnels qui les encadrent que nous pouvons assurer un suivi précis du parcours de chaque jeune et signaler les familles à problèmes aux services sociaux pour éviter que les enfants n’entrent dans un processus de délinquance ou s’y installent.
Que comprendre ensuite des réponses très fortes en faveur des « maisons de correction » ou des « centres de retenue » ? Ces réponses expriment sans doute l’exaspération et l’inquiétude, légitimes, de la population face à la violence de certains jeunes. Est-ce que cela exprime le rejet des solutions carcérales (plus de 4 000 mineurs délinquants ont connu la prison en 1998) ? Est-ce que cela exprime une méconnaissance de ce qui se fait déjà ? Sans doute aussi. Il faut que les juges aient les moyens effectifs d’éloigner les jeunes délinquants qui ont commis des actes graves, de façon qu’ils ne puissent revenir aussitôt sous les yeux de leur victime. Il nous faut être plus efficace dans le traitement des jeunes délinquants, particulièrement des multirécidivistes. Des structures existent pour les différentes catégories de délinquants, mais leur nombre est insuffisant, il faut donc les développer, notamment les dispositifs éducatifs renforcés où chaque mineur est pris en charge 24 heures sur 24 par un éducateur, et où on lui apprend les règles de la vie en société : respecter les horaires, ne pas confondre la nuit et le jour, se plier à la discipline du travail et de l’exercice physique. C’est ainsi que l’on peut éviter la récidive. Et non en enfermant les jeunes (et pour combien de temps ?) dans des maisons de correction « à l’ancienne », avec gardiens et barreaux mais sans projet éducatif, sans soutien psychiatrique.
Ce qui est frappant aussi, c’est l’accent mis sur la responsabilité des parents, à travers l’idée de la suspension des allocations. Mais les Français doivent savoir ce qui se fait déjà dans ce sens. En matière pénale, des parents qui couvriraient les vols ou les trafics de leurs enfants sont susceptibles de poursuites judiciaires. Le juge des enfants peut mettre sous tutelle les prestations familiales pour en garantir un usage dans l’intérêt de l’enfant. Dernier exemple très parlant, quand un jeune est placé dans un foyer ou un dispositif éducatif renforcé, le juge peut déjà mettre sous tutelle les prestations familiales pour qu’elles servent à financer cette prise en charge extérieure. Ce type de responsabilisation fonctionne parce qu’elle est l’occasion d’un travail de fond avec les familles. Cela me confirme aussi dans le choix d’un renforcement de l’autorité parentale, du père comme de la mère, que je traiterai dans le cadre de la réforme du droit de la famille. Les Français demandent beaucoup aux parents. Moi, je dirai encore plus : la sécurité, c’est d’abord l’affaire de chacun d’entre nous.