Interview de M. Alain Juppé, Premier ministre, à Europe 1 le 1er février 1996, sur le plan de relance pour l'emploi, la baisse des taux d'intérêt, le chômage et la réforme fiscale mise en oeuvre dès 1996.

Prononcé le 1er février 1996

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Média : Europe 1

Texte intégral

A. Duhamel : Une partie de votre majorité a considéré que votre plan de relance était trop timoré. Que leur répondez-vous ?

A. Juppé : Je n'ai d'ailleurs pas entendu cela... C'est une petite partie de la majorité. Mais une immense partie de la majorité a approuvé ce plan. Depuis huit mois, qu'avons-nous fait ? D'abord, nous avons consolidé la situation de la France qui n'était pas bonne. Nos finances allaient à la dérive. Il fallait arrêter ce mouvement. Ça impliquait des décisions difficiles et impopulaires. Nous les avons prises. Je crois que petit à petit les Français comprennent qu'il fallait les prendre. Nous avons mis en place des réformes de structure : tout un plan pour les PME-PMI qui n'est pas encore en application. Je voudrais insister sur ce point : l'une des difficultés de l'art de gouverner, c'est qu'entre le moment où on annonce les mesures et le moment où elles entrent en application, il faut deux à trois mois, parce qu'il faut que le Parlement vote des lois. À la fin de l'année 1995, nous avons pris des mesures pour que ceux qui ont de l'épargne qui ne pouvaient l'utiliser puissent le faire. Et puis, comme le début de l'année 96 ne se présentait pas sur le plan de la croissance comme nous l'espérions en France et en Allemagne, nous avons décidé de prendre de nouvelles mesures pour soutenir l'activité, en particulier l'un des secteurs le plus créatifs d'emplois à court terme : le secteur du BTP. Voilà la logique, la cohérence et la continuité de la politique que nous menons.

O. de Rincquesen : Et pourtant M. Sarkozy, dans Le Nouvel Observateur, s'insurge contre ce qu'il appelle « la nouvelle pensée unique », du « sus à l'épargne ».

A. Juppé : Quand M. Balladur est arrivé en 1986 - ce n'était pas Bercy, mais Rivoli à l'époque - il a fait ce que nous avons fait : il a constaté que l'inflation était basse. Le taux du Livret A a été baissé à l'époque de 6 à 4,5 %. Je voudrais dire pourquoi nous avons pris cette décision qui est la plus difficilement ressentie aujourd'hui. Qu'est-ce qui est important pour les épargnants ? La première chose, c'est qu'ils ne sont pas spoliés. Il faut se rappeler que pendant 15 ans, ça a été le cas. Pendant 15 ans, le taux d'intérêt des Livrets A était inférieur à l'inflation, c'est-à-dire que le pouvoir d'achat des épargnants baissait. Je voudrais rappeler à M. JOSPIN qui fait de la politique comme on espèrerait ne plus en faire, c'est-à-dire de manière très polémique, que pendant toutes les années 80, l'inflation était très sensiblement supérieure au taux d'intérêt du Livret A : on spoliait l'épargnant. Eh bien, ceci n'est pas vrai aujourd'hui, avec une inflation à 2 et un taux d'intérêt à 3,5 %, le pouvoir d'achat des épargnants est préservé. La deuxième chose qui est importante, c'est que les épargnants les plus modestes, ceux qui n'ont pas la possibilité de placer leur argent autrement, parce qu'il existe d'autres formules, soient bien traités. C'est ce que j'ai prévu en mettant en place un premier Livret d'épargne qui est à 4, 75 %, c'est-à-dire plus du double de l'inflation.

C. Nay : C'est une question de présentation : on dit qu'on va avoir un plan de relance ; tout le monde salive ; et puis, on apprend qu'au lieu d'avoir un plus, on va avoir un moins. Comment transformer un moins en plus ?

A. Juppé : Le plan de relance est un plan de relance de l'activité. C'est d'abord un plan de relance du bâtiment et des travaux publics. À quoi sert l'argent qui est déposé sur les Livrets A dans les Caisses d'épargne ? Il n'est pas mis dans un bas de laine, il ne reste pas dans les Caisses. Il est ensuite prêté aux organismes de HLM pour que ces organismes construisent des logements ou modernisent les logements existants. Les organismes HLM, depuis des mois et des années, étaient bloqués dans leurs projets parce que l'argent qu'on leur prête était trop cher. En ajustant la rémunération des Livrets A, nous allons pouvoir - ça va se faire assez vite - baisser les prêts faits aux HLM. Ça va leur donner un fantastique ballon d'oxygène ; ça va permettre la mise en chantier de plusieurs dizaines de milliers de logements. Voilà comment on va créer des emplois ! Voilà pourquoi nous faisons cela ! Nous ne le faisons pas pour pénaliser qui que ce soit, mais pour permettre aux HLM d'avoir des ressources moins chères et de construire des logements, ce qui a un double effet : loger les Français qui en ont besoin et créer des emplois dans le secteur du bâtiment.

A. Duhamel : On dit que ce sont les banques qui vont profiter de cette baisse des taux d'intérêt ?

A. Juppé : Je ne pense pas que ce soit vrai. Les banques, depuis quelques mois, depuis octobre, ont baissé leurs taux d'intérêt de 1,20 %. La baisse des taux a été générale dans l'économie.

A. Duhamel : C'est moins que la baisse globale.

A. Juppé : 1,20, c'est très important. Les taux à court terme ont baissé de 3,3 % ; les taux à long terme de 1,2 % ; le taux du Livret A dans les conditions que l'on sait. Mais je voudrais souligner quelque chose : cette baisse du taux d'intérêt, c'est un grand succès pour la politique du gouvernement. C'était l'objectif que nous nous étions fixé en arrivant. Ça veut dire que la confiance internationale dans la France est revenue. À l'étranger, on sait que la France est redevenue un pays sérieux, que ses finances sont gérées de manière sérieuse, qu'elle a des objectifs et qu'elle s'y tient. Maintenant, il faut que la confiance nationale, la confiance intérieure revienne aussi. J'insiste : la baisse des taux d'intérêt, c'est la marque de la confiance internationale dans la France qui est un pays considéré comme stable, avec des perspectives d'avenir.

O. de Rincquesen : Toucher au taux du Livret A, c'est vraiment sacrilège ?

A. Juppé : Il faut peut-être de temps en temps toucher aux tabous, sinon on ne fait rien, c'est le conservatisme et l'immobilisme. Pendant toute une période, l'inflation était supérieure aux Livrets A. Et puis, quand l'inflation a baissé, qu'a-t-on fait ? On a baissé le taux du Livret A. Tout se passe comme si j'étais le premier depuis des décennies à baisser le taux du Livret A ! Je voudrais vous rappeler qu'en 1980, le taux du Livret A était à 8,5 % ; il est passé à 7,5, 6,5, 6, 4,5 : il y a donc des années et des années qu'il a baissé au fur et à mesure que l'inflation a baissé. C'est pour permettre la relance du logement social que l'on va en voir les effets dans les mois qui viennent.

C. Nay : On a l'impression que trop de plans tuent le plan. On a l'impression de s'y perdre un peu.

A. Juppé : Je ne suis pas de cet avis. Les opérateurs économiques ne s'y perdent pas. Tout le secteur du bâtiment a très positivement réagi à l'annonce de la mesure. Le prêt à taux zéro, qui concerne aussi le logement, est un succès. Le plan PME, qui a été annoncé le 27 novembre, il y a deux mois, ses principales mesures seront votées dans un texte qui sera présenté en mars. Il faut du temps. Il faut consulter toute une série d'organismes, le Conseil d'État, et d'autres encore. Tout ceci entre en chaîne de manière tout à fait régulière. Nous avons remporté déjà un certain nombre de succès : la baisse spectaculaire des taux d'intérêt. C'est la raison pour laquelle je dis aux investisseurs : « C'est maintenant qu'il faut investir, parce nos taux sont historiquement bas ». Nous avons prévu de nouveaux avantages fiscaux pour investir, pour créer de la richesse. C'est maintenant qu'il faut y aller.

A. Duhamel : Combien d'emplois peut créer votre dernier plan ?

A. Juppé : Dans le secteur du logement, notamment du logement social, tout le monde s'accorde à reconnaître que cela peut mettre en chantier 40 à 50 000 logements. Le ministre du Logement a expliqué, hier, qu'un logement supplémentaire construit, c'est un emploi direct, et vraisemblablement deux emplois induits, c'est-à-dire trois emplois. C'est donc plusieurs dizaines de milliers d’emplois qui sont concernés par ce plan.

O. de Rincquesen : Le plan de relance allemand annonce, pour dans deux ans, une baisse de l'impôt. N'auriez-vous pas pu terminer par une formule un peu plus vitaminée ?

A. Juppé : Je suis persuadé que si j'étais venu vous dire : « On va baisser les impôts en 1998 », vous m'auriez reproché amèrement de tirer des plans sur la comète. Il y a, entre la France et l'Allemagne, des similitudes : la croissance est ralentie en Allemagne comme en France ; le chômage, hélas, s'est remis à augmenter à la fin de l'année dernière en Allemagne comme en France - c'est la raison pour laquelle nous avons discuté avec nos amis allemands pour bien comprendre la situation. Mais nos pays ont aussi leurs différences : les Allemands subissent les effets d'une dérive salariale que la France n'a pas connue, alors que la France avait un problème de taux d'intérêt. C'est la raison pour laquelle nos plans ne sont pas également calqués l'un sur l'autre. Quant à la baisse des impôts, qu'a dit le Président de la République et qu'ai-je dit moi-même ? C'est qu'après la remise à niveau qui était nécessaire pour baisser les déficits, rétablir la confiance et baisser les taux d'intérêt, notre objectif, c'était la baisse de la pression fiscale en 1997 et 1998. Ce que les Allemands ont annoncé, nous l'avons nous aussi annoncé.

C. Nay : Le chômage vient de passer la barre des 3 millions : l'aviez-vous prévu ?

A. Juppé : Le ralentissement de la croissance qui s'est marqué en France, en Allemagne, un peu partout en Europe depuis octobre laissait prévoir cela. Il y a eu en plus, en France, les mouvements sociaux qui n'ont rien arrangé. Nous savions que les choses allaient se détériorer. Nous savons, hélas, qu'elles vont continuer à se détériorer pendant trois ou quatre mois. Ce qui est vital, c'est de provoquer le rebond à partir de la deuxième moitié de l'année. Quand on regarde l'évolution du chômage, qu'est-ce qui s'est passé ? Nous avons marqué des points sur le front du chômage de longue durée : le CIE est un succès. Il a permis de remettre au travail des gens qui étaient complètement exclus depuis un an ou deux.

C. Nay : Cela ne s'est-il pas fait au détriment des jeunes ?

A. Juppé : C'est un point positif qu'il faut souligner : des gens étaient exclus du travail depuis deux ans et y sont revenus. C'est un succès. En revanche, pour les autres catégories de la population, en particulier pour les jeunes, les choses ne se sont pas arrangées, elles se sont même détériorées. Je voudrais ici, comme je le faisais hier devant des maires rassemblés à Paris, dire que ce n'est quand même pas le gouvernement seul, quelle que soit la qualité de sa politique et de ses mesures, qui va pouvoir faire reculer ce fléau qu'est le chômage des jeunes ! Il faut que tout le monde s'y mette. La vraie exception française, le vrai mal français, c'est le chômage des jeunes. Je propose vraiment que tout le monde - les entreprises, les collectivités territoriales, les associations, l'État - se mette autour de la table pour trouver des solutions. Il y a des réformes de structure qui sont nécessaires, la formation en particulier, la meilleure insertion des jeunes dans l'entreprise - nous y travaillons ; il y a également des mesures à court terme, ce que j'ai appelé le « devoir national d'insertion des jeunes ». Je vous rappelle que le 21 décembre, quand j'ai rencontré les partenaires sociaux, nous avons, d'un commun accord, mis ce point à l'ordre du jour du dialogue social des premiers mois de l'année 96.

A. Duhamel : Quand pensez-vous que la courbe du chômage puisse s'inverser ?

A. Juppé : Il faut qu'elle s'inverse à la mi-96. C'est l'objectif commun que se sont fixé les Allemands et les Français.

O. de Rincquesen : Dans les mesures de soutien annoncées en décembre, certaines seraient inappliquées ou inapplicables ou tarderaient à venir. Des professionnels de la distribution automobile se plaignent de ne pas récupérer leur ristourne juppette.

A. Juppé : Si c'est le cas, c'est anormal. Je ferai les enquêtes et les mesures nécessaires, car cette mesure-là est en application. En ce qui concerne le déblocage de la participation, de la réserve de la participation des salariés, je voudrais en rappeler l'idée : il y a des salariés - pas tous - qui ont une réserve de participation bloquée, qu'ils ne peuvent pas utiliser, alors que si elle était disponible, ils pourraient acheter une voiture ou s'équiper pour leur maison. Nous avons décidé, le 21 décembre - je rappelle la date, c'était il y a un mois à peu près -, que cette réserve allait être sur deux années partiellement débloquée. Pour cela, il faut un texte de loi. Nous avons consulté tous ceux qui doivent être consultés, en particulier le Conseil d'État. Le texte passera le 7 février en conseil des ministres.

Ensuite, il faudra le faire voter par l'Assemblée nationale et le Sénat. Il sera sans doute voté courant mars. Voilà comment marche la démocratie. Il faut se le rappeler.

O. de Rincquesen : On essaiera de hâter le pas pour les mesures de janvier ?

A. Juppé : La plupart d'entre elles seront incluses dans le texte dont je viens de parler, qui porte un nom un peu barbare. J'en profite d'ailleurs pour dire à quel point cette majorité, qui est diverse, qui est parfois aussi turbulente, est en même temps loyale et déterminée. La réforme de la sécurité sociale, sa clé de voûte, c'est la réforme constitutionnelle qui permettra au Parlement de fixer les grands équilibres de notre sécurité sociale. J'avais lu, ici ou là, que cette réforme posait des problèmes épouvantables au sein de la majorité et qu'elle ne serait jamais votée dans les temps. Eh bien hier, le Sénat a voté le texte exactement dans les mêmes termes que l'Assemblée nationale, ce qui va nous permettre de tenir le Congrès à Versailles pour réviser la Constitution dans 15 jours. Cette réforme aura été accomplie dans des délais extrêmement brefs - et c'est la clé de voûte de la réforme de la Sécurité sociale - cela grâce à la bonne cohérence de la majorité.

C. Nay : Le Président de la République et vous tenez le même langage aux patrons : on vous baisse les charges et vous nous créez des emplois. Peut-on tenir un tel langage en économie libérale ?

A. Juppé : Les patrons embauchent quand ils ont des commandes. Ils ont aussi réclamé à cor et à cri pendant des années la baisse des charges. Nous l'avons faite. J'entends beaucoup parler de hausse des impôts. C'est vrai que nous avons été obligés, pour rétablir les grands équilibres et pour baisser les déficits, d'augmenter certains impôts, ce qui n'a pas été bien ressenti par la population. Je le comprends. Mais nous en avons baissé d'autres. Nous avons en particulier baissé dans des conditions spectaculaires les charges des entreprises lorsqu'elles embauchent des salariés peu qualifiés. Vous savez qu'aujourd'hui, sur quelqu'un qui est payé au SMIC, voire 130 % du SMIC, l'entreprise bénéficie d'une ristourne de plus de 800 francs : c'est considérable. Nous sommes fondés à dire aux patrons : « Quel est le renvoi d'ascenseur ? ». Je l'ai dit le 21 décembre lors du sommet social : nous ne prendrons pas d'autres mesures d'allégement des charges vis-à-vis des entreprises s'il n'y a pas de donnant-donnant, c'est-à-dire s'il n'y a pas d'engagement de recrutement, en particulier de recrutement des jeunes. Les entreprises ont un devoir d'insertion national des jeunes. C'est leur intérêt, parce qu'elles ont intérêt à la stabilité sociale du pays. C'est aussi leur intérêt économique car moins de jeunes au chômage, c'est moins de morosité dans la tête des parents et grands-parents, c'est plus de consommation et c'est plus de travail pour les entreprises.

A. Duhamel : S'il y a baisse des impôts l'année prochaine, ce sera baisse pour les entreprises ou les particuliers ?

A. Juppé : Nous avons déjà annoncé une réforme fiscale d'une très, très grande importance pour l'avenir et qu'on va mettre en oeuvre dès cette année. Elle est un peu technique. Je ne pense pas que nous ayons le temps d'entrer dans le détail ici. Il s'agit de diminuer des cotisations sociales payées par les salariés - ce sont les salariés qui seront concernés - assises sur leur salaire et de transférer ces cotisations sur une cotisation élargie payée par les revenus du capital de façon que la part salariale soit allégée. C'est une très, très grande réforme. C'est au coeur de la réforme de la sécurité sociale. Ça allégera le prélèvement sur les salaires. Ça, c'est pour le 1er janvier 1997. Pour l'année prochaine, nous sommes en train de réfléchir à d'autres mesures, je pense en particulier - ça concerne les entreprises - à la taxe professionnelle.

O. de Rincquesen : Aurez-vous l'audace de toucher au dossier des fonds de pensions ?

A. Juppé : J'ai dit, dans la réforme de la sécurité sociale, que nous nous proposions d'améliorer les mécanismes d'épargne-retraite collective. Nous Je ferons dans les mois qui viennent. J'observe que Je reproche qui m'est souvent fait est peut-être de faire trop de réformes. Il faut aussi les phaser dans le temps. Le gouvernement a devant lui la durée, la stabilité politique, le soutien d'une majorité parfaitement loyale. Ces réformes, nous avons donc au moins les deux prochaines années pour les mettre en application petit à petit.

C. Nay : Vous aviez demandé aux préfets de se lancer pour l'emploi. Ce n'est pas leur métier. Quel bilan en avez-vous ?

A. Juppé : Un bilan positif. Ils l'ont fait. C'est leur métier.

C. Nay : Pas de créer des emplois !

A. Juppé : Ils ont fait des choses qui ont permis de créer des emplois. C'est le métier des préfets que d'appliquer la politique du gouvernement. Comme la politique du gouvernement, c'est la priorité à l'emploi et aujourd'hui, relance de l'emploi. Il est donc normal que les préfets se mobilisent. Ils ont fait une chose très importante : ils ont mis tous les partenaires autour de la table. Grâce à leur action, on a créé dans de très nombreux départements ce que nous avons appelé le « guichet unique pour l'emploi », c'est-à-dire un lieu où le chef d'entreprise, notamment le chef de la toute petite entreprise qui veut créer un emploi, trouve face à lui en même temps l'ANPE, l'ASSEDIC, la direction départementale du travail, bref, tous ceux qui peuvent l'aider à créer cet emploi. Dans beaucoup de secteurs, ça a permis de débloquer la situation. Ça ne suffit naturellement pas. C'est la raison pour laquelle nous relançons aujourd'hui l'emploi avec, sur l'agenda du gouvernement et des partenaires sociaux, outre le problème capital, numéro un, de l'insertion des jeunes, un autre dossier sur lequel les partenaires travaillent et sur lequel l'État prend des initiatives dans son propre secteur : la réduction du temps de travail, qui est aussi, à condition de la faire de manière intelligente, modulée et souple, une réponse au problème du chômage.

A. Duhamel : Est-ce que cette année, il y a encore une chance de pouvoir aboutir à de nouvelles baisses des taux d'intérêt ?

A. Juppé : Je l'espère.

A. Duhamel : Cela vous paraît vraisemblable ?

A. Juppé : Je crois que c'est vraisemblable. D'ailleurs j'ai entendu, ici ou là, que l'on évoquait cette possibilité. Ce n'est pas le gouvernement qui décide, ce sont les marchés financiers. Je pense qu'il y a encore une marge de baisse des taux, encore que nous soyons, aujourd'hui, à un niveau historiquement bas. Ce n'est pas un bas calcul que d'attendre. Il faut y aller maintenant. Cela dit, la confiance dans la politique menée par la France est forte et on va voir d'ici quelques jours que nous avons exécuté le budget 1995, à un chouïa près, comme nous l'avions prévu, ce qui est la marque, véritablement, d'une grande détermination politique et nous allons continuer. La France est un pays dont la gestion budgétaire est redevenue sérieuse et ça se sait dans le monde.

O. de Rincquesen : Et sur l'emploi ? Avez-vous espoir d'aboutir ? Est-ce qu'il y a des gisements d'emplois sur le temps de travail, l'annualisation ?

A. Juppé : Bien sûr qu'il y a des gisements d'emplois. Il y a des gisements d'emplois, vous venez de le dire, grâce à la réduction du temps de travail. Non pas une réduction obligatoire et universelle parce que cela risquerait de mettre certaines entreprises en difficulté mais une réduction intelligente, modulée, résultant d'un vrai dialogue social entre les partenaires. C'est vrai, je le répète, y compris dans la fonction publique et dans les entreprises publiques. Et pour la première fois d'ailleurs, j'ai moi-même envoyé aux entreprises publiques, dont l'Etat est actionnaire majoritaire, une lettre que l'on a appelé une « lettre de cadrage social » pour leur demander, dans ce domaine de l'emploi des jeunes et de la réduction du temps de travail, de faire preuve d'un plus d'imagination que par le passé. Il y a aussi des gisements d'emplois considérables dans ce que l'on appelle les gisements d'emplois de proximité. C'est la raison pour laquelle, dans mon plan de relance pour la ville, j'ai prévu 100 000 emplois de ville qui sont très bien accueillis par l'ensemble des partenaires, et notamment par les élus, et c'est la raison pour laquelle, aussi, la prestation autonomie n'est pas abandonnée ; elle sera mise en oeuvre au 1er janvier 97 et tout le monde s'accorde à dire que c'est de nature à créer 50 000 emplois de service aux bénéfices des personnes âgées dépendantes.

A. Duhamel : Europe 1 organise une radioscopie de la France en crise : en quelques mots, quel est le diagnostic du docteur A. JUPPÉ sur la crise sociale de la France ?

A. Juppé : D'abord je ne suis pas docteur.

A. Duhamel : C'est une image.

A. Juppé : J'ai bien compris. J'aurais aimé vous suggérer un autre titre que « la France en crise », cela aurait plutôt été « la France en marche » parce que, certes, il y a des crises mais il y a aussi des réalisations très positives, très innovantes, très imaginatives qui se font. La France vend des Airbus tous les mois, la France a un commerce extérieur qui est l'un des meilleurs qu'elle ait jamais eu, la France est bonne sur l'inflation, la France investit, la France crée... Et on ne parle que de la France en crise !

A. Duhamel : Si j'ai bonne mémoire, le Président de la République en avait lui-même parlé un tout petit peu pendant sa campagne.

A. Juppé : Bien sûr, bien entendu, mais enfin, on est maintenant dans une phase où aussi l'optimisme doit être rigueur. Mon diagnostic, c'est que la France a des difficultés. Je n'aime pas tellement le mot de « France en crise », je dirais « la France en adaptation », des adaptations qui ont trop longtemps été différées. Je vais prendre un exemple qui me touche de près en tant qu'Aquitain et en tant que maire de Bordeaux. Cela fait des années et des années que l'on sait très bien qu'on ne va pas pouvoir continuer à dépenser pour notre défense nationale autant que lorsqu'il y avait le mur de Berlin, autant que lorsqu'il y avait la Guerre froide. On le sait bien et on n'a rien fait pour s'y préparer. Aujourd'hui nous nous retrouvons nous... Je me retrouve avec mon gouvernement dans une situation où nous avons à restructurer toute notre industrie d'armement. Nous allons le faire. Nous y mettrons l'argent qu'il faudra pour que les régions concernées ne soient pas pénalisées mais c'est une fantastique mutation qu'il faut faire. Quant à mon diagnostic sur la crise sociale, je dirais que je sens la France prête à redémarrer. Il y a une crise, il y a des mouvements sociaux profonds, il y a une perte de confiance, je ne suis pas aveugle et j'essaye de garder toute ma lucidité. Je crois qu'elle est due au fait que nous avons pris des mesures difficiles et impopulaires, j'ai dit tout à l'heure pourquoi c'était un point de passage obligé. Je crois que c'est dû au fait qu'il y a eu aussi des incertitudes politiques qui me semblent maintenant levées. Eh bien je sens petit à petit que les Français se disent, et ils me disent, quand je parle avec eux : « On comprend bien qu'il fallait le faire. » Maintenant c'est fait, eh bien je suis confiant dans le moral qui va, petit à petit, revenir tout au long de l'année 96.