Texte intégral
J'ai un jour dit que « la France ne saurait accueillir toute la misère du monde ». Le sort fait depuis à cette phrase n'a cessé de me surprendre. D'abord, littéralement, elle implique que, si la France ne peut accueillir toute la misère du monde, elle peut tout de même en accueillir une petite partie. Mais, surtout, ladite phrase trouvait sa place dans tout un discours qui, précisément, rappelait que sont déjà installés chez nous bon nombre - environ 4 millions - d'étrangers en situation régulière, et que, ceux-là, nous avions le devoir de les recevoir et de les traiter non seulement dans le strict respect des droits de l'homme, mais avec l'évident souci de les aider à devenir des citoyens français conscients de leurs devoirs, fiers de leurs droits et vivant en paix avec leur voisinage.
C'est dans les dernières années de la grande croissance, après la fin de la guerre d'Algérie, que la France se lance, notamment sous l'impulsion du président Pompidou, dans une politique d'industrialisation accélérée. Au service de celle-ci, au lieu de tout jouer sur l'investissement, la modernisation et l'automatisation, l'État accepte, sous la pression principale des industries sidérurgique et automobile, d'organiser un flux massif d'immigration. Portugais, Maghrébins, déjà quelques Turcs, encore quelques Espagnols et beaucoup d'Indochinois arrivent par centaines de milliers. On les reçoit mal : rien n'est prévu pour l'alphabétisation rapide, les femmes, les enfants, la scolarisation. On les entasse dans des cités immenses, notamment dans le Nord, dans l'agglomération lyonnaise, en Lorraine et dans la vallée de la Seine.
Les présidents suivants calmeront assez vite ce mouvement, d'abord Giscard d'Estaing, puis surtout Mitterrand, avec Defferre à l'Intérieur. Ce dernier mettra pratiquement fin à l'immigration officielle massive. Depuis une quinzaine d'années, le solde des mouvements réguliers n'est que de quelques dizaines de milliers par an, qu'expliquent les regroupements familiaux, quelques installations d'étudiants ayant fait leurs études en France, les exils politiques (droit d'asile) et de très rares autorisations pour des qualifications professionnelles reconnues, incomplètement compensés par les retours aux pays d'origine. À ce niveau, rien ne fait obstacle à l'insertion.
Mais il y a les clandestins. Le problème qu'ils posent serait à peine perçu si nous ne connaissions pas un chômage massif. Ce dernier découle beaucoup plus du ralentissement de la croissance, de la hausse des taux d'intérêt, de la volatilité des taux de change, de la mondialisation des mouvements de produits et de capitaux et de l'incroyable accélération du progrès technique. Les immigrés n'y sont directement pas pour grand-chose, mais nul ne peut empêcher que, dans la concurrence sauvage pour l'accès au travail, les premiers installés sur un terroir ne s'en prennent aux derniers arrivants.
Combien sont-ils ? Peut-être 150 000 par an, peut-être moins. C'est incontestablement trop. Mais la seule raison qui explique leur venue et leur maintien, c'est le travail clandestin. Il est difficile de lutter contre celui-ci, car il est très demandé, notamment dans le textile, le bâtiment et les travaux publics. Faute d'avoir le courage de s'attaquer vivement et massivement à ce problème - ce que j'avais commencé de faire - la stratégie inspirée par Pasqua, et que veut aggraver la commission parlementaire mise en place par la majorité, vise à donner de la France, dans le monde entier, une image suffisamment repoussante, à base d'internements administratifs et de brutalités policières, pour qu'elle dissuade les tentatives d'entrée clandestine. C'est une fausse piste.
Il est intolérable de séparer les familles, d'entraver les mariages de citoyens français avec des étrangers, de compliquer les études et l'installation des enfants, de multiplier les drames humains dans les foyers nationalement composites. À ce jeu, ce sont des millions d'hommes et de femmes en situation régulière que l'on va inquiéter, irriter, et finalement rendre violents. Ce sont des mesures de guerre civile.
La seule répression nécessaire et suffisante est celle du travail clandestin, et notamment de ses employeurs. Il est normal qu'elle soit lourde. L'arsenal législatif actuel y suffit largement ; encore faut-il l'employer pleinement.
Mais toute mesure qui risque de pénaliser des gens en situation régulière doit être bannie, au nom tant de la paix civile que de l'honneur de la France et de ses grandes traditions en matière de droits de l'homme et de droit d'asile. Et puis, bien sûr, ce n'est que l'aide au développement qui permettra aux peuples pauvres de retrouver chez eux l'espoir dans l'avenir.