Texte intégral
Mes chers collègues,
Mes premiers mots seront pour vous remercier toutes et tous, très chaleureusement, de l'honneur que vous me faites en me portant à la présidence de notre Assemblée. Ces remerciements vont d'abord, bien sûr, à ceux qui dans leur diversité et leur rassemblement m'ont choisi face à des compétiteurs valeureux. Ils vont aussi à l'opposition, qui doit savoir que je serai le président de tous les députés : l'objectivité et l'équité seront évidemment ma règle. Mes remerciements vont enfin à notre doyen qui s'est exprimé avec une vigueur que ne semble pas émousser le temps, à mes devanciers, nos collègues ici présents, anciens présidents, Louis Mermaz et Henri Emmanuelli, qui ont apporté beaucoup à nos travaux, et à mon prédécesseur immédiat, qui a été par ses initiatives et son impartialité un président de grande stature, Philippe Séguin. Chacun d'eux, s'appuyant sur le personnel remarquable de notre Assemblée, a fait avancer notre institution en n'oubliant jamais - c'est pourquoi siéger sur ces bancs est émouvant et fort - que le cœur de la démocratie bat ici, dans cet hémicycle, pour la France, bien sûr, mais aussi pour beaucoup d'autres peuples dans le monde.
J'emploie cette expression « le cœur battant de la démocratie » pour désigner notre enceinte, même si nous savons tous que dans les décennies passées le son de ce battement s'est fait parfois discret. En ce début de onzième législature, un tel risque n'existe pas. Dans le respect de nos institutions et compte tenu de la nouvelle configuration politique, on redécouvre en effet que la France est une République parlementaire. Il y a douze jours, le suffrage universel a tranché. À la suite de la dissolution décidée par le Président de la République, nos compatriotes ont voulu changer de politique : ils ont changé de majorité. Le chef de l'État a nommé un nouveau Premier ministre auquel j'adresse mes félicitations et mes vifs souhaits de succès, Lionel Jospin.
La semaine prochaine, celui-ci présentera une déclaration de politique générale sur la base de laquelle le gouvernement agira, et il engagera la responsabilité de celui-ci. Il est clair que notre Assemblée, dans sa diversité, jouera un rôle tout à fait central. Ce rôle n'a rien de formel. Il est celui qui est reconnu par nos textes fondateurs à chacune et à chacun de vous. Ma fonction consistera à y veiller, et à construire avec votre Bureau, avec vous tous, l'Assemblée nationale de l'an 2000.
Cette tâche ne sera pas aisée, non seulement parce que les problèmes sont difficiles et importants, les attentes de nos concitoyens, avec pour conséquences, quand ils sont déçus, des revirements fréquents de majorité. Mais il faut aussi nous demander si les sociétés complexes et méfiantes dans lesquelles nous vivons ne tiennent pas en échec l'idée démocratique elle-même telle qu'elle a été pratiquée jusqu'ici. Les rythmes du changement, la technicité et l'internationalisation des problèmes, le territoire d'application de la loi coincée désormais entre l'Europe et la décentralisation, tout cela et bien d'autres données conduisent à s'interroger : qu'il s'agisse de l'Assemblée ou du Sénat - que je salue -, les modalités de la vie parlementaire recoupent-elles encore vraiment celles de la vie réelle ?
À quoi s'ajoute désormais ce qu'on appelle le « virtuel ». Notre institution, si elle veut remplir son rôle, devra adapter et même parfois changer ses méthodes, comme elle a commencé de le faire, en ayant à l'esprit deux convictions.
La première, c'est que le progrès politique et social trouve sa source profonde dans l'expression du suffrage universel qu'est la représentation nationale. Ces murs ne sont pas faits pour nous isoler des souhaits de la population. Ils servent à délimiter, au cœur de l'espace public, un lieu de délibération où s'expriment les questions, les revendications, les conceptions, les solutions : un lieu où les différences les plus fortes peuvent s'harmoniser dans l'intérêt du plus grand nombre. Mieux nous débattrons ici, moins on s'affrontera au dehors.
En outre, notre société connaît des bouleversements dont nous devons continûment prendre la mesure. Le terme prévu pour cette législature est 2002. Nous ne devons pas nous contenter d'être l'Assemblée qui conclura le siècle ; nous devons être celle qui préparera le siècle prochain.
Or, depuis une trentaine d'années, les Français ont pris l'habitude, sous l'effet notamment de la médiatisation, d'entretenir une sorte de face-à-face entre le gouvernement et la rue par télévision interposée ; l'Assemblée nationale, reconnaissons-le, est souvent court-circuitée, ou bien elle est jugée sur l'image qu'en offrent les médias plutôt que sur la qualité propre de son travail. Les prises de vue l'emportent alors sur les points de vue. Souvenons-nous en lors de nos prochaines séances de questions d'actualité.
Pour autant, les médias ne font que réfléchir en les grossissant les insuffisances de notre système parlementaire, que les Français interprètent comme autant de faiblesses de leurs élus. Ces dysfonctionnements devront être corrigés pour réussir l'Assemblée nationale de l'an 2000, grâce notamment à cinq évolutions importantes.
Premièrement, l'Assemblée nationale de l'an 2000 comportera - c'est une avancée très positive - plus de femmes que dans le passé. Je salue d’une façon toute particulière nos collègues femmes élues. La précédente Assemblée en comptait trente-deux. Celle-ci soixante-trois, avant constitution d'un gouvernement heureusement féminisé. En même temps que le rajeunissement de notre Assemblée, cette progression, encore modeste, devra être poursuivie pour l'ensemble des responsabilités électives. Le mouvement devra s'étendre aussi aux autres secteurs : économique, social et culturel.
Deuxièmement, l'Assemblée nationale de l'an 2000 comportera moins de cumuls de fonctions. Il y a un peu plus de dix ans, j'avais pu proposer et faire voter la première loi limitant à deux le cumul des mandats. Il appartiendra au gouvernement et au Parlement d'aller plus loin.
Cette évolution devra s'accompagner sans doute d'une nouvelle approche du statut des élus. Elle emportera des conséquences sur nos modes de travail ici-même, la limitation des cumuls donnant son plein sens à la session parlementaire unique.
Troisièmement, l'Assemblée nationale de l'an 2000 comportera davantage d'initiatives venant des parlementaires eux-mêmes. Cette évolution est indispensable. Parodiant une formule fameuse, on pourrait dire en effet que trop d'exécutif tue l'exécutif. Nous demanderons donc au gouvernement de réserver des séances plus fréquentes aux propositions d'initiative parlementaire, leur discussion devant cesser d'être bridée par un corset de fer juridico-financier. Comme il s'y est engagé dans la campagne électorale, nous souhaitons qu'il fasse un usage strictement minimum du fameux article 49, alinéa 3, de la Constitution et du vote bloqué. Ces deux changements décorsèteraient déjà beaucoup l'initiative des députés.
Quatrièmement, l'Assemblée nationale de l'an 2000 devra améliorer ses moyens de contrôle, car le contrôle est consubstantiel à notre fonction. Sans même qu'il faille recourir à des outils juridiques nouveaux, et dès lors que nous en aurons la volonté politique, les temps forts de notre vie publique pourront et devront se vivre d'abord dans cette enceinte : annonces majeures de la part du gouvernement, organisation des grands débats. Les offices parlementaires devront exercer, avec les moyens correspondants, la plénitude de leur rôle. La Cour des comptes devra être davantage sollicitée pour apporter régulièrement aux députés ses analyses sur la situation réelle des finances budgétaires et sociales ; ses rapports pourraient être discutés régulièrement dans nos commissions. L'organisation du débat budgétaire devra incontestablement être revue, de même que les mécanismes indispensables de suivi des réglementations et des décisions européennes.
Il est légitime, aussi, que des commissions d'enquête puissent être instituées plus aisément, y compris à la demande de l'opposition. Enfin, il paraîtra opportun que, comme dans toutes les grandes démocraties, l'Assemblée ait à connaître des opérations militaires et des accords de défense.
D'autres modifications évoquées dans la campagne électorale impliquent, elles, des dispositions juridiques nouvelles, parfois très importantes - comme la réduction à cinq ans de la durée des mandats électifs -, ou plus techniques : je pense à la refonte de nos commissions permanentes, dont ni le nombre ni la répartition ne correspondent à la société de demain. Ces changements, à mon sens, s'imposent si on souhaite une pratique vraiment satisfaisante du Parlement.
Enfin, l'Assemblée nationale de l'an 2000 devra s'ouvrir bien davantage sur le monde car, de plus en plus, notre circonscription, ce sera à la fois le local et le monde. L'examen de multiples sujets, souvent dans des auditions publiques, ne peut plus être réservé à des commissions composées exclusivement de non-élus, en une « adhocratie » contestable si elle signifiait que les politiques doivent s'occuper seulement des sujets politiciens. Les parlementaires sont là pour examiner - sur le fond et avec le temps qu'il faut - tous les sujets importants, examen préparé le cas échéant par d'autres instances compétentes, comme le Conseil économique et social. Ouverte aux citoyens, l'Assemblée devra mener à son terme, selon des modalités à préciser, le projet de chaîne télévisée civique et parlementaire. Elle devra utiliser très largement les technologies du futur, montrer l’exemple dans ce domaine clé, en devenir en quelque sorte l’ambassadrice, pour aider les députés - nous en parlerons ensemble - à mieux remplir leur mission. Bref, communiquer régulièrement, rapidement, modestement et directement avec nos concitoyens : cette transparence, c'est aussi ce qu'attendent les Français.
Mes chers collègues, un Français qui a vingt ans aujourd'hui n'a entendu parler, depuis sa naissance, que de crise, de chômage et de récession. Ses parents se trouvent souvent eux-mêmes confrontés à cette épreuve, sans projet qui puisse leur paraître accessible. Rien d'étonnant, dans ces conditions, à ce que la France soit à beaucoup d'égards désorientée.
Notre pays est frappé aussi par des inégalités très fortes. Sur tout le territoire et au cœur de nos villes, les disparités ne sont plus vécues comme les dérives d'un système juste ; elles apparaissent, malheureusement, comme la norme. L’accroissement des richesses matérielles, globalement, se poursuit, mais il s'accompagne de fortes disparités sociales : pauvreté, précarité, inégalités.
La France, enfin, malgré d'immenses atouts, est morcelée. Certains, à qui la chance sourit, poursuivent leur chemin sans se retourner. D'autres, qui n'ont plus d'emploi ou de toit, ou qui craignent d’en être privés, se replient sur eux-mêmes. Grande est la tentation de se réfugier dans sa situation particulière ou de s'en remettre à la loi du plus fort, qui est le contraire de la loi. On sait à qui profite toujours le pire.
Dans ce contexte, certains prétendent que la politique, en général, et l'Assemblée nationale, en particulier, ne disposeraient d'aucune marge de manœuvre, comme s'il fallait se résoudre à l'ordre des choses, fût-il inefficace ou injuste. Ma conviction est différente, comme - je le crois - la conviction de la plupart d'entre nous. Nous voulons que chaque citoyen continue d'aimer notre République, de la faire vivre, et qu'il puisse avoir confiance dans sa devise universelle. Notre travail Assemblée porte une ambition à laquelle elle doit consacrer tout son travail : l’ambition de progrès économique et de justice sociale exprimée précisément par le vote des Français, celle de jeter les fondements de la société future, une société de la connaissance, du temps choisi, de la solidarité, une société républicaine qui a fait le choix de l'Europe et qui respectera l'environnement. Cela suppose, entre le gouvernement et la représentation nationale, un dialogue confiant et maîtrisé : je suis certain que ce sera le cas. Cela implique que celui ou celle qui, sur ces bancs, voudra intervenir sera écouté et respecté.
Car, à peine sortis d'une élection, il ne faut pas que nous en oubliions les leçons en métropole et outre-mer. Le peuple, en se prononçant, nous a fait passer plusieurs messages, notamment ceux-ci :
« Nous voulons que les choses changent » ;
« Nous voulons un changement non seulement de politique, mais un changement de la politique » ;
« Le chômage est inacceptable ; cela coûtera certainement cher de le combattre, mais rien ne coûte plus cher que le chômage » ;
« La sécurité n'est pas seulement nécessaire dans la rue, elle est une exigence générale de la démocratie ».
Enfin, revenant en permanence, s'adressant à nous tous et résumant chacune de ces interpellations, ce dernier message : « Nous allons vous faire confiance, mais ne nous décevez pas. »
Agir donc, et ne pas décevoir. Si, dans certains domaines, des contraintes évidentes existent, pour ce qui est de la rénovation de notre vie publique, le succès dépend strictement et exclusivement de nous.
Mes chers collègues, il n’y a pas de démocratie authentique sans un Parlement vivant et fort. Bonne chance, avec vous tous, à l'Assemblée nationale du nouveau siècle !