Interview de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, dans "L'Evénement du jeudi" le 31 juillet 1997, à propos des arrêtés pris par certains maires interdisant la circulation des enfants mineurs après minuit, sur la politique de la ville et le développement social des quartiers.

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Média : L'évènement du jeudi

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EDJ : La polémique sur les arrêtés de couvre-feu pour les enfants a opposé deux camps. D’une part, celui de Ségolène Royal, selon laquelle « les enfants ne sont pas des chiens », et pour qui cette mesure n’a comme objectif que de tendre la main aux électeurs du FN. D’autre part, celui de la droite, qui voit ces arrêtés comme une mesure de bon sens. Jugez-vous que le débat a été bien posé et que pensez-vous de ces arrêtés ?

Martine Aubry : Je ne reprendrai à mon compte ni les propos des uns, ni ceux des autres car la réalité est ailleurs. Derrière la présence d’enfants dehors la nuit, qui choque, à juste titre, tout un chacun, il y a des problèmes lourds : un environnement familial en difficulté, une déshérence affective, des échecs scolaires, et, pire encore, des problèmes à se situer dans la société. Traiter de ces situations complexes par une mesure simpliste est indigne d’élus. Ces arrêtés n’apportent rien de plus à la législation actuelle. Les syndicats de police l’ont bien rappelé : l’article 375.1 du code civil indique clairement qu’un mineur qui se trouve dans la rue la nuit, c’est d’abord parce que leurs parents vont mal. Il ne faut pas laisser croire qu’on peut régler ces problèmes par de tels arrêtés, ou bien, comme certains le proposent, en supprimant les allocations familiales ou en n’agissant que par la voie coercitive.

EDJ : Que dites-vous aux 81 % de Français qui trouvent que ces arrêtés sont une mesure de bon sens ?

Martine Aubry : Chacun voyant un enfant dans la rue la nuit trouve normal qu’il soit pris en charge. C’est du bon sens. Étonnez-vous plutôt qu’il n’y en ait pas 100 % ! Cette disposition est déjà prévue par la loi, mais c’est à l’évidence loin d’être suffisant. C’est un moyen coercitif final qui n’apporte pas de solution au problème posé. Qui sont ces jeunes ? Regardons la réalité de ces quartiers, l’été : quand on n’a pas les moyens de partir en vacances, quand on vit dans la promiscuité, dans des logements bruyants, c’est vrai que les parents laissent les enfants le soir dehors. Parmi ces jeunes, il y en a qui vivent dans des familles sans difficulté particulière qui, faute de partir, occupent leur temps bien souvent en bas des immeubles. Je préfèrerais que les maires règlent les problèmes des vacances de ces enfants-là.

Il y a aussi d’autres jeunes : plutôt plus âgés, très structurés, qui croient que la société ne peut plus rien leur apporter. Pour eux, travailler à l’école n’a pas de sens. Ils ont pour exemple leur famille au chômage, le grand-frère qui, malgré sa réussite à l’école, n’a pas trouvé de travail. Ils apprennent alors à se débrouiller et glissent peu à peu dans une société parallèle, vivent du deal, de la petite délinquance. Pour ces jeunes-là, la vraie réponse, c’est l’emploi.

Mais il y a plus difficile : les enfants non structurés mentalement. Ils sont le fruit d’une et parfois deux générations d’exclusion. Ils ne sont plus dans aucune structure, ni familiale ni scolaire ; ils ne sont pas non plus insérés dans un quartier. Ces enfants-là ont manqué de tout, y compris de l’essentiel : le lien affectif de base qui fait qu’on se structure. Certains enfants n’ont aucune notion des liens familiaux : cette femme qu’on appelle par son prénom, est-ce ma mère ? Cet homme, est-ce mon père ou l’ami de ma mère ? Non que ces parents soient indignes, mais ils sont complètement débordés par toutes les difficultés vécues. Ils ont « dévissé », ils ne peuvent plus faire face. Ces enfants-là, on les retrouve dans la violence, parfois même au sein de l’école. Ils n’ont plus aucun repère, ne sont plus capables de se projeter dans l’avenir. Entre le désir et le passage à l’acte, il n’y a plus aucune retenue, aucun obstacle. Voilà la réalité des enfants de l’exclusion.

EDJ : Vous dites qu’ils sont de plus en plus nombreux ?

Martine Aubry : Soyons clairs, leur nombre est encore marginal, même s’ils sont de plus en plus nombreux. Nous avons travaillé deux ans au sein de la fondation Agir contre l’exclusion, avec des sociologues, des psychologues, des médecins. Aujourd’hui, personne ne sait ce que devient un gamin de 10, 12 ans qui, parce qu’il a manqué de ces liens minimaux avec un père, une mère, n’a pas été structuré. Il ne faut pas faire l’erreur de les confondre avec ceux qui sont en échec scolaire, mais qui sont structurés mentalement, même s’ils ont des difficultés liées aux problèmes sociaux ; ni avec ceux qui deviennent délinquants. Ne pas prendre en compte cette diversité de situation empêche d’avancer.

EDJ : Vous parlez comme un acteur de terrain, mais on a aussi envie d’entendre la ministre. Quel doit être le rôle de l’État ?

Martine Aubry : L’État républicain doit donner à chaque famille les moyens de se prendre en main, d’assumer ses responsabilités. Il ne suffit pas de parler de démission parentale. Que peut faire une femme seule, qui n’a pas de travail, ne sait plus vers qui se tourner, et dont l’enfant, brutalement, pose problème ? L’État républicain doit apporter l’assistance nécessaire dans ces périodes critiques, quand on ne peut pas faire autrement, mais doit aussi donner aux familles les moyens de remplir leur rôle.

EDJ : En quoi cela corrigerait-il le sentiment d’échec des enfants ?

Martine Aubry : Pour ces jeunes, qu’ils soient délinquants, en danger ou qu’ils connaissent des difficultés à se structurer, il n’existe plus de lieu qui fixe des repères. La famille, confrontée à des difficultés lourdes, n’arrive plus à maîtriser la vie quotidienne. Ces jeunes sont le plus souvent en échec scolaire. L’éducation nationale doit réfléchir à d’autres pédagogies que celles de l’abstraction. Il y a d’autres formes d’intelligence, plus concrètes. D’autre part, je ne comprends pas le discours sur l’école fermée ou l’école ouverte. L’école doit être ouverte sur le quartier, sur les parents. Elle doit les responsabiliser sans les culpabiliser. Beaucoup d’initiatives vont dans ce sens pour aider les familles à accompagner leurs enfants dans le travail scolaire. Exclure n’est jamais une solution.

Enfin, l’école doit être au cœur du projet éducatif. J’y travaille à Lille, avec l’aménagement du temps de l’enfant. On voit bien que ces écoliers, compte tenu de leurs conditions de vie, ont du mal à se concentrer huit heures par jour. C’est pourquoi il faut préférer des formules qui visent à étudier six jours sur sept, cinq heures par jour : l’enfant fixe mieux son attention et il peut pratiquer d’autres activités. Quand, l’après-midi, il fait du théâtre, du sport, que le proviseur le sait, que c’est pris en compte dans le système éducatif, on favorise la réussite. L’essentiel, c’est de donner à chaque gamin la chance de réussir. Être le meilleur gardien de but du quartier doit être aussi valorisant qu’être premier en français. Nous travaillons actuellement à ce projet éducatif avec Claude Allègre et les autres ministres concernés. Quels sont les besoins et comment y répondre ? C’est ce que nous allons engager à la rentrée, notamment avec le programme pour l’emploi des jeunes.

EDJ : Comment allez-vous vous y prendre pour, à la fois, valoriser les quartiers et les intégrer dans un projet global de la ville ?

Martine Aubry : Une ville n’est pas seulement un lieu où l’on dort : c’est un lieu où toutes les catégories sociales doivent se mêler, où les services publics sont présents, où l’on travaille, où l’on a des loisirs et des activités culturelles. La conception des grands urbanistes des années 60 qui saucissonnaient l’homme (l’homme qui dort, celui qui travaille, celui qui consomme, celui qui s’amuse…) est obsolète. La misère a toujours existé. Mais, dans les années 50, un enfant, même lorsque ses parents étaient sans ressources, rencontrait la société quand il rentrait de l’école. À présent, que voit-il ? Des logements dégradés et pas de travail. En résumé, lorsque la socialisation ne se fait pas dans la famille et mal à l’école, la ville n’offre plus aucun lieu d’insertion. Pour moi, l’exemple à suivre est celui de la Renaissance italienne : le mécène côtoyait le peintre, l’artisan, l’ouvrier. Cette société était injuste, inégalitaire, mais elle ne créait pas pour autant l’exclusion. Dans les dix ans qui viennent, l’enjeu majeur sera d’être capable de reconstruire de vraies villes à la place de ces quartiers. Il faut commencer tout de suite ! Je vais demander à des urbanistes, des humanistes, des sociologues et des philosophes de travailler sur ce sujet.

EDJ : Avez-vous les moyens de transformer Vaulx-en-Velin en Florence ?

Martine Aubry : La reconstruction de vraies villes prendra du temps. Dès maintenant, agir dans les quartiers pour lutter contre les exclusions, ce n’est pas seulement avoir des politiques spécifiques – nécessaires à court terme – c’est faire en sorte que dans chacun des grands axes de l’intervention de l’État : le logement, l’éducation, la santé, la sécurité et, bien sûr, l’emploi et le développement économique, on apporte les réponses aux difficultés que vivent quotidiennement les habitants de ces quartiers. La politique de la ville doit être intégrée dans toutes les politiques structurelles de l’État. J’y travaille avec tous les ministres concernés. Nous menons une réflexion commune, chacun apporte sa vision : comment traiter le problème des locataires déficients, des SDF, de l’échec scolaire et des quartiers en difficulté, mais aussi l’accès aux soins ‘aujourd’hui, un Français sur cinq n’arrive pas à se soigner). Comment faire revenir la police et les services publics dans les quartiers ? Enfin, parce que ces quartiers méritent un apport complémentaire, puisque nous n’avons pas su en faire de vraies villes, il y a la politique spécifique de la cille. Elle s’appuie sur les acteurs de terrain, autour d’objectifs concrets, quartier par quartier, avec des moyens qui permettent de travailler avec les associations.

EDJ : Vous avez compris que, pour résoudre les problèmes techniques, il faut refaire de la politique ?

Martine Aubry : Je n’ai pas attendu aujourd’hui pour le savoir. Faire de la politique, c’est être capable de définir des priorités, d’organiser un débat démocratique. Les bonnes réponses sont celles qui mobilisent les gens, qui mettent la société en mouvement, pas celles qui s’imposent d’en haut. La politique, c’est donner du sens et une perspective à une société plus solidaire et plus efficace.

EDJ : En 1998, les contrats de ville qui lient l’État aux collectivités locales et aux acteurs de terrain seront renégociés. Comptez-vous différencier les priorités selon les quartiers ?

Martine Aubry : Absolument. Le lien social n’existe plus que par les associations. On ne le dira jamais assez : ce sont elles qui empêchent l’explosion des quartiers. Je m’engage donc à les aider. Mais je préfèrerais qu’on aille vers davantage de globalisation : il faut distribuer l’argent autour de grands objectifs et vérifier son usage après coup, plutôt que de le parcelliser par structure. Avec les mêmes sommes d’argent, on avancera beaucoup plus vite que maintenant où chacun a le petit projet d’emmener quinze mômes en vacances ou de les occuper le samedi et le dimanche !