Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, accordée à la presse anglo-saxonne le 7 octobre 1997, sur sa vision de la politique étrangère de la France, l'Union européenne, la situation en Algérie, les relations franco-américaines, les droits de l'Homme et les relations avec l'Irak.

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Média : Presse anglo-saxonne

Texte intégral


Question : Quelles seront les grandes lignes de votre politique étrangère ? Y aura-t-il une politique différente ou est-ce plutôt une continuation ? Quel sera votre style ? Au début de l’automne, nous pensions que vous seriez un homme plutôt discret, retiré de l’avant de la scène, et nous voyons tout d’un coup, un ministre qui parle de la politique catastrophique du Moyen-Orient, qui prend plus partie pour les autorités en Algérie. Décrivez-nous comment vous voyez votre rôle et le style de ce rôle ?

Réponse : Je ne peux pas décrire ma politique. Dans notre système, nous ne pouvons pas dire la politique du ministre car nous nous nous inscrivons par définition dans une continuité, ne serait-ce qu’à travers le très grand nombre de textes, de traités, d’engagement internationaux, de déclarations…. Il y a des éléments de continuité considérables pour l’ensemble des pays. Deuxièmement, c’est le même président de la République. Troisièmement, un ministre, même ministre des Affaires étrangères, est évidemment un élément très important mais qui fait partie d’un ensemble gouvernemental. Il ne s’agit pas de faire différemment pour le plaisir. Un gouvernement arrive, il traite les problèmes en fonction de ses objectifs et de ses principes. Dans le cadre de la cohabitation à l’intérieur des discussions permanente avec le président de la République, mais à aucun moment, il n’y a l’idée de faire des choses différentes pour le plaisir. Peut-être qu’après, on apercevra des différences ni un parti pris de similitudes. Cela ne se présente pas comme cela. On peut être ministre des Affaires étrangères sans se poser jamais cette question.

Dans certains cas, lorsqu’il y a des changements majeurs, il peut y avoir des dirigeants politiques qui éprouvent le besoin d’envoyer des signaux, symbole de changements. Là, nous sommes dans une situation particulière. Le nouveau gouvernement arrive au mois de juin, il est d’accord sur l’euro, pour faire l’euro à la date prévue et dans les conditions prévues par le traité. En revanche, le Pacte de stabilité seul, je ne suis pas d’accord. Je pose la question de savoir s’il pense qu’il faut qu’il y ait un rééquilibrage à travers une coordination des politiques économiques, donc, il y a une impulsion qui est donnée. Il y a une conviction, un engagement de politique économique et sociale. Voilà un exemple.

Quant au style, je ne débarque pas avec des proclamations a priori. Ce n’est pas mon style de dire à l’avance que je vais faire ceci ou cela. La question du style, c’est aux autres de dire ce qu’ils en pensent. Je crois qu’il y a une composante d’explication, une composante pédagogique très importante, surtout dans nos sociétés médiatisées, dans lesquelles les options publiques sont souvent parcourues par des émotions très fortes, qui ne les aident pas vraiment à comprendre la complexité des situations, qui ne les préparent pas à comprendre les politiques qui sont menées pour traiter les problèmes. Je pense que les dirigeants, les gouvernements, les ministres ont un devoir d’explication plus grand que jamais. Je n’ai l’intention de n’avoir ni un style discret ni l’inverse. Je n’ai pas d’a priori sur ce point. Selon les cas, je pense qu’il faut travailler discrètement, ou au contraire, faire des déclarations fortes. Il ne faut se priver de rien. La situation internationale et la politique étrangère d’un pays comme la France sont déjà suffisamment compliquées comme cela. Il ne faut se priver d’aucun élément de l’éventail, d’aucun instrument de l’orchestre. Cela dépend des moments, et vous commenterez après.

Question : Pendant combien de temps la France et l’Europe vont rester comme cela en regardant ce qui se passe en Algérie et sans faire quelque chose pour les civils ? Ma seconde question porte sur l’Europe : au-delà de toutes les traces rituelles que l’on entend sur le moteur franco-allemand, avez-vous l’impression que la France et l’Allemagne sont sur la même longueur d’ondes ?

Réponse : Sur la relation franco-allemande, je fais partie des gens qui ont toujours dit, même avant d’être ministre, je l’ai écrit – qu’il n’y avait jamais d’identité de vues automatique entre la France et l’Allemagne. Beaucoup de gens ont parlé de la relation franco-allemande d’une façon un peu ingénue, naïve et euphorique, comme si la France et l’Allemagne avaient forcément la même approche sur les différentes questions. Or cela n’a jamais été le cas. Jamais. Ce sont des pays profondément différents pour mille raisons que nous n’allons pas reprendre ici, chacun les connaît. Ce sont des pays très différents et qui, à un moment donné, ont eu l’intelligence politique et historique de faire un effort considérable et constant pour faire converger leurs positions. Ce à quoi ils arrivent puisque cela fait plusieurs dizaines d’années qu’ils arrivent à cette convergence. Selon les cas, tous les jours, vous avez où la France et l’Allemagne sont du même avis. Tant mieux, des sujets sur lesquels la France et l’Allemagne ne sont pas du tout du même avis et sur lesquels nous n’avons pas la même approche et des sujets sur lesquels on arrive à changer et d’autres sur lesquels on n’y arrive pas. Cela n’a rien de tragique. C’est normal, il y a un problème d’interprétation dans la presse française et allemande, sous prétexte que nous sommes en désaccord sur je ne sais quelle discussion financière à Bruxelles, ou sur je ne sais quel projet industriel qui n’est pas forcément important. Alors, il y a des interrogations sur le couple franco-allemand. C’est forcément important. Alors il y a des interrogations sur le couple franco-allemand. C’est ridicule. Il n’y a aucune raison de s’interroger sur la stratégie générale parce qu’on vérifie chaque matin que ce sont des pays différents. Dès lors que le système de volonté politique de trouver des solutions de synthèse et des convergences, fonctionne, cela veut dire que nous sommes dans le même axe. Aujourd’hui, par exemple, il y a un sujet sur lequel la convergence est très frappante et a vraiment des conséquences historiques, c’est l’euro. Or, Dieu sait ce que l’on a pu dire sur l’euro sur un ton sceptique, sur un ton ironique, d’incompréhension ou d’hostilité, depuis la réunion où la vraie décision politique a été prise, c’est-à-dire en septembre 1989 à Strasbourg. Avant même que ce soit dans les traités, durant des années, beaucoup de gens se sont moqués de ce projet et n’y croyaient pas. Finalement, la volonté de faire avancer ce projet a été plus forte que tous les obstacles. Voilà un exemple, non seulement de convergence franco-allemande mais de convergence qui a entraîné et qui a créé un fait majeur pour l’ensemble des pays de l’Union européenne et qui aura des conséquences pour le monde. Évidemment, à nos yeux, ce sont des conséquences positives. En revanche, au même moment, il y a des sujets sur lesquels la France et l’Allemagne n’ont pas la même approche. Sur l’affaire institutionnelle et de l’élargissement par exemple, aujourd’hui, pour des raisons nous comprenons très bien de son point de vue, l’Allemagne parle plus volontiers d’élargissement parce qu’elle a un désir de vois ces pays d’Europe centrale très consolidée par le resserrement de leurs liens avec l’Union européenne. Nous, en France, nous mettons plutôt l’accent sur la réforme institutionnelle. Nous estimons qu’à Amsterdam, il y a eu quelques petits progrès tout à fait insuffisants. C’est toujours bien mais ce n’est pas la réforme institutionnelle majeure dont nous pensons avoir besoin avant un prochain élargissement. Voilà un autre exemple où les positions, au point de départ ne sont pas les mêmes. Cela n’a rien de tragique. Cela nous est arrivé de nombreuse fois. Nous travaillons et nous verrons. Si vous prenez la question plus générale du financement de l’Union européenne, alors là, il n’y a pas deux pays d’Europe qui ont le même point de vue au départ. C’est normal, il y a un cadre pour en discuter. Cela a été assez constant.

Je ne sais pas pourquoi vous appliquez cette question en particulier à la France et à l’Europe.

Question : C’est plus près, géographiquement, historiquement.

Réponse : Oui. Mais cela ne nous donne pas de responsabilités, ni de moyens particuliers d’agir. Il y a 185 pays dans le monde. Vous pourriez faire le tour et demander. L’argument de la proximité, dans un monde aussi globalisé et mondialisé, ne pèse pas lourd et on tente parfois de s’occuper de situations qui sont loin par rapport à cela. Ce n’est pas une question française.

Question : Il y a des liens avec l’Algérie.

Réponse : Cela dépend dans quel sens vous l’entendez justement. C’est pour cela que sur ce sujet il y a autant à dire sur les questions que sur les réponses. Les questions sont souvent étonnantes parce qu’elles sont souvent posées comme s’il y avait une sorte de responsabilité particulière.

Il n’y en a pas.

Question : (Sur l’Algérie).

Réponse : Je n’ai pas ce discours en tout cas. Je pense que c’est un pays très important pour nous, un pays indépendant, proche, voisin, avec lequel nous souhaitons naturellement voir se développer dans l’avenir de très bonnes relations, de même que nous souhaitons de très bonnes relations avec les pays du Maghreb, et nous souhaitons des relations très étroites entre l’Union européenne, les pays du Maghreb et les pays de la Méditerranée. Il y a un schéma d’ensemble, une pensée, une vision diplomatique et c’est aussi important pour nous que l’idée que l’on se fait de l’évolution des pays d’Europe centrale et orientale. Nous avons forcément une vision sur nos voisins de l’Est, du Sud et du Sud-est. C’est très important. Dans la tragédie actuelle, est-ce que la France a une responsabilité particulière. Je ne vois pas en quoi. Avons-nous des moyens particuliers de faire ceci ou cela, alors que ce n’est ni le cas de l’ONU ni de l’Espagne ni de l’Italie, ni des autres pays ? Je ne vois pas non plus. La question peut se poser mais c’est une question très globale. Ce n’est pas une question française.

Question : Si je puis me permettre, vous avez le problème d’une immigration massive. M. Jospin a parlé de l’idée de relaxer les conditions pour la délivrance des visas pour les Algériens qui se sentent en danger. Ce qui arrive à ce pays n’est pas accepté par beaucoup de gens. C’est pour cela que la France est en première ligne.

Réponse : C’est un terrain un peu différent, cela ne consiste pas à dire que la France a une responsabilité particulière dans ce qui se passe et cela ne consiste pas non plus à dire que la France est dans une position où elle peut trouver des solutions magiques que les autres n’ont pas.

Question : Un pays plus exposé a plus envie de trouver les solutions.

Réponse : Nous avons décidé d’échanger nos informations avec Mme Albright et de rester en contact.

Question : Allez-vous davantage accueillir les Algériens menacés de mort ?

Réponse : Nous en sommes bien conscients. Vous faisiez allusion à ce qu’a dit le Premier ministre. Vous savez que sur la base du rapport Weil, le gouvernement est en train d’élaborer des projets de texte notamment sur les questions de l’asile qui permettront une interprétation un peu plus libérale. Je suis tout à fait d’accord, il faut pouvoir répondre. Mais dans certaines limites. Il faut pouvoir répondre à des demandes de ce type. Nous sommes d’accord avec cela, mais ce n’est pas la solution au problème. Répondre à des demandes de personnes qui sont dans des situations terribles et politiquement et moralement conforme à ce que nous sommes, et nos traditions. Mais ce n’est pas la solution.

Question : Que faudrait-il faire ? Est-ce que des pays étrangers à l’Algérie peuvent et doivent faire quelque chose ?

Réponse : C’est difficile de répondre. C’est à chaque pays de se poser la question. Je peux vous dire qu’aussi bien à New York que dans des réunions européennes, je ne cesse de croiser des gens qui se disent entre eux : « que peut-on faire. » Ils ne se disent pas : « que doit-on faire ? ». Ils voudraient pouvoir faire quelque chose. Il y a de réalités : c’est un pays indépendant, souverain, un pays qui n’est pas demandeur et la plupart des gens, qui voudraient pouvoir faire quelque chose, ont du mal eux-mêmes à le formuler. Quand vous regardez les souhaits et les propositions des uns et des autres, en dehors du désir d’être mieux informé – ce qui est autre chose – sur le plan d’une solution éventuelle, vous n’avez pas relevé, je pense, de propositions particulières. 

Question : Il y a eu celle de Kofi Annan.

Réponse : Non. Il n’a rien dit de très précis. Il a exprimé une disponibilité à intervenir, si les autorités algériennes le souhaitaient. Mais c’est un problème algéro-algérien. Nous n’avons rien. Kofi Annan est le gardien d’une organisation qui doit respecter la souveraineté intérieure des États et ne peut pas commettre un acte d’ingérence…Kofi Annan a dit qu’il constatait qu’il n’était pas dans des conditions où il pouvait faire quelque chose.

Question : Ne voit-on pas une forme de position comme les États-Unis et l’Union européenne, pour une solution politique ?

Réponse : C’est extrêmement difficile. Il faut que vous compreniez pourquoi. Il est extrêmement difficile, pour des responsables français, d’aller au-delà de l’expression de sentiment d’humanité que l’on ressent par rapport à ce qui se passe, de sentiments de compassion et de l’expression d’un souhait : que les Algériens réussissent à trouver ensemble, par des solutions politiques, la possibilité de sortir de cette tragédie. C’est extrêmement difficile d’exprimer autre chose que ces grands principes et aucun de ceux qui se posent la question ailleurs – puisque je le répète, ce n’est pas un problème spécialement français – n’ont avancé de propositions.

Question : Est-ce que l’espoir serait de voir se développer une solution sans la présence internationale ?

Réponse : La question de la médiation ne se pose pas dans le contexte que nous observons, car il n’y a pas de demandes des uns et des autres. Une médiation existe lorsqu’elle est demandée entre deux parties en conflit qui ne sont pas en mesure de se parler directement et que d’autres personnes peuvent amorcer la discussion.

Question : (inaudible)

Réponse : C’est vous qui le dites de l’extérieur. Mais depuis des dizaines d’années, il y a eu nombre considérable de conflits, dans lesquels les protagonistes n’ont pas cherché de médiation, ni d’intervention. On ne peut pas partir de l’idée systématique que l’on a des moyens d’actions partout, que l’on peut intervenir comme on veut, et que la souveraineté nationale n’existe plus. Cela ne se présente pas comme cela et de toute façon, je ne veux pas développer ces points.

Question : (inaudible)

Réponse : La question de la loi d’Amato est une question qui se pose essentiellement aux autorités américaines. Nous ne sommes pas partie prenante. Ce n’est pas à nous de déterminer dans quelle mesure cette loi s’applique ou pas. Vous connaissez notre position de principe. Cette loi d’Amato n’a pas à s’appliquer de façon extraterritoriale. C’est une position générale sur l’ensemble des lois à prétention extraterritoriale et c’est tout. Il n’y a aucun désir de compliquer les choses, de chercher les difficultés et d’avoir des polémiques avec qui que ce soit. Ce n’est pas du tout notre but. C’est une question qui se pose aux autorités américaines.

Question : (inaudible)

Réponse : La France est solidaire des autres sur ce point. Vous avez noté qu’il y a une très grande homogénéité des Quinze. Ils sont vraiment d’accord dans leur rejet complet de ces lois à prétention extraterritoriale. Et d’ailleurs, il y a peut-être d’autres exemples. Je ne peux pas vous dire que l’on décidera le 15 octobre mais il y a une position de principe très ferme et en même temps, une grande disponibilité pour poursuivre les discussions. L’Europe ne cherche pas de conflit. Elle n’a pris aucune initiative dans cette histoire. Elle ne cherche pas de difficulté. Ce n’est pas elle qui vote les lois contre d’autres. Elle se borne à affirmer ses droits légitimes si elle est entraînée dans une difficulté malgré elle, elle défend ses intérêts.

Question : Au sujet d’un livre consacré à François Mitterrand, selon lequel l’ancien président considérait que la France était en guerre contre les États-Unis.

Réponse : C’est plutôt une soirée littéraire. M. Mitterrand a écrit 250 livres. Il y a un nombre extraordinaire de conversation qui sont rapportées dans certain cas. Je reconnais des choses que j’ai entendues. Dans d’autres cas, je suis complètement stupéfait par ce que je lis. De plus, cela ne tient jamais compte du contexte et il y aurait tout un développement à faire. C’est difficile de partir de cette citation…

Question : Quelle impression ?

Réponse : Il y a deux choses intéressantes : les relations avec les États-Unis et d’autre part, le problème de la citation. Or, l’expérience que j’ai, quand vous vivez à côté d’un grand dirigeant, qu’il a confiance en vous, il parle toute la journée et il parle normalement, car il a besoin d’avoir une sorte d’espace de confiance dans lequel il va dire ce qu’il pense. Il y a forcément autour de dirigeants – mais c’est vrai pour tout le monde – un endroit où l’on parle librement, où l’on se défoule, on teste des hypothèses, on discute en mettant en avant des suppositions absurdes pour voir la réponse. On dit des choses pour voir comment réagissent les interlocuteurs. Chez François Mitterrand, il était intéressant de voir comment il adorait provoquer, sur tous les pans, pas spécialement sur les États-Unis ; il était plutôt rempli d’a priori sympathique sur les États-Unis. Il était provoquant et les réponses changeaient et rebondissaient en fonction des gens.

La vérité des hommes d’État, c’est ce qu’ils font. Il y a une sorte d’exercice un peu vain, distrayant sur le plan populaire et qui consiste à avoir ce que l’un a dit à l’autre, comme si c’était beaucoup plus important de ce qu’il a dit à un président en visite.

Question : Cette phrase est peut-être simplement une provocation ?

Réponse : Elle n’a peut-être jamais existé. Elle a peut-être existé. Elle a peut-être été dite par François Mitterrand à propos d’autre chose ou inventée. De toute façon, elle n’a aucun sens, en dehors du contexte.

Question : Comme caractérisez-vous les relations franco-américaines ?

Réponse : Je fais ce commentaire et c’est valable pour d’autres que François Mitterrand. C’est valable pour tous les dirigeants avec lesquels il est possible d’avoir des consultations.

Sur les relations avec les États-Unis, je trouve que nous sommes dans une situation très bonne, très claire, très franche, confiante. Je trouve qu’il y a une relation assez détendue par rapport à d’autres époques. On applique un peu ce que je disais sur l’Allemagne sous un autre angle. Nous sommes d’accord sur certains points. Tant mieux. Sur certains points, nous ne sommes pas d’accord. Ce n’est pas un drame. Nous sommes entre les deux. Nous discutons. Je pense que la bonne façon de gérer les relations franco-américaines, c’est de les débarrasser de tout cet arrière-plan parfois hystérique, avec une utilisation de l’exagération. Il faut prendre ces relations avec calme, tranquillité dans cadre général d’amitié. Vous connaissez ma formule : « nous sommes amis, alliés, mais nous ne pouvons pas être aligné sur tout automatiquement. » Il y a des cas où l’on est d’accord, c’est bien. Et il y a des cas où on ne l’est pas, on discute, on s’explique. C’est aussi simple que cela.

Question : (inaudible)

Réponse : Je cherche une politique étrangère réaliste et je crois qu’il faut décaper un certain nombre de choses, tout une série de faux procès, toutes une série de polémiques artificielles qui se réveillent tout le temps. Parfois, cela peut concerner les États-Unis, car il nous arrive souvent en France d’avoir le sentiment de ne pas être compris par les opinions américaines. Je cherche à clarifier cela et si je peux, je cherche à l’apaiser et à aller sur un terrain plus réaliste. Je prends un exemple qui ne concerne pas les États-Unis, car le point de départ de ma démarche n’est pas les États-Unis ? Je ne suis pas chargé de définir la ligne des États-Unis.

Mon problème, c’est la France. La France est un pays qui a, depuis longtemps, du mal à se situer par rapport à la réalité du monde. Comme j’ai dit aux ambassadeurs, il y a une sorte d’oscillation dans l’esprit français entre la prétention, notre rôle universel, notre voix, notre rang, nos principes, nos valeurs et exactement l’inverse, ce qui une sorte de mélancolie lorsque l’on s’aperçoit que cela ne marche pas et que l’on n’est pas le centre du monde, et ceci avec ces discussions sémantiques, car c’est important en France. Il y a longtemps, le président Giscard d’Estaing avait dit : « la France est une puissance moyenne. » Cela avait provoqué une indignation générale. Les Français se disent : « Sommes-nous une super puissance ? » Non, on ne peut pas le dire. Sommes-nous une puissance moyenne ? Non, c’est intolérable. Alors, que sommes-nous ? On ne sait pas.

Je pense que, cette difficulté à décrire les choses comme elles sont, la réalité du monde telle qu’elle est, a quelque chose de malsain qui pèse sur la façon dont ce pays se voit, se conçoit. Cela se retrouve dans chaque polémique de politique étrangère, sur chaque point.

Aux ambassadeurs, j’ai proposé une classification tout simple : pour leur dire, il n’y a aucune raison d’être prétentieux, et encore moins de raison d’être déprimés lorsque l’on regarde la réalité. Nous sommes dans un monde global : 185 pays, une super puissance, puissance économique, commerciale, militaire, la langue dominante, toute une série de phénomènes qui sont très symboliques de cette puissance considérable qui s’exerce partout, même en dehors des rouages de la politique. C’est là ou j’ai cité le portrait image : Microsoft, CNN, les services secrets, le New York Times… des choses symboliques, pour bien montrer que c’est une puissance globale et planétaire enveloppant. Mon objectif est de parler aux Français pour qu’ils arrivent à se resituer de façon claire et apaisée par rapport à Celma. Le volontarisme français traditionnel que je respecte doit s’appuyer sur des réalités. Il y a la super puissance et on trouve tout de suite après, 6 à 7 puissances qui ne sont pas des super puissances, puisqu’il n’y en a qu’une pour le moment, mais qui ont une influence mondiale par différents canaux : une influence économique, culturelle, pays membres du Conseil permanent de sécurité, ou membres du G7… Je pense à la Russie, la Chine, le Japon, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la France. On pourrait discuter sur un ou deux autres pays. Ce sont des puissances de nature très différente, par la taille, par la population, par le potentiel, par le PNB, par le niveau de l’armement, l’action nucléaire ou non. Mais, dans ma classification, ce sont les puissances qui viennent juste après la super puissance et qui, quand même, ont une influence sur les affaires du monde en général. Je dis cela pour dire aux Français, que, franchement, il n’y a pas de quoi être désespérés. Il faut arrêter cette nostalgie qui empoisonne toutes les discussions par rapport à l’époque où la France était au centre du monde, lorsqu’on voit que nous sommes dans une catégorie tout à fait extraordinaire. On arrive à 7 pays sur 185 moins 1.

Question : (inaudible)

Réponse : Je ne fais pas de commentaire, je vous parle de mon raisonnement. L’aboutissement de mon raisonnement est de dire : voilà la réalité, nous sommes un pays qui a des atouts considérables et il faut les utiliser à partir d’une analyse réaliste du monde tel qu’il est. Dans ce réalisme, il faut en finir avec la vision exagérée que l’on porte sur les États-Unis. Il y a une super puissance. Oui, mais il y a un pays important, qui est la France. Encore une fois, nous sommes des pays amis, fondamentalement, depuis très longtemps et l‘on ne peut pas être d’accord automatiquement. Je répète mon raisonnement : tant mieux lorsqu’on est d’accord, et quand on n’est pas d’accord, ce n’est pas un drame.

Il n’y a pas de raison que les Français en aient peur, pas de raison que les Américains fassent un procès d’intention chaque fois qu’il y a un désaccord sur quelque chose. C’est normal, et ce n’est pas tragique. Nous discutons, et c’est une sorte de cure de réalisme. J’ai expliqué que, par rapport aux États-Unis, étant donné que la présence américaine est partout dans le monde actuel, il faut que la France ait la capacité en même temps, le même jour, sur des sujets différents, d’être d’accord sur quelque chose, en désaccord sur autre chose, de discuter sur un troisième sujet, d’être indifférent sur autre chose. Il n’y a pas de raison de se priver d’un des éléments de la politique. Il faut avoir cette discussion sous cet éventail. Cela suppose naturellement, avec les dirigeants américains, une discussion qui soit amicale, franche, réelle, pas simplement un formalisme diplomatique. Il faut parler vraiment des sujets et se dire comme je l’ai dit tout à l’heure : là on est d’accord, voici pourquoi ; là on ne l’est pas, voici pourquoi, et avoir une capacité de parler de cette manière. Dans mon analyse, je ne sais pas si elle est différente par rapport à la précédente, c’est à vous de le dire, dans mon approche et dans mon analyse, on a besoin d’une vraie discussion. Pour ma part, j’ai essayé de nouer avec Mme Albright, depuis que je suis dans ces fonctions, u rapport de cette nature qui permette une vraie discussion.

Question : Quelle est la place des Droits de l’Homme dans votre politique étrangère ?

Réponse : Aujourd’hui, si vous prenez les pays occidentaux en général, il n’y a évidemment aucun pays qui puisse dire que les Droits de l’Homme n’ont aucune importance, et il n’y a aucun pays qui puisse dire que la politique étrangère n’est fondée que sur les Droits de l’Homme. Cela n’existe pas. Aucun pays ne peut dire cela. Dans les deux cas, cela ne serait pas sérieux. De toute façon, les politiques étrangères sont des combinaisons, de prises en compte d’intérêts stratégiques, de défense et de sécurité, d’intérêts économiques, de principes et de valeurs comme les Droits de l’Homme. Cette dimension est toujours présente dans des proportions et selon des modalités différentes, selon les sujets et selon les moments. Cela peut être identique ou différent car encore une fois, la combinaison des différents éléments de la politique étrangère n’est jamais tout à fait la même d’un pays à l’autre. Cela peut changer selon les épisodes, il peut y avoir des tactiques différentes. Quand on entre plus en détail dans l’affaire des Droits de l’Homme, il y a deux façons de s’en occuper : la façon déclaratoire et une façon plus méthodique, plus pratique qui consiste à se demander ce qu’il faut faire réellement pour que, dans tel ou tel pays, réellement, on respecte de mieux en mieux les Droits de l’Homme. La politique des Droits de l’Homme dans les pays occidentaux, là aussi, est faite d’un mélange. Un mélange des déclaratoire dans lequel on prend des positions flatteuses, et de principes pour les Droits de l’Homme et, à ce moment-là, on travaille plutôt pour sa propre opinion publique.

Et puis, il y a l’autre volet de la politique des Droits de l’Homme qui est beaucoup plus compliqué, qui est de se demander ce qu’il faut faire concrètement dans tel ou tel pays d’Afrique, en Chine, ou dans tel autre pays d’Asie, ou ailleurs pour que, réellement, il y ait une sorte d’évolution globale, politique, économique, sociale qui finisse par consolider l’émergence démocratique. Mais ce sont des processus très compliqués. L’histoire de vos pays montre que ce sont des processus compliqués et que personne n’a trouvé la façon comme cela, en claquant des doigts de faire venir par miracle, dans son pays, la démocratie. C’est un point commun à toutes les politiques étrangères ? C’est présent dans toutes les politiques étrangères occidentales, à des degrés variables, selon les moments, les pays et les autres considérations qui sont toutes aussi nobles que celle-là. La combinaison du déclaratoire et de politique concrète est également variable. Cela s’ajuste plus ou moins bien entre les différents pays occidentaux, et c’est rarement exactement la même chose. Les opinions ne sont pas frappées par les mêmes drames, par les mêmes tragédies. Les centres d’intérêts ne sont pas toujours les mêmes, et la politique étrangère, et précisément la concertation diplomatique qui prend un temps terrible – les deux tiers du temps de la vie du ministre – a pour objet d’essayer de faire converger cela. Mais cela ne converge pas toujours.

La question ne se pose pas en noir et blanc, il n’y a aucune politique connue qui soit tout l’un ou tout l’autre.

Question : Comment caractérisez-vous les relations franco-américaines ?

Réponse : Je crois que c’est le même problème que le vôtre. J’ai du mal à faire la synthèse et c’est très difficile de caractériser les relations entre la France et les États-Unis, par exemple. Si vous prenez simplement la qualité des relations personnels entre deux présidents ou deux ministres, vous avez une indication importante mais cela ne caractérise pas l’ensemble des relations. Je crois beaucoup à ce que j’ai dit tout à l’heure : vous avez en permanence des relations qui sont bonnes, et d’autres qui sont moins bonnes, des sujets sur lesquels on est d’accord, d’autres sur lesquels on ne l’est pas. Je crois que l’on arrivera à une relation franco-américaine normale, calme, dépassionnée et beaucoup plus utile qu’avant, le jour où tout le monde aura compris cela. Tout est le contraire de tout en même temps. Il me semble que la relations entre les deux présidents est bonne, la relation entre les ministres est tout à fait bonne. Denver est un phénomène un peu différent, il y a des Européens qui ont été agacés par certains aspects du communiqué et de la présentation qui consistait à dire que les solutions américaines sont excellentes et que le monde entier devait les admirer et s’en inspirer. Je suis très familier des sommets des Sept, puisque j’ai été à 11 sommets avant Denver. Je suis assez familier de cette rhétorique. Cela m’a choqué moins que d’autres. C’est un peu dans la nature de cette rencontre. Le communiqué électronique est d’un triomphalisme un peu épais, et par ailleurs, on est tout à fait d’accord sur la Bosnie. Ce n’est jamais univoque.

Sur la question africaine, je ne pars pas du tout de l’a priori qu’il y ait un désaccord global ou une compétition délibérée. Il y a un dynamisme global, partout, y compris en Afrique.

Question : (sur le voyage en Afrique)

Réponse : Mon objectif est très simple : dès que mon emploi du temps me le permet, je prends contact avec le plus grand nombre de régions, avec mes homologues. Je n’ai pas pu y aller avant et je veux montrer que l’Afrique aujourd’hui est un élément de notre politique étrangère globale. Ce n’est pas un domaine à part. Nous avons des relations anciennes, très particulières, très amicales avec un certain nombre de pays africains et il n’est pas question de les abandonner. L’engagement de la France restera aussi fort. Mais nous voulons compléter ces liens traditionnels par une vision plus globale de l’Afrique et de son ensemble. C’est cela que mon voyage vise à montrer. C’est pour cela que je vais en Afrique du Sud, en Éthiopie, à la fois pour aller dans l’Est de l’Afrique et aussi parce que le siège de l’OUA. Mais je vais aussi en Côte d’Ivoire bien sûr, puisque c’est un des pays africains les plus proches de la France.

Voilà notre idée d’approche. De plus en plus, nous voudrons montrer que l’Afrique est un élément normal, et a une dimension très importante mais normale pour nous.

Nous ne sommes pas obsédés de traiter cela de façon purement franco-française. J’ai déjà eu beaucoup de conversations sur l’Afrique avec mes homologues belges, allemands, anglais, espagnols, italiens, marocains, égyptiens et américains.

Question : Il semble qu’il y ait entre les États-Unis et la France au sein du Conseil de sécurité une différence de politique, sinon d’approche, concernant l’Irak et la région du Golfe. Partagez-vous l’analyse américaine disant que l’Irak représente toujours une menace pour la région ?

Réponse : Sur l’Irak, je ne pense pas que nous ayons de grosses différences, dans la mesure où le fond de notre politique est qu’il faut appliquer les résolutions du Conseil de sécurité pour que l’Irak retrouve sa place dans la communauté internationale, ce que nous souhaitons par ailleurs, lorsqu’elle aura entièrement appliqué ces résolutions. Ce n’est pas une position très différente des autres membres permanents du Conseil de sécurité. Ce n’est pas une position différente des États-Unis. Le reste, ce sont des commentaires qui sont faits autour de cela.

Mais notre politique est claire et nette. Il y a des résolutions qui comportent des obligations pour l’Irak. L’Irak doit remplir ses obligations et jusqu’ici, au terme des différents rapports publiés – même si l’on peut toujours discuter des différents aspects particuliers des rapports en question – on ne peut pas dire que l’Irak ait rempli toutes ses obligations au titre des résolutions. C’est une position française claire, constante, depuis le vote de ces résolutions. Simplement nous n’ajoutons rien aux résolutions. S’il y a des nuances, ce sont des nuances à la marge par rapport à cela. C’est l’accord central. Faut-il ou non appliquer toutes les résolutions du Conseil de sécurité ? Nous répondons oui. Nous avons d’ailleurs toujours répondu oui. Il y a eu des nuances avec le gouvernement précédent, mais ce n’étaient que des nuances puisqu’il y avait toujours l’accord central sur l’application pleine et entière des résolutions. Ce n’est pas un sujet de grosses différences.

Question : (sur le rapport de la commission spéciale des Nations unies sur l’Irak)

Réponse : Je n’ai pas regardé cela d’assez près. Je ne peux pas vous dire, mais la réponse à votre question est contenue dans ce que je viens de dire. Nous avons un guide dans notre politique, qui est que l’Irak doit remplir complètement ces résolutions.

Quant au Proche-Orient, j’ai évidemment envie d’y aller et j’en ai l’intention. Je suis invité à me rendre dans tous les pays. Je n’ai jamais fixé de date. Je n’ai jamais eu à reporter ce voyage. Quand je suis arrivé, c’était extrêmement compliqué de trouver des dates. J’étais parti de l’idée de faire une tournée globale. Puis, ça n’allait pas dans certains pays et il y avait la Conférence des ambassadeurs, dont on parlait tout à l’heure et beaucoup d’obligations. Bref, nous n’avons pas trouvé de date jusqu’ici. Mais je vais y aller. Tous les ministres que j’ai vus à New-York m’ont tous inviter à y aller.

Question : Il semblerait aujourd’hui que le gouvernement italien soit sur le point de tomber. Qu’en pensez-vous ?

Réponse : Ce n’est pas lié à la situation en Algérie. Sur le premier point, je ne veux pas faire de commentaire sur la situation intérieure italienne. C’est une affaire qui concerne les Italiens et je n’ai pas à faire de commentaire. Je ne vois pas de dissensions de cette majorité. C’est un gouvernement constitué sur une base claire…