Interviews de M. Jean-Louis Bianco, ministre des affaires sociales et de l'intégration, dans le "Parisien" le 28 janvier, le Nouvel Économiste le 14 février et à Antenne 2 le 19 février 1992, sur ses projets pour les retraites et dépenses de santé, l'intégration sociale et l'immigration clandestine.

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Média : Le Parisien - Le Nouvel Economiste - Antenne 2

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Jean-Louis Bianco, ministre des Affaires sociales et de l'Intégration, explique au "Parisien" les raisons du redressement des comptes de la sécurité sociale. La branche santé est excédentaire. Les retraites vont faire l'objet de différentes mesures qui seront proposées au Premier ministre d'ici au mois d'avril.

Le Parisien : Les comptes de la sécurité sociale seront-ils équilibrés en 1992 ?

Jean-Louis Bianco : La Commission des comptes, organisme indépendant du gouvernement, annonce en effet un quasi-équilibre de la sécurité sociale pour 1992. C'est un grand succès. Les branches famille, vieillesse et maladie pesant autour de mille milliards de francs, il est difficile d'être rigoureusement exact. À cette incertitude près, les comptes seront donc équilibrés.

Le Parisien : Comment expliquez-vous le retour à l'équilibre ?

Jean-Louis Bianco : C'est le résultat de l'effort des Français. Effort commencé en juin 1991 avec l'augmentation de 0,9 % des cotisations maladie. Effort de maîtrise des dépenses de santé également qui entraîne une réduction des gaspillages.

En 1992, 80 % des dépenses feront l'objet d'engagements de maîtrise négociée avec les professions de santé. Si les médecins concluent un accord avec l'assurance maladie, ce sera presque 100 %. Nous voilà bien loin des craintes exprimées il y a quelques mois ! La politique de maîtrise négociée commence à porter ses fruits. Mais attention, il ne faut surtout pas relâcher l'effort, il faut continuer à bien gérer sinon les dépenses repartiront et le trou recommencera à se creuser.

Le Parisien : D'où vient l'excédent prévisible de la branche maladie ?

Jean-Louis Bianco : La branche maladie devrait être excédentaire de sept milliards en 1992. Ce résultat provient à la fois de la maîtrise des dépenses, du 0,9 % sur les cotisations (8 milliards en 1991 et 22 milliards en 1992) et des mesures d'économies (2 milliards en 1991 et 7 milliards en 1992). C'est d'autant plus remarquable qu'il a fallu faire face à des dépenses supplémentaires tout à fait légitimes. Trois milliards pour les infirmières et les personnels hospitaliers, avec 9 milliards de rentrées en moins en raison du ralentissement économique.

Le Parisien : Les retraites ont enregistré 20 milliards de déficit en 1991 et [illisible] milliards en 1992. Le libre blanc annonçait pourtant un dérapage inévitable de 10 milliards par an. Que s'est-il passé d'une année sur l'autre ?

Jean-Louis Bianco : J'ai dit en 1991 que j'équilibrerai les comptes de la maladie, c'est fait. Quant aux retraites, le déficit s'est creusé en 1991 pour des raisons techniques, nous rattrapons en 1992, mais l'ordre de grandeur sur trois ans, c'est bien celui du livre blanc. Notez que le pouvoir d'achat des retraités a été maintenu et même légèrement amélioré entre 1981 et 1991. Pour l'avenir, nous en assurerons le maintien : je ferai des propositions au Premier ministre d'ici au mois d'avril. Le droit à la retraite à soixante ans sera évidemment maintenu et il n'est pas question de remettre en cause le principe de la répartition.

Le Parisien : Que retiendrez-vous du rapport Cottave ?

Jean-Louis Bianco : Le rapport Cottave est très intéressant. Notamment quand il suggère la création d'un fonds social, relevant de la solidarité, qui serait destiné à financer les cotisations de retraites pour des périodes comme le service militaire, le chômage, la maladie, l'invalidité, la préretraite. Il est possible de le créer sans nouvel impôt ni cotisation.

Le Parisien : Plus précisément ?

Jean-Louis Bianco : Le financement d'un tel fonds correspond bien à l'esprit de la contribution sociale généralisée. On peut envisager un transfert qui lui affecterait une partie de la CSG.

Le Parisien : À chaque élection, les comptes s'améliorent. Cela tient du miracle.

Jean-Louis Bianco : La Commission des comptes, je le répète, est totalement indépendante du gouvernement. C'est son rôle de dire la vérité des chiffres. L'équilibre des comptes pour 1992 n'a rien de miraculeux. Il y a eu, je vous l'ai dit, un effort de tous et des économies. Ce qui change, c'est que pour la première fois nous avons une politique structurelle de maîtrise négociée des dépenses de santé.

 

14 février 1992
Le Nouvel Économiste

Sortant de l'Élysée, M. Jean-Louis Bianco souhaitait un ministère où il pût laisser son empreinte. De fait, depuis son arrivée aux affaires sociales et à l'intégration, il s'est trouvé confronté à une masse impressionnante de dossiers : les déboutés du droit d'asile, le conflit des infirmières, celui des assistantes sociales, les victimes de la transfusion sanguine, la négociation avec les professions de santé, sans oublier le colmatage du "trou" de la sécurité sociale. Mais la gestion de cette énorme machine sociale lui laisse-t-elle beaucoup de marge de manœuvre ? Huit mois après son arrivée avenue de Ségur, M. Bianco précise son projet social au "Nouvel Économiste".

Le Nouvel Économiste : Qu'est-ce que M. Jean-Louis Bianco, homme politique de gauche, a envie d'imprimer comme projet social ?

Jean-Louis Bianco : On ne fait pas un projet social en neuf mois. Je préfère prendre les dossiers les uns après les autres. Dans le secteur de la santé, j'ai contribué à introduire une véritable révolution culturelle. Au-delà des combats d'arrière-garde qui marquent la fin d'une époque, une grande majorité de Français et de professionnels de la santé est aujourd'hui convaincu qu'il faut maîtriser les dépenses, ce qui n'était pas le cas il y a quelques années. Au moins 80 % des dépenses d'assurance maladie seront, cette année, encadrés dans des mécanismes de maîtrise négociés. En un an, le paysage aura été radicalement transformé.

Le Nouvel Économiste : Qu'offrez-vous concrètement aux professions de santé ?

Jean-Louis Bianco : Des accords pour échanger une maîtrise des dépenses contre une amélioration et, surtout, une absence de rupture dans la progression de leur rémunération. Nous nous sommes aussi attaqués aux causes structurelles de dérive des dépenses. J'ai réduit le nombre d'étudiants en médecine pour éviter, à terme, un accroissement excessif de l'offre de soins. Avec les syndicats de médecins et la Caisse nationale d'assurance maladie, nous proposons de créer un fonds de conversion qui permettra aux médecins de sortir complètement du champ de la médecine, ou d'évoluer vers des métiers de prévention et de santé publique. Autre élément de négociation : la coordination des soins. Passer par le généraliste avant d'aller chez le spécialiste est souvent préférable, en termes de santé et de coût. D'où une discussion pour trouver des formules non pas contraignantes, mais incitatives.

Le Nouvel Économiste : Comme avec les agriculteurs du temps de M. Edgard Pisani, vous prônez la cogestion des volumes et des prix. Sauf qu'il y a des caisses entre vous et vos interlocuteurs.

Jean-Louis Bianco : C'est pourquoi j'ai conclu un accord stratégique avec les caisses d'assurance maladie. Le CNPF et tous les syndicats ouvriers, à l'exception de la CGT, qui s'est abstenue, ont voté un texte qui entend maîtriser les dépenses et fixer des objectifs chiffrés chaque année. Si l'on devait aujourd'hui bâtir la sécurité sociale, on pourrait imaginer des systèmes complètement différents. Par exemple, de confier l'essentiel aux régions. Ça marche bien au Canada. Un autre schéma consisterait à donner plus de responsabilités aux partenaires sociaux, comme dans les régimes complémentaires de retraites. Mais on ne réécrit pas l'histoire.

Le Nouvel Économiste : Avec un tel pragmatisme, vous travaillez plutôt pour votre successeur que pour vous…

Jean-Louis Bianco : Tant mieux. Il faut travailler pour le long terme. Si l'on veut être populaire, il est facile de céder à la démagogie et de faire des déclarations incantatoires. Les conventions médicales, avec les meilleures intentions du monde, ont souvent été des modèles de baratin. Le déconventionnement est ridiculement faible : quelques décisions par an. Tout cela n'est pas sérieux.

Le Nouvel Économiste : Du côté des malades, n'y a-t-il pas de régulation possible ?

Jean-Louis Bianco : Si, par un énorme effort d'éducation. Il est toujours possible d'augmenter le ticket modérateur. Je suis contre, c'est injuste et inefficace. Toutes les études montrent qu'en France, comme ailleurs, on ne fait qu'infléchir temporairement la courbe des dépenses, et qu'une sorte de rattrapage s'effectue ensuite. Par contre, l'idée de varier le ticket modérateur quand le malade est passé par un généraliste avant d'aller chez un spécialiste est envisageable. Mais est-ce faisable dès aujourd'hui ? Autre idée : pourquoi n'enverrait-on pas aux assurés un relevé de ce qu'ils ont coûté à la sécu ? Cela mérite réflexion.

Le Nouvel Économiste : Que comptez-vous faire sur les retraites ? On a le sentiment que Matignon n'est pas très pressé d'aboutir.

Jean-Louis Bianco : Vous connaissez la détermination du Premier ministre. Elle veut traiter le dossier dès cette année. De mon côté, je ferai des propositions d'ici au mois d'avril. En dépit de son énorme complexité, le dossier est maîtrisable. Les données du problème sont connues, les décisions possibles également. J'ai demandé à M. Bernard Brunhes de tester d'abord les partenaires sociaux sur les différentes hypothèses et les solutions envisageables. Il faut que nous adoptions dès maintenant des décisions structurelles à long terme, faute de quoi les lendemains seront plus difficiles.

Le Nouvel Économiste : Comptez-vous vous attaquer aux régimes spéciaux ?

Jean-Louis Bianco : Il serait totalement injuste et anormal de ne s'occuper que du régime général. Mais nous risquons d'allumer des incendies, car les régimes spéciaux sont, aux yeux des fonctionnaires ou des agents de la SNCF, d'EDF, etc., liés à leur statut. Ce qui signifie qu'on ne peut pas changer les régimes spéciaux sans une négociation globale dans l'entreprise concernée, et dans la fonction publique.

Le Nouvel Économiste : Vous êtes aussi attendu sur le dossier de l'intégration où l'on voit peu de choses émerger.

Jean-Louis Bianco : Aucune politique d'intégration n'est possible si l'on ne combat pas avec détermination l'immigration clandestine. La politique du gouvernement est aujourd'hui perçue comme telle dans les pays d'émigration, puisque la France est le seul pays d'Europe où le nombre de demandeurs d'asile a diminué légèrement en 1991 par rapport à 1990, et semble continuer à diminuer en 1992. Alors que ça explose en Angleterre, en Allemagne ou en Suisse.

Le Nouvel Économiste : L'affichage est fort sur l'immigration clandestine, mais il n'y a pas d'affichage du tout sur l'intégration.

Jean-Louis Bianco : Vous mettez là le doigt sur un aspect essentiel : il suffit qu'une voiture brûle dans une cité ou qu'une bande de jeunes agresse un autobus, dans des conditions d'ailleurs mal élucidés, pour que cela fasse les gros titres. Mais on ne parle pas de l'énorme travail qui se fait sur le terrain. Je le dis avec force : non seulement le tissu social français n'a pas craqué, comme c'est le cas dans des pays comparables au nôtre, mais j'affirme que l'intégration progresse. Quand vous entendez des petites phrases sur les odeurs, quand vous assistez, ce qui est plus grave, à une campagne mensongère d'un ancien Président de la République sur le code de nationalité, il faut d'abord réagir contre ces dérives qui sont dangereuses pour notre pays.

Ça ne nous empêche pas de travailler avec les élus, avec les travailleurs sociaux, avec le ministère de la ville sur les quartiers difficiles. Par ailleurs, le Haut Conseil à l'intégration a fait des recommandations sur les questions difficiles du statut personnel et de la polygamie qui me semblent très intéressantes, bien équilibrées.

Le Nouvel Économiste : D'où vient le sentiment, en France, de pauvreté non assistée, grâce auquel M. Jean-Marie Le Pen progresse ?

Jean-Louis Bianco : Les mythes du communisme ou de l'autogestion se sont effondrés. Et les Français sont en train de découvrir que le capitalisme sécrète des inégalités, mécaniquement, comme il respire. Or, dans la lutte contre les inégalités, nous n'avons pas pu répondre à toutes les attentes des Français, c'est vrai. Mais nous avons créé le RMI, nous avons une vraie politique des banlieues et nous avons revalorisés les prestations sociales les plus basses. Il nous faut mobiliser davantage tous les acteurs de l'insertion, y compris les entreprises. Par ailleurs, il faut remettre à plat le système de redistribution. Ce qui signifie une réforme fiscale, une réforme des prélèvements. Nous avons commencé avec le déplafonnement des cotisations et la création de la CSG. C'est une tâche monumentale qu'il faudra bien poursuivre parce que notre système brasse beaucoup d'argent et n'est pas très performant.

 

19 février 1992
Antenne 2

J.-L. Bianco : Je sais très bien ce que je veux. Ce que je veux, c'est un texte précis. Il y a un pas qui a été franchi. Pour la première fois depuis des années, les médecins commencent à s'engager dans un processus de maîtrise des dépenses. Ils veulent bien participer à la lutte contre les gaspillages, dont souffrent les malades. Moi, je veux d'autres précisions. Première précision, est-ce que l'on a vraiment les moyens de lutter contre les gaspillages et d'atteindre les objectifs que l'on s'est fixés ? Le texte ne permet pas de le dire. Deuxième précision, je veux que les Français puissent être plus nombreux à pouvoir trouver des médecins qui pratiquent les tarifs de la sécurité sociale. C'est cette histoire du secteur deux. Je ne veux pas qu'il y ait plus de médecins qui sortent des tarifs normaux. Est-ce que les deux parties qui viennent de signer une déclaration d'intentions intéressante sont prêtes à écrire, noir sur blanc, une vraie maîtrise des dépenses et moins d'inégalités dans l'accès aux soins. C'est là-dessus que je jugerai.

A2 : Revenons sur ces deux points, y a-t-il égalité d'accès aux soins ?

J.-L. Bianco : Il n'y a égalité d'accès aux soins que si, au total les deux parties s'engagent à ce que l'on ait moins de gens, moins de médecins qui sortent des tarifs normaux. C'est une combinaison compliquée à faire. Il y a ceux qui sont dans le secteur classique, ceux qui pourraient être dans le secteur promotionnel. Il faut être simple. Ce que je veux c'est qu'au total les deux parties signataires puissent dire aux Français : vous aurez plus facilement des médecins qui pratiqueront les tarifs remboursés.

A2 : Dans ce texte, y a-t-il ces garanties ?

J.-L. Bianco : Cela n'y est pas parce que les choses ne sont pas assez précises. Comment, au total, on vérifiera que les Français trouveront mieux à se soigner, en étant mieux remboursés.

A2 : Pour le deuxième volet, les mécanismes ne vous suffisent pas ?

J.-L. Bianco : Les mécanismes, en eux-mêmes, sont intéressants et constituent un progrès considérable. Mais là encore, le texte souffre d'imprécision. Que se passe-t-il s'il n'y pas d'accord, si localement des gens ne font pas le travail qu'ils s'étaient engagés à faire. Je veux être sûr qu'on n'aura pas de malentendus. Je parle aux médecins. Dans le passé, les médecins se sont plaints parce qu'ils ont cru que des promesses leur avaient été faites et qu'elles n'ont pas été tenues. Je ne veux pas être dans cette situation. Je veux que l'on soit au clair. À quoi s'engagent les médecins ? Et c'est normal, vos honoraires seront revalorisés. À quoi s'engagent les médecins ? Et c'est normal, vos honoraires seront revalorisés. À quoi s'engage la Caisse ? À quoi s'engage l'État ? On ne peut pas faire un accord dans le flou.

A2 : Vous demandez plus de contraintes ?

J.-L. Bianco : Non, plus de précisions ce n'est pas plus de contraintes. Un accord dans l'ambiguïté c'est un accord qui ne marchera pas. Si l'accord était ambigu on se retrouverait dans un an dans la situation que l'on connaît depuis 45 ans : les dépenses de santé qui dérapent et les médecins qui ne sont pas contents.

A2 : Quelles sont les mécaniques que l'on peut mettre en place à l'échelon local ?

J.-L. Bianco : Une meilleure organisation, éviter que l'on vous fasse faire trois fois une radio, les longues listes de médicaments. Ce sont les médecins qui peuvent dire ce qui peut être fait, pas l'État. C'est pour cela que l'on a besoin d'eux pour maîtriser le système. Il faut que les médecins aient des objectifs. On peut prévoir les dépenses comme le fait un ménage, un hôpital. Pourquoi est-ce que les médecins seraient les seuls à ne pas prévoir les dépenses ? Ce ne sont pas des enveloppes. On ne va pas arrêter de soigner les gens quand l'enveloppe sera dépassée, mais ce sont des prévisions.

A2 : Les signataires sont de bonne volonté ?

J.-L. Bianco : Je souhaite qu'il y ait un accord. En neuf mois, on a fait des progrès énormes. Il y a eu des accords avec les cliniques privées, les infirmières libérales, les laboratoires d'analyses. Je souhaite que l'on complète cela par un accord, mais précis, clair, qui permette aux malades d'y trouver leur compte.