Texte intégral
Le Figaro : Vous présentez un projet de loi sur l'utilisation des éléments du corps humain. Propose-t-il une révision de la loi actuelle sur le don d'organes ?
Jean-Louis Bianco : Depuis le début des années 80, les greffes se sont banalisées et leur efficacité thérapeutique n'est plus contestée. Et depuis quelques années, on se trouve confronté à un décalage entre la demande de greffes et l'offre d'organes. Les problèmes médicaux dans une large mesure résolus, apparaissent les problèmes de société. Comment répondre à la demande ?
Le gouvernement ne proposera pas de modifier la loi Caillavet, fondée sur le consentement présumé de la personne décédée, une loi intelligente, en avance sur son temps, mais qui ne doit pas nous faire faire l'économie d'une réflexion sur l'incitation au don. À l'occasion d'une visite médicale, d'un séjour à l'hôpital, on pourrait se faire établir une carte, s'inscrire sur un registre… La formule reste à déterminer.
Le Figaro : Le ministère fait actuellement le point sur les étrangers greffés dans des hôpitaux français. Avez-vous l'intention de réguler cette activité ?
Jean-Louis Bianco : D'abord un fait est certain : si régulation il y a, elle doit se situer en amont du médecin qui ne saurait choisir un receveur que sur des critères médicaux : urgence, compatibilité. Fermer l'Hexagone n'est pas la méthode. Ce serait inefficace médicalement, socialement insoutenable. Et éthiquement inacceptable. Et pourtant on se doit de soigner la communauté dont on a la charge. Comment gérer cette terrible pénurie ?
Les Américains ont fixé un quota de 10 %, les Britanniques mettent les étrangers en queue de liste. Ces solutions ne sont pas satisfaisantes. Nous demanderons aux centres français de stabiliser le nombre des étrangers greffés au niveau de 1991, et ceux qui accueillent beaucoup d'étrangers devront se rapprocher de la moyenne. Dans un premier temps, pour éviter des situations dramatiques, il faut demander aux centres de greffes de passer des conventions avec les hôpitaux étrangers, pour canaliser les demandes, déceler les vraies urgences, et surtout être certain que le malade bénéficiera du suivi médical indispensable. Une greffe n'est pas seulement un acte chirurgical, c'est un suivi à assurer pendant toute la vie.
Ces conventions doivent s'accompagner d'échanges pour développer dans ces pays des centres de greffes, pour réduire le nombre des demandes. Cela prendra du temps, mais cela nous semble la vraie réponse.
Le Figaro : Récemment, à plusieurs reprises, il y a eu des appels publics à dons d'organes pour des enfants, soulevant une grande émotion dans le public. Qu'en pensez-vous ?
Jean-Louis Bianco : Je comprends l'émotion du public, mais il ne peut qu'être impuissant devant un tel appel qui ne permet pas de trouver l'organe recherché. Pourquoi l'un et pas l'autre ?
Pourquoi cette personne-là et pas une autre ? Je comprends le cri de détresse des parents, mais pense-t-on à la détresse de ceux qui attendent ? La pression du public ne doit pas s'exercer sur les médecins.
Le Figaro : Le projet de loi propose de renforcer l'encadrement de deux activités médicales, les greffes et la procréation médicalement assistée. Pourquoi ?
Jean-Louis Bianco : La transplantation et la procréation médicalement assistée n'ont pas les mêmes enjeux : dans un cas il s'agit de sauver des vies, dans l'autre non. Ce sont pourtant deux activités qui seront soumises à autorisations, renouvelables tous les cinq ans, après évaluation de l'activité. Le projet de loi bioéthique, rejoignant des dispositions de la loi hospitalière inaugure une démarche nouvelle. Les décrets encadrant les centres de procréation médicalement assistée n'ont pas été un succès : nombre de centres sont en recours contentieux, d'autre bafouent l'autorité. L'idée directrice de notre projet est de suivre une démarche opposée à la carte sanitaire qui décerne des autorisations a priori sur des critères rigides et administratifs. Bien sûr, les autorisations seront accordées en se référant à la compétence des équipes, à des conditions de sécurité et d'équipement. Dans l'esprit de la loi, l'essentiel sera la mise en place d'un processus de contrôle continu, a posteriori, au vu des résultats.
Le Figaro : Qui aura la responsabilité de cette évaluation, et quelle en sera la portée ?
Jean-Louis Bianco : Cette évaluation se fera avec et par les professionnels, selon des critères fixés par consensus, mais ils ne la feront pas seuls. Une communauté médicale ne peut pas s'arroger le droit de juger ses pairs, même s'ils l'acceptent. D'une façon ou d'une autre, il faudra réfléchir une modalité de rattachement aux pouvoirs publics. Je ne veux pas faire rimer évaluation avec inquisition, mais plutôt avec acceptation. C'est l'intérêt des équipes médicales elles-mêmes, et il faut noter que la communauté des transplanteurs en a déjà pris l'initiative depuis plusieurs années, par l'intermédiaire de France-Transplant qui tient déjà des registres d'activité, tandis que les centres de procréation médicalement assisté ont mis au point le réseau FIVNAT et le groupe d'études de la fécondation in vitro en France. Quand l'évaluation est une obligation réglementaire, on y satisfait plus ou moins. Dans le système proposé, elle sera intégrée dans le processus de fonctionnement. Tout le monde y gagnera.
Le Figaro : Faut-il évaluer l'ensemble des pratiques médicales ?
Jean-Louis Bianco : La France a pris du retard dans le domaine de l'évaluation médicale. Pour ce qui est de l'activité hospitalière classique, mon idée, en accord avec le président de la CNAM, est de m'appuyer sur une refonte du service de contrôle médical des Caisses de sécurité sociale.
Pour être de qualité et efficace, l'évaluation doit être demandée et acceptée par les médecins eux-mêmes. Elle relève plus de la psychologie et de la pédagogie que du domaine réglementaire. Le règlement n'est là que pour sanctionner les fautes et les abus. Ce n'est pas l'objet d'une évaluation, échelle de références des connaissances actualisées et des pratiques.
Le Figaro : Il y a près d'un an le scandale de la transfusion sanguine éclatait. Le rapport Rullié, mettant en évidence les carences du système à sept ans, et, depuis, trois rapports vous ont été remis. Que comptez-vous faire ?
Jean-Louis Bianco : Avec Bruno Durieux nous avons déjà pris des décisions importantes, en remettant de l'ordre dans la Fondation nationale de la transfusion sanguine, et en rappelant les principes de base de contrôle et de sécurité. D'un bout à l'autre de la chaîne, de la collecte à la fabrication de produits industriels. Il faut instituer un double contrôle interne et externe. Une des leçons que je tire de ce qui s'est passé ces dix dernières années, c'est que l'on entendait qu'une voix unique, celle de l'opinion dominante de la fraction dominante du milieu des transfuseurs.
Nous avons mis en place un Comité de sécurité transfusionnel, instance externe suprême, aux pouvoirs très étendus, avec une grande capacité d'initiative, et qui rendra des rapports réguliers qui seront publiés.
Nous annoncerons d'autres décisions dans les prochaines semaines. Il reste encore quelques arbitrages, mais nous voulons engager l'ensemble de la réforme avant l'été.
Il faut remettre de l'ordre, distinguer l'activité de collecte, s'appuyant sur le don anonyme et gratuit, et l'organisation de la transfusion. Là, il faut rationaliser pour concilier l'éthique, la nécessité d'un cadre juridique garantissant la transparence et une gestion efficace.
Actuellement, c'est une juxtaposition de centres qui font ce qu'ils veulent, plutôt bien d'ailleurs, avec un centre de Paris qui s'était érigé en centre national, avec des prérogatives invraisemblables. De plus, il faut une organisation véritablement industrielle pour la production des produits stables dérivés du plasma.
Donc, nous retenons une structure publique unique, dont il reste à préciser exactement la forme, et qui regroupera l'ensemble des centres de transfusion. À l'intérieur de cette structure, une entité spécifique aura la charge de la production industrielle.
Le Figaro : La directive européenne sur les dérivés du plasma doit entrer en application à la fin de l'année. Est-elle compatible avec les principes français ?
Jean-Louis Bianco : La directive européenne dit que les dérivés du plasma doivent subir un contrôle de qualité proche de ceux imposés par les procédures d'autorisation de mise sur le marché des médicaments. Certains en ont déduit hâtivement que ces produits étaient donc des médicaments, donc relevaient de fait du secteur commercial. En réalité, nous pensons que la directive est tout à fait compatible avec nos principes français traditionnels de l'autosuffisance nationale du don et du non-profit.
Encore faut-il que nous assurions cette autosuffisance nationale ce qui n'est pas le cas actuellement malgré quatre millions de dons du sang annuellement. Pour y parvenir nous faisons confiance au dynamisme de la communauté des donneurs. Nous faisons confiance au dynamisme de tous.
Dans le même temps, nous devons avoir le souci d'être performant dans un marché qui va forcément s'ouvrir ne serait-ce que pour les produits indispensables dont nous ne possédons pas le savoir-faire et qu'exigent fort justement les malades.
Le Figaro : Vous réaffirmez le principe du non-profit, mais vous suivez une logique industrielle. N'était-ce pas la démarche d'Espace-Vie qui a été un échec retentissant ?
Jean-Louis Bianco : L'échec d'Espace-Vie tient à la manière dont le système a été géré, pas à son principe. Les excédents financiers éventuels de l'activité de fractionnement seront réinvestis dans la recherche. Cela dit, je n'écarte pas l'idée d'une association avec des industriels qui peuvent apporter leur savoir-faire et qui sont présents dans le domaine des produits recombinants issus du génie génétique dont nous n'avons pas la maîtrise. Mais dans le respect de notre éthique.
L'activité industrielle de fractionnement du plasma est révélatrice de ces difficultés. Plusieurs principes éthiques qui ne se recouvrent pas sont en jeu : celui du don, fondé sur la générosité, l'altruisme ; celui du produit, qui se doit d'être parfait pour répondre à l'attente du patient ; et celui enfin des pouvoirs publics qui doivent concilier la notion de service public, les contraintes industrielles et commerciales. Cela fait beaucoup. Alors une éthique à géométrie variable, sûrement pas. En restaurant la confiance, et en abordant le problème avec lucidité, la solution est à notre portée.