Déclaration de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, sur l'évolution de l'épidémie de SIDA, la place des femmes dans la lutte contre la maladie, les discriminations spécifiques subies par les femmes dans la prévention, le dépistage ou l'accès aux soins, Paris le 14 novembre 1997.

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Circonstance : Colloque "Femmes et infection VIH en Europe" à Paris les 14 et 15 novembre 1997

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,

Chaque jour, aujourd’hui, dans notre pays, des femmes et des hommes meurent du sida, des femmes et des hommes sont condamnés par le virus, des femmes et des hommes souffrent de la présence du VIH dans leur corps ou dans celui des gens qu’ils aiment.

Chaque jour, à cause du sida, des personnes sont en situation d’exclusion. Il y a dans nos villes, dans les prisons, dans les banlieues, des personnes en rupture de soins, des personnes en rupture de prévention, des personnes qui ont peur du contrôle social.

Il y a, parmi les malades, des grandes inégalités d’accès au diagnostic, des inégalités d’accès aux soins, des discontinuités de traitement, de grandes différences d’efficacités dans les traitements, de grandes inégalités d’information et de communication des polythérapies.

Je pense aussi à toutes ces personnes qui, touchées dans leur santé physique et morale ont abandonné tout projet de vie.

Pourtant, Mesdames, Messieurs, nous sommes en novembre 1997, et l’épidémie du sida à bien changé depuis, ce que j’appellerai, la « Révolution du 29 janvier », date à laquelle, en 1996, des chercheurs annoncèrent la découverte de polythérapies efficaces contre le virus du sida, la nature, la progression et la mortalité de l’épidémie ont été considérablement infléchies.

L’espoir est né, pour des milliers de malades et de séropositifs, l’horreur des « années de cendre » du sida, - pour reprendre une formule du président de AIDES, Arnaud Marty-Lavauzelle -, marque le pas.

Depuis, les courbes de progression de l’épidémie semblent se stabiliser dans certains de nos pays. En France, où le nombre de nouveaux cas de sida baisse fortement (- 30 % en 1996), et ou la réduction de la mortalité est parfaitement importante (- 40 % en 1996), les signes sont très encourageants.

Nous sommes en train de vivre une véritable métamorphose de l’épidémie.

En dépit des progrès de la recherche qui sont en effet porteurs de formidables espoirs, nous savons tous, que rien n’est encore définitivement gagné ou simplement résolu, que des difficultés majeures nous attendent encore et que, parfois même, de nouveaux problèmes émergent.

Lors de rencontres récentes, de dialogues approfondis avec certains d’entre vous, de déplacements sur le terrain, j’ai pu mesurer combien les problèmes demeurent.

Il n’est pas facile de retrouver, lorsque depuis dix ou quinze ans, vous vous savez porteur du virus du sida, un projet de vie à long terme. Il n’est pas facile de vous resocialiser, pas facile de vous réinscrire dans une vie active que la maladie avait occultée et que les progrès thérapeutiques autorisent de nouveau.

En même temps, il n’est pas facile non plus, de se mettre vraiment à rêver, de croire que l’espoir est vraiment là, lorsque le flot d’informations sur le sida est souvent contradictoire, lorsqu’on annonce certaines résistances du virus aux antiprotéases, lorsqu’on constate qu’un patient ne tolère pas telle ou telle combinaison médicamenteuse, lorsqu’on apprend la mort d’un ami proche, dont l’état de santé semblait, hier encore, s’améliorer.

Aux difficultés nouvelles s’ajoutent, bien sûr, toute une série de discriminations, de vulnérabilités, d’exclusions qui conduisaient hier à l’infection – ou qui en résultaient – et qui touchent, encore aujourd’hui, de nombreux groupes de personnes.

J’aurai l’occasion prochainement, dans un autre cadre, d’évoquer la question des difficultés spécifiques aux usagers de drogues, ou le cas de la prévention en milieu homosexuel. Il faudra aussi revenir sur les inégalités internationales – et particulièrement, aux rapport Nord-Sud – qui méritent une réflexion à elles-seules. Je voudrais rappeler toutefois, que dans les pays du Sud, la transmission du virus est hétérosexuelle et que les femmes, en particulier les plus jeunes, sont les premières victimes de cette épidémie.

Car, j’aimerais aujourd’hui, à l’occasion de ce colloque, insister sur les difficultés qui concernent plus spécifiquement les femmes.

En France, plus de 8 000 de femmes ont développé un sida depuis le début de l’épidémie. Entre 20 000 et 30 000 femmes vivent aujourd’hui avec le VIH en France. Leur nombre, parmi les personnes malades, n’a cessé de croître depuis 1982 et on compte désormais presque autant de femmes que d’hommes parmi les nouvelles contaminations hétérosexuelles.

Pourtant, la femme reste l’oubliée d’une épidémie de sida longue à ce jour depuis plus de 15 ans.

Elle fut d’abord oubliée comme acteur de l’histoire du sida. Tous les militants ici présents savent pourtant combien les femmes ont été mobilisées dans la lutte contre l’épidémie.

De manière précoce, dès 184-1985, de nombreuses femmes étaient présentes dans les associations pionnières et leur nombre allé croissant. Par exemple, à l’occasion, AIDES, où certaines d’entre elles ont présidé – et président encore aujourd’hui – des comités régionaux.

J’ai rencontré, lors de déplacements à Lille ou à Marseille, certaines de ces femmes, volontaires. Pourquoi avaient-elles choisi de s’engager ?

Nombre d’entre elles sont des mères ayant un fils toxicomane ou homosexuel, décédé des suites du sida. « Aider les autres à lutter contre la maladie, c’est s’aider soi-même à supporter le deuil » disent-elles. Et on sait – toute l’histoire du sida en témoigne – combien les femmes ont joué un rôle majeur au plus près des malades, comme mère, compagne, sœur, fille ou souvent amie et complice.

Certaines de ces femmes sont aussi des infirmières, qui, comme l’a raconté avec simplicité, Françoise Baranne, dans son livre Le couloir, ont été confrontées au désespoir absolu, mais aussi à l’amour de patients affaiblis et isolés dont elles étaient les seules confidentes, la seule famille. Ces femmes donc, qui ont choisi, le soir, de prolonger leur travail de soins en militant dans une association, elles ont voulu, à leur façon, « s’engager » et peut-être aussi, à un moment donné, dire leur révolte.

Dans ces associations, il y a aussi des femmes qui se savent porteuses du virus, ou qui viennent soutenir leurs amies. D’autres encore qui sont venus là pour mener des actions concrètes.

Ces femmes qui se sont engagées dans la lutte contre le sida ont des parcours divers qui montrent, s’il en était besoin, à la fois, que la lutte contre le sida n’a pas été un mouvement strictement revendicatif ou identitaire et, en même temps, qu’elle fut l’une des plus importantes formes de mobilisation de ces dernières années.

Les femmes furent ensuite oubliées comme « population à risque », même si je préfère toujours parler de « comportements à risques » plutôt de que de « groupes ».

Il a fallu beaucoup de temps pour qu’on accepte de s’interroger sur les aspects spécifiquement féminins de l’épidémie, aspects qui avaient été initialement négligés : risque de contamination lors de certaines périodes du cycle, relation mère-enfant, risques qui entourent la grossesse…

Il a fallu également beaucoup de temps pour qu’on prenne en compte dans le suivi de l’épidémie VIH, les affections spécifiquement féminines comme par exemple, le cancer invasif du col de l’utérus.

Aujourd’hui, les études sont plus nombreuses et on sait que la femme a une plus grande susceptibilité biologique et physiologique au VIH, et qu’elle a un risque plus grand qu’un homme, d’être contaminée lors d’un rapport sexuel.

Par ailleurs, s’agissant du dépistage, le constat a pu être fait qu’une part importante des femmes – estimée, en 1996, dans l’étude du professeur Henrion, à près de 40 % - apprend sa séropositivité à l’occasion d’une grossesse. Y-a-t-il pire moment que la grossesse pour recevoir cette information, puisqu’au traumatisme causé par l’annonce de sa propre séropositivité, s’ajoute celui du risque de transmission du virus à l’enfant.

J’aimerais dire ici, comme ministre de la solidarité ayant en charge la santé, mais aussi les droits des femmes, que de tels chiffres, qu’une telle méconnaissance, me paraissent profondément inadmissibles.

Nous devons donc mener des actions efficaces pour mieux sensibiliser les femmes à l’utilité, renforcer par l’arrivée des nouveaux traitements, de connaître le plus tôt possible, leur statut sérologique.

Les femmes furent enfin oubliées comme acteur de prévention.

Dans l’exercice de fonction éducative, en ce qui concerne notamment la relation avec les enfants et les adolescents, les femmes sont des relais incontournables en matière de prévention, en ce qui concerne l’adoption de comportements à moindre risque ou d’attitudes de responsabilisation.

Et cela, il ne faut pas l’oublier dans les politiques de prévention menées aujourd’hui.

Quelles leçons tirons-nous de ces oublis ? de ces retards ? comment étendre à l’ensemble des enjeux de santé publique ce que nous avons appris dans la lutte contre le sida ?

La première leçon à retenir fut celle qui permis de comprendre que la vulnérabilité et les inégalités en matière de sida – et donc en matière de santé – ne sont pas seulement d’ordre biologique ou médical mais qu’elles sont aussi –devrais-je dire surtout – liées à des facteurs socio-économiques et culturels qui, comme vous l’indiquez dans l’un des titres de vos tables rondes sont souvent transculturels.

Cela fut particulièrement déterminant quant aux retards en matière de prévention en direction des usagers de drogues ou des personnes ayant des relations homosexuelles. C’est vrai aussi pour les femmes.

C’est le statut de la femme, son image et sa capacité –ou pas – de négociation d’une relation sexuelle, qui est en question et qui fait qu’il existe ou pas une prévention possible.

Je ne citerai que trois aspects de ces problèmes :
- les violences sexuelles dont sont victimes les femmes constituent la manifestation la plus criante d’un problème qui est loin d’être marginal. Une enquête menée par l’Agence nationale de recherches sur le sida, faisait état de plus de 15 % des jeunes filles de 15 à 18 ans, déclarant avoir subi, une fois, un rapport sexuel forcé, on mesure à de tels chiffres, effrayants, combien les discours sont souvent loin de la réalité ;
- deuxième aspect : les femmes ont plus de mal à négocier l’utilisation d’un préservatif, que l’on continue à qualifier de masculin, quand le préservatif dit féminin, dont les femmes peuvent avoir le contrôle exclusif, est encore indisponible en France. Mais cette situation préjudiciable devrait cesser dans les prochains mois, puisque le préservatif féminin devrait pouvoir être mis sur le marché pour le milieu de l’année prochaine.
- troisième aspect. La vulnérabilité culturelle des femmes est encore plus grande, même si cela n’est pas systématique, dans certaines populations d’origine immigrée : ce qui implique de développer des stratégies spécifiques d’information et de prévention.

Je suis particulièrement sensible, à cet égard, au fait que vous ayez invité le professeur Hakima Himmich dont l’action auprès des femmes maghrébines nous apprend beaucoup.

Une épidémie n’est donc pas à la simple résultante de la présence d’un virus. Elle est également liée à un environnement social, à des inégalités, à des situations de fragilisation des personnes.

J’aurai l’occasion, au printemps prochain, dans le cadre de la future loi contre les exclusions que je présenterai au Parlement, de vous montrer que nous avons retenu cette première leçon.

Le deuxième enseignement des retards et des oublis dans l’histoire de la lutte contre le sida est qu’on ne lutte pas contre une épidémie sans tenir compte de l’avis et de l’opinion, sans le soutien, des personnes directement concernées et de leurs proches.

Lorsque l’on écrit l’histoire sociale du sida, la mobilisation des personnes séropositives, inédite, spontanée, collective apparaît immédiatement comme l’un des faits marquants de l’épidémie.

Voilà une leçon que nous ne devons pas oublier : reconnaître un rôle pivot dans la lutte contre une épidémie, mais aussi contre n’importe quelle maladie, aux personnes concernées.

Et cela a beaucoup de conséquences : dans la relation singulière entre le médecin et le malade, dans les adaptations nécessaires pour accueillir les patients – je pense tout particulièrement à l’hôpital de jour, aux réseaux villes-hôpitaux…

L’accès des traitements antiviraux dans les pharmacies de ville qui est possible depuis le 30 octobre dernier en est une illustration. Nous avons tenu compte des avis des personnes concernées et c’est pourquoi nous avons souhaité, Bernard Kouchner et moi-même, faciliter la vie quotidienne des séropositifs qui entendent mener, une vie professionnelle normale, leur éviter de se rendre dans une pharmacie d’hôpital parfois éloignée de leur domicile. C’est un exemple, je pourrais en prendre beaucoup d’autres.

Je ferai ici une remarque relative au temps. Dans une pathologie grave, un mois de délai pour obtenir une allocation adulte handicapée, ou une aide médicale à domicile, une semaine pour avoir un médicament, une heure où il faut faire la queue, c’est beaucoup.

Le temps du malade et de sa maladie n’est pas celui de l’administration. Il ne faut pas non plus l’oublier.

Étendre à l’ensemble des enjeux de santé publique ce que nous avons appris dans la lutte contre le sida me paraît aujourd’hui l’une des choses les plus importantes. Je souhaite d’ailleurs que nous réfléchissons ensemble, d’ores et déjà, aux apports et aux enseignements en matière de santé publique, engendrés par l’expérience de la lutte contre le sida.

C’est en cela que nous donnerons vie à la formule du sociologue Michael Pollak, qui voyait dans l’épidémie du sida un « révélateur social » et, à celle de Daniel Defert, le fondateur de AIDES, qui évoquait le « malade du sida comme réformateur social ».

Je vous souhaite deux jours de débats fructueux. J’attends les recommandations que vous émettrez demain afin que la femme ne soit plus cette oubliée de la lutte contre le sida quelle demeure encore trop encore trop souvent aujourd’hui.

Et, peut-être, m’aiderez-vous, par vos idées, par vos propositions, à faire en sorte, que nous n’oublions pas les leçons et les enseignements de ces quinze dernières années, afin que nous soyons capables de garder des traces de cette lutte collective, de trouver des outils pour transformer la santé publique dans notre pays, afin que l’histoire de la lutte contre le sida n’ait pas été écrite sur du sable.