Texte intégral
LE FIGARO. – Sang contaminé, vache folle, poulets à la dioxine, organismes génétiquement modifiés : la science ne cesse d’entrer dans notre vie quotidienne. Est-ce un phénomène nouveau ?
Claude ALLEGRE. – La nouveauté est que le temps entre une découverte et son application s’est considérablement raccourci. C’est plus qu’une accélération : il y a maintenant un mélange complet entre recherche fondamentale et application. Dans le même temps, les médias amplifient le problème sans en mesurer l’écho, qui n’est pas toujours proportionnel à son importance. Le souci de protection de l’environnement est à l’origine de progrès certains et on peut en être reconnaissant aux mouvements écologiques, mais en même temps, on a petit à petit sensibilisé la population d’une manière extrême, la moindre chose crée des paniques.
Exemple, l’amiante. L’amiante est une substance toxique, cancérigène quand elle est inhalée à haute dose : c’est prouvé, il n’y a pas de discussion. A faible dose, on ne sait pas très bien ce que ça donne et pourtant on prend des mesures très nettes au nom du principe de précaution. Prenons un exemple paradoxal, un peu provocateur : l’absorption de silice donne la silicose des mineurs, une maladie mortelle. Mon grand-père en est mort. Néanmoins, quand vos enfants jouent sur la plage, ils respirent de la poussière de silice, et personne n’a démontré que le fait de passer des vacances sur une plage est susceptible de créer un cancer des poumons chez les enfants. Le résultat de tout cela, c’est que vous avez à prendre des décisions « dures », rapidement, à partir d’une science « molle », qui n’est pas établie. C’est un phénomène complètement nouveau et qui m’inquiète.
LE FIGARO. - Dioxine, Coca-Cola : des décisions ont été prises sans la moindre évaluation du risque pour la santé humaine…
Claude ALLEGRE. - Faire démissionner des ministres pour cette affaire de dioxine dans des poulets, alors qu’on est en pleine incertitude de scientifiques, est ridicule. Les ministres n’y sont pour rien. Pourquoi faire des responsables politiques des boucs émissaires ? Doivent-ils en savoir plus que la science elle-même ?
LE FIGARO. - De quelle manière les gouvernants devraient-ils réagir lorsqu’ils sont confrontés à ce type de scandale ?
Claude ALLEGRE. - Le schéma traditionnel, qui consiste à demander un avis scientifique aux experts, puis à laisser aux politiques ignorant tout du problème la charge de prendre une décision, n’est plus adapté à nos sociétés modernes. On ne peut plus dissocier l’analyse scientifique de la décision. Les experts doivent s’engager, faire des propositions, être impliqués dans le processus de décision, même si, à la fin, ils ne doivent pas décider. Si vous ne connaissez pas le degré d’incertitude scientifique, vous prenez la décision dans le noir. Or, à chaque fois, il faut réagir très vite. Le processus de décision n’est pas clairement établi, le rôle respectif des experts mal défini. Les scientifiques sont organisés pour faire des recommandations à moyen terme, pas pour avoir des réponses rapides. L’institut de veille sanitaire que Bernard Kouchner a fait démarrer, peut réagir vite. C’est nouveau, et c’est bien. Mais il se met en place.
LE FIGARO. - Où sont les blocages ?
Claude ALLEGRE. - Il n’y a pas de blocage à proprement parler, mais une structure de décision encore trop complexe. Prenons l’exemple des OGM, la Commission du génie génétique évalue les précautions que les chercheurs doivent prendre dans les laboratoires avec des OGM, les organismes génétiquement modifiés. La Commission de génie biomoléculaire, elle, analyse les risques que la dissémination de ces organismes fait courir à l’environnement. Mais il y a aussi le Comité de biovigilance, l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments. Et n’oublions pas le Conseil national de la science qui fait des recommandations générales pour le gouvernement ! Il est clair qu’il va falloir construire un processus de décisions simple pour savoir qui fait quoi. Pourquoi ne pas s’inspirer des Anglais qui ont un conseiller scientifique dans chaque ministère ?
LE FIGARO. - Prenons le cas des farines animales. Qu’est-ce qui aurait dû être fait ?
Claude ALLEGRE. - Avant d’être ministre, j’ai milité pour interdire les farines animales pour herbivores. Transformer un herbivore en un carnivore est complètement absurde et dangereux. Maintenant, la question se pose de l’extension de cette interdiction aux omnivores, le porc et les poulets qui mangent des vers et des grains. Mais le point le plus urgent en ce moment, c’est la position par rapport aux élevages de saumons et de truites.
Le danger potentiel des farines est simple : elles sont le produit d’un recyclage qui risque de faire passer un produit, qui est à l’état de trace non toxique, à l’état de toxicité importante du fait des phénomènes de concentration. Mais si vous arrêtez de recycler les carcasses, que va-t-on en faire ? Si on les stocke, ne vont-elles pas polluer la nappe phréatique ? Si on les brûle, ne vont-elles pas injecter des toxines dans l’atmosphère ? Il faut faire des études scientifiques de ces phénomènes de concentration, résoudre le problème du stockage et de la destruction des carcasses.
LE FIGARO. - Vous êtes aussi chargé d’animer une réflexion sur les OGM…
Claude ALLEGRE. - La polémique sur les risques liés à l’introduction d’un gène de résistance à un antibiotique dans les plantes apparaît aujourd’hui dépassée. Même si le gène se propageait, cela serait une goutte d’eau dans la mer comparé à la sélection quotidienne des bactéries résistantes provoquée par la surconsommation d’antibiotiques pour l’homme et pour l’élevage, et notamment en France. Mais je suis réticent vis-à-vis des manipulations génétiques pour améliorer la productivité agricole, même si c’est pour remplacer un herbicide. Dans une période de surplus agricole, je ne vois pas pourquoi on prendrait un risque quelconque, même faible pour augmenter les rendements de 30 %, avant de discuter à Bruxelles pour savoir comment éliminer les surplus. Certaines manipulations génétiques améliorent les qualités de l’aliment, ce sont celles qui fabriquent des melons un peu plus sucrés, des tomates plus résistantes à l’amollissement, etc. Ces manipulations génétiques sont, après examen de chaque cas, tout à fait acceptables. Quand vous ingérez quelque chose, ce n’est pas parce que c’est plus sucré que ça va vous changer, pas plus que l’ADN de la salade s’intègre dans votre génome.
Tout ce que nous mangeons a été obtenu par sélection génétique. Aujourd’hui, il n’y a pas un aliment primitif authentique. La sélection naturelle est une mutation qui permet d’avoir une espèce différente que l’on pérennise. Elle n’est pas de nature différente de la sélection des manipulations génétiques. Les manipulations génétiques fabriquent ces mutations et le font très vite, donc le temps d’adaptation de la nature est beaucoup plus bref.
LE FIGARO. - En mettant le gène BT dans le maïs, on introduit un gène animal dans une plante…
Claude ALLEGRE. - Ce n’est pas si différent qu’il y paraît parce que comme le code génétique est le même, la barrière entre animal et végétal est moins forte que ce que l’on croyait. Il ne faut pas être OGM-zéro, il faut regarder les problèmes cas par cas. La France est probablement un des pays qui fait le plus de recherche sur l’influence des OGM sur l’environnement. L’institut national de recherche agronomique, par exemple, a conseillé au gouvernement de ne pas admettre la culture du colza parce que le colza transgénique se propage sur toutes les crucifères et qu’il risque de modifier complètement l’environnement. On a donc interdit le colza. Les manipulations génétiques sur des végétaux doivent susciter un débat de société. Nous avons les moyens de faire pousser des bouleaux en Amazonie, des bananiers dans les Alpes. C'est un vrai problème puisqu'il implique une modification massive de l'environnement. Là encore, les hommes ont fait cela depuis longtemps, mais désormais ça va très vite !
LE FIGARO. - En matière de génétique et de médicaments, quelle est votre position ?
Claude ALLEGRE. - La génétique permet déjà de détecter précocement des maladies. Vous pouvez ainsi savoir dans les premiers mois de grossesse si l'enfant a des maladies graves. Il y a aussi l'espoir de la thérapie génique. Pour l'instant, ce n'est qu'un espoir, car la recherche piétine encore, mais c'est un espoir immense. Enfin, vous avez le grand espoir de la transformation des tissus à partir des cellules embryonnaires. Par exemple, les cellules du système nerveux adulte ne se reproduisent plus ou très peu. L'idée est de prendre les cellules embryonnaires qu'on appelle totipotentes, mais en fait ce n'est pas le bon nom, ce sont des cellules multipotentes, multipotentielles, et de les cultiver pour régénérer les tissus endommagés. Un espoir théorique extraordinaire parce que l'on peut espérer un jour guérir de nombreuses maladies du système nerveux.
LE FIGARO. - Comme Alzheimer, Parkinson...
Claude ALLEGRE. - Ce ne seront probablement pas les premières. Je crois que l'on guérira d'abord les maladies du système nerveux, comme la sclérose en plaques, la maladie de Charcot, puis les arthrites, la polyarthrite paralysante. Il y a un espoir encore plus grand : pouvoir cultiver des cellules pour « refabriquer » un organe essentiel, en priorité le cœur. On grefferait des cellules qui se reproduisent dans le cœur qui serait colonisé par les nouvelles cellules saines. Actuellement les médicaments issus de la chimie arrêtent la propagation d'une maladie, mais une fois que l'organe est endommagé, il ne se répare pas.
C'est un immense espoir, mais, pour le concrétiser, il faut prendre des cellules d'embryon et là nous sommes sur la ligne des problèmes éthiques et religieux.
LE FIGARO. - Pour obtenir ces cultures de cellules, il faut des embryons humains...
Claude ALLEGRE. - Un embryon fabriqué in vitro ne peut pas donner un être humain s'il n'est pas implanté dans l'utérus. Ceux qui veulent utiliser les embryons pour la recherche estiment que si on prélève des cellules sur un embryon, elles n'ont plus la qualité d'embryon. D'autres s'y opposent totalement. Actuellement, la loi de bioéthique interdit toutes manipulations sur l'embryon.
LE FIGARO. - Cette loi bioéthique doit être révisée à la rentrée...
Claude ALLEGRE. - On va la réviser, mais il y a un débat. Le gouvernement, pour sa part, a déjà réuni un groupe de scientifiques sur ce sujet et organisé un colloque pour l'aider à définir sa position. Aux Etats-Unis, pour l'instant, vous n'avez pas encore le droit de faire des cultures de tissus embryonnaires avec des crédits de recherche publics. Mais les firmes privées le font. Si un chercheur français va aux Etats-Unis dans une société privée, il prélève des tissus qui ne sont plus un embryon, mais des tissus d'embryon. Il les rapporte en France. S'il continue sa culture en France, a-t-il enfreint la loi de bioéthique ? Il faudra bien clarifier ce problème.
LE FIGARO. - Pensez-vous que l'on puisse utiliser les embryons congelés, pour lesquels les parents n'ont plus de projet ?
Claude ALLEGRE. - Les embryons congelés ne sont pas toujours de bonne qualité pour ce type de recherche. Donc on travaille sur ce point. Le Comité d'éthique considère que ce qui ne peut pas donner un être humain n'est pas un embryon, c'est un amas de cellules et donc on peut travailler sur les amas de cellules.
LE FIGARO. - L'embryon in vitro ne donnera pas un être humain parce qu'on a décidé de ne pas l'implanter. C'est un choix délibéré.
Claude ALLEGRE. - A partir du moment où vous avez séparé les cellules, il n'est plus possible d'avoir un être humain. Le prélèvement se ferait sur quelque chose qui est parti de la fabrication de l'être humain. Je ne vais pas entrer dans le problème compliqué de l'apparition de l'âme chez l'embryon.
LE FIGARO. - L'amorce du système nerveux se fait au quatorzième jour ?
Claude ALLEGRE. - Actuellement, on parle de prélever dans les sept premiers jours. Au sein du gouvernement, nous avons travaillé sur ces sujets, même si nous n'avons pas fait beaucoup de publicité. Plusieurs réunions, sur le problème de l'embryon ou sur les OGM, ont été organisées. J'ai fait un rapport pour le premier ministre sur ce point. C'est-à-dire que le Conseil national de la science fait son travail.
LE FIGARO. - Vous le dites vous-même : actuellement, les recherches sur la génétique sont faites par des firmes privées qui sont des valeurs spéculatives.
Claude ALLEGRE. - J'en suis conscient. Il y a même un phénomène plus grave : non seulement ces sociétés font du commerce dans ce domaine, mais un grand nombre de scientifiques travaillent avec elles et donc leur opinion en tant qu'experts peut être discutée. C'est un vrai problème, mais il n'est pas différent du lobbying nucléaire ou chimique.
LE FIGARO. - Quelles conclusions tirez-vous de ces évolutions en matière d'information au public ?
Claude ALLEGRE. - Aujourd'hui, il n'y a plus de possibilité de traiter ces problèmes dans le secret. Les citoyens ne tolèrent plus l'attitude du scientifique traditionnel « ne vous en occupez pas, on s'en occupe ». Si on leur explique, ils peuvent comprendre. Mais on ne peut plus avoir d'argument d'autorité.