Texte intégral
Q - Vous voulez « optimiser la dépense publique ». Mais dépenser mieux, n'est-ce pas le prétexte des politiques pour dépenser moins ?
D. Kessler : Il ne s'agit pas selon nous de simplement « dépenser mieux ». Le moment semble venu de procéder à une véritable « refondation » de l'État. Et cela est un vaste programme qui commence par une question : quelles doivent être les missions fondamentales qu'un État moderne doit assurer ? Celles-ci identifiées, comment l'État peut-il les poursuivre en ménageant les revenus des contribuables et des cotisants, c'est-à-dire en s'imposant des critères d'efficacité et une stricte discipline budgétaire ? Comment trouver une nouvelle articulation entre société civile et société administrative ?
Hors cette réforme de l'État, point de salut. Les expériences étrangères montrent que tous les pays qui ont retrouvé une croissance durable et résorbé le chômage ont toujours procédé au préalable à cette refondation : les Pays-Bas, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni, les États-Unis… La France est en retard dans ce vaste mouvement historique. Après avoir commis l'erreur de procéder à des nationalisations, on a tardé à engager les privatisations, à procéder aux nécessaires déréglementations, à recentrer l'État sur ses missions essentielles. S'agissant des dépenses, le processus budgétaire est courtelinesque. S'agissant des recettes, le système fiscal est ubuesque. Tout ce retard d'adaptation a un coût très élevé. Les entreprises sont obligées de dégager sans cesse des gains de productivité pour compenser les charges dues à l'inefficacité publique. Et les ressources prélevées sur les entreprises et les ménages auraient un meilleur usage économique que de financer ces charges collectives croissantes : si l'État était optimal, nous aurions davantage d'investissement, d'innovation, de consommation de biens et services marchands, et davantage d'emplois.
Q - Êtes-vous d'accord avec l'Institut de l'entreprise, qui préconise de remplacer les deux tiers seulement des départs à la retraite dans la fonction publique ?
Il faut d'abord mener une réforme indispensable, celle du statut de la fonction publique. Il date d'après-guerre et n'a jamais été révisé depuis. Ses dispositions ont plus de cinquante ans. Quel retard ! Quel contraste avec le monde des entreprises, où la gestion des ressources humaines a profondément évolué. Qu'il s'agisse du recrutement, de l'avancement, des affectations, des rémunérations, le statut de la fonction publique est obsolète. Deux exemples parmi tant d'autres : l'augmentation automatique des rémunérations à l'ancienneté n'encourage ni la productivité ni la mobilisation : le fait que l'État compte quelque douze cents « corps » limite la mobilité des agents et empêche tout redéploiement des effectifs. Au lieu de réformer le statut de la fonction publique, on crée de nouveaux directeurs d'administration centrale, on étoffe simultanément une fonction publique locale – plus de cent vingt mille fonctionnaires locaux nouveaux depuis 1989 –, on remplace à l'identique les soixante-dix mille fonctionnaires qui partent chaque année à la retraite. Résultat, nous avons, avec près de dix fonctionnaires pour cent habitants, l'État sans doute le plus lourd et le plus onéreux de l'Union européenne. La masse salariale de la fonction publique de l'État absorbe plus de la moitié des 1 650 milliards du budget. Et je passe sur les problèmes de retraites du secteur public : d'après le rapport Charpin, la moitié des déficits abyssaux à venir d'ici à 2020 correspond aux régimes de retraite du secteur public. Vous savez, cette gestion archaïque se fait en réalité au détriment du personnel de la fonction publique, d'où le malaise permanent des agents de l'État.
Nous le disons avec force : il va falloir s'atteler enfin à la réforme de l'État, toujours annoncée, toujours différée. À cause de cet étatisme omniprésent, la France est dans une situation où des milliers de micro-verrous limitent les initiatives, découragent la prise de risque, handicapent la création d'entreprise, entravent l'embauche, brident le moteur économique. Ils sont beaucoup plus efficaces dans leur nuisance qu'un gros verrou qu'il suffit de faire sauter pour ouvrir la porte de l'expansion. Prenez le seul cas de la création d'entreprise. Elle exige en France une quinzaine de formalités – trois fois la moyenne européenne. Et elle est plus beaucoup plus coûteuse que dans les autres pays européens. Que de temps et d'argent perdus pour l'innovation, le développement, les réseaux commerciaux ! Et quelle mortalité infantile des entreprises, véritable gâchis humain et financier : ce n'est pas Mozart qu'on assassine, ce sont des Bill Gates.
Q - Vous affirmez que les Français supportent 490 milliards de prélèvements de plus que la moyenne européenne. Comment aboutissez-vous à ce chiffre ?
Nous avons établi la moyenne des prélèvements obligatoires dans les dix pays de la zone euro autres que la France, et non parmi les quatorze, où le chiffre de la Grande-Bretagne l'aurait encore abaissée. Nous avons calculé ce que serait le niveau de prélèvement français si on lui appliquait je dis bien cette moyenne et non plus les pourcentages les plus bas. Nous avons abouti à un total de 490 milliards de charges fiscales et sociales supplémentaires dans notre pays par rapport aux dix autres. Imaginez si nous arrivions à alléger d'autant nos dépenses publiques, quelle serait la situation économique de la France !
On continue à tort de faire croire aux Français que les dépenses publiques alimentent la croissance. C'est faux. C'est autant qu'on lui retire. On leur dit que le déficit soutient la demande et l'activité. C'est faux. On prétend que la réduction du déficit par la hausse de l'impôt n'a pas de conséquences économiques. C'est faux. La seule voie possible de renouveau économique durable est, à l'instar de nos meilleurs concurrents, d'éradiquer les déficits par une diminution ambitieuse de nos dépenses collectives.
Cela permettra de revigorer, de réoxygéner, de revivifier la société civile. On lui reproche ses insuffisances ou ses déficiences, mais on s'acharne à la priver des moyens d'exister et d'agir. Voilà vingt ans que notre pays donne la priorité à l'économie publique : il faudrait maintenant accorder durablement la priorité à l'économie privée, au secteur productif, à la société civile.
Q - Est-ce ce qui vous fait conclure que « la fiscalité est un diviseur de croissance » ?
Depuis 1991, l'augmentation des prélèvements, ajoutée à la croissance de la dette publique (les impôts de demain), a atteint près de 3 000 milliards. Pour la même période, le PIB marchand, c'est-à-dire l'activité économique réelle de la France, n'a progressé que de 1 000 milliards. Le voilà, l'effet diviseur. Les dépenses et les prélèvements ont asphyxié l'économie, ont réduit ses potentialités d'innovation et de développement, ont freiné sa croissance, qui compte parmi les plus faibles des pays industrialisés. Au contraire, en Hollande, le programme d'économies budgétaires rigoureusement appliqué par les pouvoirs publics a agi comme un multiplicateur de la croissance. Le chômage y a diminué de moitié alors qu'il stagnait chez nous. Je pourrais citer bien d'autres pays qui nous apportent la preuve concrète que l'excès de dépenses collectives ralentit la croissance au lieu de la stimuler.
Quand on sait que le déficit de la Sécurité sociale ayant atteint 100 milliards en 1993, on a levé un impôt spécial – la CRDS – que nous allons payer jusqu'en 2013 ! Tout cet argent aurait pu être mieux employé à préparer l'avenir : former la jeunesse, développer les technologies nouvelles, équiper les écoles en serveurs internet, inciter aux dépôts de brevets… L'idée force du Medef, c'est que toute la « refondation » de l'État doit être tournée vers la préparation de l'avenir et non la réparation incessante des erreurs du passé.
Et la boîte à idées est ouverte partout dans le monde : séparation de l'activité normative et de l'action concrète par la création d'agences responsables comme au Canada et au Royaume-Uni, réforme de la fonction publique comme en Suisse, réforme de la protection sociale comme aux Pays-Bas, réforme fiscale comme aux États-Unis, réforme administrative comme en Nouvelle-Zélande…
Q - Vous constatez, comme l'Institut de l'entreprise, que les autres font mieux que nous. Cela n'empêche pourtant pas la France d'être le deuxième pays d'Europe pour les investissements étrangers, exemple la venue de Toyota…
Ce n'est pas un exemple des plus probants. Je me réjouis évidemment de la décision de Toyota de s'implanter en France plutôt que dans un autre pays, mais cette décision s'explique avant tout par l'argent public qui a été mis sur la table pour attirer la société nippone. Regardons de plus près la situation des investissements étrangers en France : on constate qu'un grand nombre d'investissements consiste à nous acheter des entreprises de moyenne dimension, généralement très performantes, que leurs responsables ont été conduits à céder pour des raisons fiscales. Dans la quasi-totalité des cas, on ne choisit pas notre pays pour créer une usine nouvelle, pour mettre en place des capacités nouvelles de production, mais pour acheter des parts de marché existantes sans effet d'expansion réel sur notre économie. Prenons le cas des investissements financiers : 40 % du capital des sociétés du CAC 40 sont aujourd'hui détenus par des actionnaires étrangers, qui réalisent en moyenne 70 % de leurs profits à l'étranger. C'est la conséquence normale d'une France ouverte dans une Europe ouverte et d'une économie mondialisée.
Tous les investisseurs étrangers sont bienvenus chez nous. Le problème est que nous ne disposons pas de fonds de pensions en France pour financer les entreprises françaises et investir éventuellement dans les entreprises étrangères.
Cette asymétrie explique l'étroitesse de notre base entrepreneuriale. C'est pourquoi le Medef souhaite la création des fonds de pension en France, l'amélioration de la rentabilité de nos entreprises, la diffusion la plus large possible de l'actionnariat des salariés, l'essor de l'intéressement ou de toutes les formules qui les réconcilient durablement avec leur entreprise en leur montrant qu'ils peuvent eux aussi tirer profit de leur enrichissement.
Q - Quand des gouvernements faibles sont constamment opposés à des syndicats tout-puissants, ce qui est le cas dans les services publics, le rôle du patronat n'est-il pas d'exercer par équilibre une sorte de contre-pouvoir économique ? Son nouveau président avait d'ailleurs critiqué pendant sa campagne un faux partenariat qui dégénérait en complicité…
Nous avons dénoncé les nouveaux blocages des transports publics par les agents de la SNCF qui bénéficiaient déjà de régimes salariaux et sociaux très favorables, exorbitants du droit commun, dont le coût est supporté par l'ensemble des contribuables, cotisants et clients. Nous avons rappelé les pouvoirs publics, si prompts à intervenir dans l'organisation du travail des entreprises privées, à leur devoir et à leurs responsabilités.
Les responsables des entreprises opèrent de plus en plus souvent à l'étranger et sont de mieux en mieux informés des progrès des autres pays. Mais ils ne sont pas des élus. Leur objectif, et encore moins celui du Medef, n'est pas de faire de la politique ni de prétendre à exercer le pouvoir d'État. Ils se sont d'ailleurs longtemps cantonnés à la gestion de leurs propres affaires. Mais ils ont désormais compris que la compétitivité des entreprises dépend aujourd'hui avant tout de celle de la nation, et que celle-ci doit leur assurer en environnement favorable à leur expansion. Il va donc falloir qu'ils s'expriment sur tous les aspects de notre organisation collective, et principalement sur la réforme de la sphère publique, afin que les entreprises ne s'épuisent plus à dégager des gains de productivité pour compenser la sous-productivité du reste de la nation. Non pas à la place des politiques, mais dans la participation au débat public, une participation active, libre, responsable, non partisane, telle que l'a voulue Ernest-Antoine Seillière.
Et qu'on ne fasse pas l'erreur de trouver notre parole illégitime ou malvenue. Ce serait un grand malheur pour notre pays que les entrepreneurs, qui font marcher l'économie, n'aient pas droit au respect que leur accordent partout les autres démocraties. Relisons Tocqueville : le premier devoir d'un État démocratique est de respecter la société civile.