Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur, à France 2 le 7 décembre 1997, sur le projet de loi sur l'immigration, la politique de sécurité de proximité et la perspective d'une révision constitutionnelle préalablement à la ratification du traité d'Amsterdam.

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Média : France 2 - Télévision

Texte intégral

Michèle Cotta : Bonjour ! Depuis jeudi dernier, le projet de loi sur l’immigration est en discussion à l’Assemblée nationale. Il s’agit d’un long texte sur l’accueil et le séjour des étrangers en France. Un texte combattu sur sa droite par l’opposition qui le juge laxiste et sur sa gauche par une partie des communistes et des Verts qui le trouvent trop restrictif, trop sévère avec les immigrés. Venant après le texte d’Élisabeth Guigou sur la nationalité, le texte défendu par le ministre de l’intérieur, Jean-Pierre Chevènement, touche lui aussi un sujet brûlant et attise les passions. À l’Assemblée nationale, 1 800 amendements ont été déposés par les députés. Une paille. Nous parlerons donc de l’immigration avec le ministre de l’intérieur, Jean-Pierre Chevènement, puis avec nos autres invités. Ce ne sont pas des hommes politiques car en quelque sorte cela aurait fait doublon avec le débat que vous avez, Jean-Pierre Chevènement, à l’Assemblée nationale. Il s’agit d’écrivains, de penseurs, de journalistes, de droite et de gauche qui ont des points de vue diamétralement opposés sur un certain nombre de problèmes et notamment sur l’immigration.

Jean-Pierre Chevènement donc bonjour ! Merci de bien vouloir répondre aux questions que nous allons vous poser avec Patrick Jarreau du « Monde », avant donc la confrontation générale.

Nous commençons donc peut-être par un des aspects de votre ministère, l’aspect sécuritaire. « Le Figaro » annonce hier que vous êtes opposé à ce que les polices municipales continuent, comme elles le sont parfois, d’être armées, opposé à ce qu’elles puissent travailler après 20 heures. Alors, est-ce qu’à la police municipale, vous leur dites : ça suffit, à la niche !

Jean-Pierre Chevènement : Non, non, non ! Il y a un projet qui a été rendu public qui d’ailleurs n’est qu’un avant-projet aujourd’hui puisqu’il est soumis à concertation interministérielle. Je rappelle qu’avant moi, M. Quilès en 1992 et M. Pasqua en 1995 avaient également préparé des projets de loi pour mieux coordonner les polices municipales qui existent et actuellement, cela représente 12 500 policiers municipaux, mais la plupart sont plutôt des gardes-champêtres, et là où l’effectif dépasse 50, c’est, je crois, quelques centaines… enfin une centaine de villes, enfin, il y a vraiment quelques villes qui ont des polices municipales, qui ont des polices municipales réellement structurées et il faut éviter toute espèce de débordement, rappeler que la sécurité publique, c’est la prérogative de l’État en République, qu’il ne peut pas y avoir autant de polices qu’il y a de communes, que la loi doit être la même pour tous et par conséquent, ce que prévoyait ce projet de loi puisque vous posez le problème de l’armement, c’était des armes de 6e catégorie, c’est-à-dire des armes défensives.

Michèle Cotta : Et pourquoi leur interdire de se promener dans les rues après 8 heures du soir ?

Jean-Pierre Chevènement : Eh bien le problème est que la police municipale n’a pour fonction que d’appliquer les arrêtés municipaux, les arrêtés du maire, la police du stationnement, la police des marchés et, naturellement, le projet de loi, enfin l’avant-projet prévoit d’étendre quelque peu leurs attributions dans le domaine de la police de la circulation. Mais par exemple, la police municipale peut relever une identité, mais elle ne peut pas procéder à un contrôle d’identité. Elle peut agir en flagrant délit, mais elle ne peut pas arrêter une personne, donc elle a des attributions précises et il faut naturellement que l’armement soit proportionné à la mission. C’est clair.

Michèle Cotta : Alors vous avez dit également hier au Sénat que 1 000 adjoints de sécurité avaient été recrutés. Vous allez en recruter je crois 8 000 en 97 et 98. Quelle va être leur formation ? Est-ce que vous ne craignez pas justement que eux fassent usage éventuellement d’armes que vous leur donneriez ? Vous ne craignez pas les bavures avec des jeunes adjoints de sécurité ?

Jean-Pierre Chevènement : Non, parce que d’abord, nous avons une expérience, c’est celle des policiers auxiliaires qui existent. Ils sont 8 000 depuis 1985, ils sont armés et il n’y a jamais eu de dérapage et j’ajoute qu’ils ont une formation d’un mois. Les adjoints de sécurité auront une formation de deux mois et bien évidemment pour accomplir des missions de surveillance générale ou d’îlotage, on n’imagine pas que, encadrés par des policiers du service actif, eh bien les uns puissent être armés et les autres pas. Cela n’aurait pas de sens. Donc, je tiens à préciser que dans certaines de leurs fonctions, de leurs missions, par exemple l’accueil dans les commissariats, l’aide aux victimes, ils n’auront pas besoin d’être armés, mais simplement pour l’accomplissement de certaines missions.

Patrick Jarreau : Pour en revenir aux polices municipales, est-ce qu’elles vous apparaissent finalement plutôt comme un danger, c’est-à-dire le danger en effet de voir des groupes constitués par des municipalités appliquées au fond à faire respecter la loi à leur manière ou est-ce qu’elles peuvent apporter une contribution à ce que vous appelez la sécurité de proximité ?

Jean-Pierre Chevènement : Mais bien entendu qu’elles peuvent apporter une contribution. Je vous signale qu’à Belfort il y a une police municipale, mais moi je me suis refusé à armer la police municipale et d’autres élus, de gauche ou de droite, j’entendais hier Mme Olin, maire de Garges-lès-Gonesse, dire à la tribune du Sénat qu’elle n’avait jamais songé un seul instant à armer ses policiers municipaux, il y a quelques cas où ils sont armés de 357 Magnum et…

Michèle Cotta : C’est gros ça !

Jean-Pierre Chevènement : … Et il peut y avoir des débordements. Il y a aussi des cas où ils ne se distinguent pas de la police nationale ou même ils sont habillés de noir comme les policiers du RAID. Je pense qu’il faut distinguer les uniformes, avoir des armements proportionnés aux tâches à remplir de façon à éviter tous les dérapages qui peuvent survenir mais, pour ma part, je pense qu’ils apportent une contribution utile. Je rappelle, ils sont au total 12 500, mais il y a très peu de polices municipales qui sont, je dirais, à l’effectif de 100 ou 150. Il y a quelques villes, Nice, Levallois, Cannes et puis Vitrolles, peut-être, je ne sais pas, enfin c’est un petit nombre de communes.

Michèle Cotta : Alors comment a été perçue votre démarche sécuritaire à l’intérieur de la majorité plurielle ? Est-ce que vous avez rencontré quelques résistances tout de même ?

Jean-Pierre Chevènement : Je récuse totalement cette épithète car ma démarche s’énonce en trois mots : citoyenneté, proximité, efficacité donc, je sais bien qu’on ne peut pas mettre un policier derrière chaque Français, ce n’est pas possible. Je crois qu’il faut restaurer quelques codes moraux et les appuyer sur une philosophie générale qui est celle de la société, à savoir la citoyenneté. Les citoyens ont des droits qui sont très grands, ils ont aussi quelques devoirs. Il faut le rappeler à tous, c’est l’instruction civique, c’est le rôle des parents. C’est le rôle des élus, des associations et à partir de là, la police, il faut qu’elle intervienne au plus près des gens, c’est la police de proximité.

Michèle Cotta : Et à ce moment-là, enfin, aucun remous du côté de la majorité plurielle ? C’était la question que je vous posais, avec les communistes, avec les Verts, ils ne vous trouvent pas trop répressif ?

Jean-Pierre Chevènement : Pas le moindre. Je n’ai entendu aucune intervention sur ce mode. Je pense que chacun est conscient qu’aujourd’hui l’insécurité est un véritable problème et qu’elle est ressentie par les Français. Je pense que lutter pour une sécurité égale pour tous, ce n’est pas tenir un discours sécuritaire ou de droite, etc., c’est tenir un discours qui va à l’encontre des préoccupations je dirais, d’abord de l’électorat le plus défavorisé car ce sont les Français les plus démunis qui, dans certains quartiers, souffrent de l’insécurité.

Patrick Jarreau : Autrefois, M. Chevènement, la gauche recrutait plutôt des éducateurs et c’était plutôt la droite qui recrutait des policiers, donc le fait que vous ayez changé de discours sur ce point, est-ce que c’est un constat d’échec des efforts qui auraient pu être menés dans le passé et qui allaient plus vers la prévention que vers la répression ?

Jean-Pierre Chevènement : Peut-être qu’historiquement vous avez raison, mais il ne faut pas distinguer la répression et la prévention. L’une et l’autre sont nécessaires. Si la prévention échoue, ce qui est dommage, il faut que s’effectue un rappel à la loi. Cela peut être déjà sous la forme d’une lettre d’excuses, quand on casse un carreau, une vitrine… cela peut se faire sous forme de travaux d’intérêt général. La prison est souvent pour des jeunes très criminogènes. Il faut trouver des solutions médianes entre les formules éducatives et la prison pure et simple. Voilà, mais je crois qu’il y a des rappels qui sont absolument nécessaires. Je crois aussi que nous sommes dans une société où il y a 4 à 5 millions de chômeurs réels et une société où un certain nombre de valeurs ne sont plus transmises parce qu’elles ne sont peut-être plus suffisamment portées et nous devons tenir compte de tout cela et la vraie réponse est au fond la refondation républicaine.

Michèle Cotta : M. Chevènement, on change un peu de sujet. On parlait des communistes. Tout à l’heure, Robert Hue va commencer une campagne pour un référendum sur l’Europe et le passage à la monnaie unique. Quelle va être votre position à ce moment-là ?

Jean-Pierre Chevènement : Vous savez, nous ne nous définissons pas par rapport à aux positions qui peuvent être prises par les uns et par les autres…

Michèle Cotta : Eh bien alors justement, par rapport à votre propre position ?

Jean-Pierre Chevènement : Voilà, la question de l’euro a été traitée avant, je dirais le 1er juin, au moment de la campagne électorale. Lionel Jospin a émis quatre conditions. Inclusion, je le rappelle, de l’Italie, gouvernement économique, taux de change, je dirais réaliste avec le dollar et aujourd’hui un dollar à 6 francs, cela permet la croissance, et puis je dirais pacte de croissance plutôt que pacte de stabilité. Alors, nous verrons bien au mois de mai – puisque c’est au mois de mai que ces choses-là vont être traitées lors d’un Conseil européen – ce qui va sortir de ce Conseil européen. C’est sur la base des faits que nous nous déterminerons.

Patrick Jarreau : Bon, mais le président de la République et le Premier ministre ont essayé de saisir ensemble le Conseil constitutionnel sur le traité d’Amsterdam pour vérifier sa conformité avec la Constitution, mais d’ores et déjà, Charles Pasqua, s’inspirant du précédent de Maastricht de 92, dit que sur le traité d’Amsterdam, il faudra aussi un référendum. Est-ce que c’est votre avis ?

Jean-Pierre Chevènement : Écoutez, les Français ne savaient déjà pas ce qu’était le traité de Maastricht et ils ne l’ont pas lu et ils savent encore moins… enfin certains ont fait l’effort de le lire, moi le premier et cela m’a amené à changer d’avis car je pensais m’abstenir et finalement, j’ai voté contre après l’avoir lu, mais… je pense que ceux qui liraient le traité d’Amsterdam, et cela m’est arrivé assez tard parce que la version française n’est parvenue que le 15 juillet donc, j’ai écrit à Lionel Jospin pour lui dire qu’à mon avis ce traité posait un problème de constitutionnalité. Je pense que le transfert…

Patrick Jarreau : Lequel ?

Jean-Pierre Chevènement : Eh bien, le transfert dans le domaine communautaire, c’est-à-dire en dehors de la compétence de la souveraineté nationale, de tout ce qui a trait à l’asile et à l’immigration, pose naturellement le problème d’un nouveau transfert de compétences qui ne peut être tranché que par une réforme de la Constitution. Encore que je veux préciser que c’est seulement au terme de cinq ans que le vote à l’unanimité doit, si tout le monde en est d’accord, faire place à un vote à la majorité qualifiée. Donc, soit il faudra réformer la Constitution, selon moi, soit introduire une réserve, à savoir que tant que la France n’aura pas réformé sa Constitution, eh bien le vote à l’unanimité perdurera.

Patrick Jarreau : Quelle est votre préférence ?

Jean-Pierre Chevènement : Ah moi, je suis très clairement pour le maintien du vote à l’unanimité et je vais vous dire pourquoi. Je vais vous dire pourquoi. Parce qu’il faut parler de choses non pas en termes politiciens, mais en termes sérieux, c’est que tout ce qui touche à l’ordre public, tout ce qui touche je dirais à la sécurité des Français est une chose trop grave pour que l’on puisse se défaire de cette compétence et considérer qu’elle sera exercée mieux qu’elle ne pourrait l’être par les autorités légitimes, démocratiquement élues, qu’elle pourrait être exercée par des fonctionnaires que personne ne connaît.

Patrick Jarreau : Donc, cela veut dire que la France ne ratifierait pas, selon vous, le traité d’Amsterdam dans sa totalité ?

Jean-Pierre Chevènement : Pas du tout ! Pas du tout. Cela voudrait dire qu’elle introduirait une réserve disant que le passage à l’étape du vote à la majorité qualifiée ne pourrait intervenir que lorsqu’elle aurait réformé sa Constitution.

Patrick Jarreau : Et cette réforme de la Constitution devrait se faire par référendum d’après vous ? Si elle avait lieu.

Jean-Pierre Chevènement : Écoutez, si c’est dans cinq ans, ce n’est peut-être pas la même chose qu’aujourd’hui, mais d’une manière générale, je vais vous dire que je pense que ces questions mériteraient en effet un débat public parce que l’Europe ne peut pas progresser à mon sens et je suis attaché à une construction européenne sérieuse, mais cette construction ne peut pas progresser en dehors de la démocratie, en dehors du débat public. Et une des bonnes choses que l’on peut reconnaître au référendum sur Maastricht, c’est qu’il a fait progresser le niveau de conscience. Il me semble que de l’élargissement, il me semble que l’on n’a jamais débattu en France ni de l’élargissement vers l’Est ni de ses conséquences en termes par exemple de fonds structurels et c’est toute la politique régionale. Nous risquons de voir diminuer beaucoup les crédits consacrés à la politique régionale. On n’a pas parlé de l’avenir de la politique agricole commune qui faisait partie, si je puis employer un anglicisme, du deal initial entre le général de Gaulle et le chancelier Adenauer et on n’a pas parlé des conséquences institutionnelles, du blocage institutionnel qui résulte de cet élargissement presque indéfini. Donc, il me paraît important que ce débat, un jour, soit traité au niveau des citoyens.

Michèle Cotta : Dernière question sur l’histoire et sur la France ?

Patrick Jarreau : Oui, on a… entre cette reprise indéfinie du débat sur la nationalité et sur l’immigration, le procès Papon, les déclarations qu’a faites Jean-Marie Le Pen à la fin de la semaine dernière où il a récidivé sur son affirmation que les chambres à gaz seraient un point de détail de l’histoire, on voit bien ce que cela veut dire dans son esprit, cette affaire de la part de l’or nazi que la France n’a pas restitué à ses légitimes détenteurs, au fond est-ce que ce pays n’est pas irrémédiablement, en tout cas durablement malade de son passé ?

Jean-Pierre Chevènement : Irrémédiablement non. Je ne le crois pas parce qu’il y a des gens qui ont une vision claire de ce qu’a été notre histoire et je pense être de ceux-là. Je pense que les chambres à gaz n’ont pas été un détail de l’histoire. Je pense que ce n’est pas la France, mais l’État français de Vichy qui est l’auteur des crimes qui se sont déroulés en France de 1940 à 1944, et en particulier la complicité dans l’extermination des juifs.

Michèle Cotta : Vous êtes assez d’accord avec Philippe Séguin là-dessus.

Jean-Pierre Chevènement : Je suis d’accord avec… je dirais ce qui est une philosophie républicaine car il faut se rappeler toujours que le régime de Vichy a été installé par nos élites qui avaient programmé la défaite. Marc Bloch là-dessus a tout écrit, a tout dit sur le moment. Et, d’une manière générale, je dirais que Jacques Chirac me paraît avoir répondu aussi bien à Lionel Jospin qu’à Philippe Séguin en essayant de faire oublier que dans le débat sur l’immigration, les orateurs du RPR qui se sont exprimés, ou de l’UDF, tiennent un discours dont la musique rappelle étrangement celle du Front national. Alors, pour ne pas parler du présent, on parle du passé et puis en même temps, on se campe en chef de l’opposition par rapport à Philippe Séguin sur une certaine philosophie de l’histoire. II est clair qu’il y a la philosophie de Jacques Chirac et il y a la philosophie traditionnelle du gaullisme.

Michèle Cotta : Alors c’est vous même qui faites le lien, nous allons naturellement parler de l’immigration et votre philosophie sur le sujet. Vous êtes le troisième ministre en cinq ans à faire une loi sur l’immigration. Alors, avec Jean-Michel Mercurol, on revient sur l’historique de ce thème rebattu.


Suite de l’émission « Polémiques »

« L’immigration en France »

Historique du thème immigration :

Michel Rocard (archives) : La France ne saurait accueillir toute la misère du monde.

Jean-Michel Mercurol : Une phrase prononcée pour la première fois dès 89 par Michel Rocard alors Premier ministre. L’immigration, une obsession populaire et politique qui n’a cessé de croître en France à mesure que s’aggravait la crise. La lutte contre l’immigration clandestine avait même conduit à une similitude de langage entre droite et gauche comme avec les charters d’Édith Cresson. Depuis, la loi n’a plus cessé d’hésiter au rythme des alternances politiques entre droit d’asile et fermeture des frontières, intégration et expulsion, parfois entre angélisme et xénophobie. 25 textes depuis 45 dont cinq lois en seulement onze ans.


Nicolas Sarkozy (juin 1991) : Il faut déclarer comme objectif le quota zéro d’immigration et cela sans que nous n’ayons de leçon de racisme à recevoir de personne !

Jean-Michel Mercurol : Immigration zéro, c’est la version musclée des lois Pasqua. Restriction à l’entrée, rétention administrative, reconduite à la frontière. Un arsenal complété par la loi Debré qui n’a empêché ni la forte présence des clandestins sur notre sol ni l’inextricable situation des sans-papiers d’où la promesse de la gauche d’en faire table rase.

Lionel Jospin (15 mai 1997) : Nous abrogerons les lois Pasqua et Debré.

Jean-Michel Mercurol : « Abrogation », le mot n’est prononcé qu’une seule fois dans la chaleur d’un meeting électoral. Mais la refonte des textes législatifs devient bel et bien une priorité du nouveau gouvernement critiqué à la fois sur sa gauche et sur sa droite.

Jean-Louis Debré (décembre 1997) : Par un certain nombre d’articles pernicieux, on fait en sorte que la France ne pourra plus contrôler les hommes et les femmes qui rentrent en France.

Jean-Michel Mercurol : Objectif affiché du pouvoir : parvenir cette fois à un texte d’équilibre entre contrôle et droits de l’homme, entre fermeté et dignité. Un consensus qui reste encore à trouver tant les uns trouvent le projet trop laxiste et les autres trop répressif.

Michèle Cotta : Alors Jean-Pierre Chevènement, nous avons rejoint les autres invités de cette émission. Autour de cette table donc, Daniel Bensaïd, philosophe, auteur du « Paris mélancolique » ; Noël Copin, journaliste mais aussi membre du Collège des médiateurs qui a été constitué l’année dernière sur les sans-papiers de Saint-Bernard ; Alain Finkielkraut qui est philosophe, auteur de « L’Humanité perdue » ; Jean-François Kahn, le directeur de « Marianne » ; Alain-Gérard Slama, du « Figaro », et Guy Sorman, auteur de « Le monde est ma tribu » chez Fayard. Je ne cite pas tous vos livres parce que sinon une partie de l’émission y aurait été consacrée. Alors, Jean-Pierre Chevènement, vision angélique, naïve et irresponsable comme vous l’a dit l’autre jour Pascal Clément, un député de la Loire qui est un républicain, ou au contraire construction d’un consensus républicain. Est-ce que vous ne pensez pas qu’à force de vouloir faire un consensus vous allez finalement mécontenter tout le monde ?

Jean-Pierre Chevènement : Non, parce que je pense que les Français sont beaucoup plus d’accord qu’on ne le dit sur quelques principes de base. D’abord, ils sont d’accord sur une certaine conception de la Nation comme communauté de citoyens délivrée de la mythologie des origines. Et notre pays est capable, a été capable et est encore capable d’intégrer un certain nombre de gens dont les parents ou les grands-parents n’étaient pas français. C’est la puissance de l’école et c’est, je dirais, la définition même de la République. En plus, je crois qu’en France personne ne voudra séparer deux conjoints ou bien des enfants de leur mère ou de leur père ou un vieil homme de sa famille si c’est la seule qui lui reste. Par conséquent, le projet de loi que je défends au Parlement au nom du Gouvernement est un projet de loi équilibré, qui réalise un certain nombre d’avancées parce que, sur le droit d’asile, c’est vraiment la définition de la France depuis deux siècles qui est en jeu. Au niveau du droit de vivre en famille parce que c’est la simple humanité et puis je dirais d’une manière générale, il faut à la fois que la France reste un pays ouvert au monde parce qu’elle accueille, je le rappelle, 85 millions de visiteurs chaque année, mais qu’en même temps, il y ait une certaine maîtrise des flux migratoires. Et là-dessus, le projet prend des mesures qui sont je dirais courageuses, qui sont le gage d’une meilleure efficacité pour nous permettre d’affronter les défis qui sont devant nous, parce que, quand on fait une loi comme celle-là, on doit penser aux problèmes qui se poseront dans les trente ou quarante prochaines années.

Patrice Jarreau : M. Chevènement, vous parlez d’équilibre. Est-ce que cet équilibre n’est pas essentiel… instable ? Je voudrais prendre un point de votre projet de loi. Dans la loi Pasqua, il y avait une clause qui disait que l’entrée irrégulière sur le territoire français interdisait l’accès à la carte de résident. Vous changez cette disposition. On voit bien pourquoi, par rapport aux problèmes des sans-papiers, etc. Mais au fond, est-ce qu’on n’est pas en droit de vous dire d’un côté à droite : « vous voyez, vous ouvrez la porte à l’immigration puisqu’il n’est plus nécessaire d’être entré régulièrement sur le territoire pour pouvoir prétendre un jour à une carte de résident » ? Est-ce qu’au fond on ne peut pas vous dire à gauche : « c’est hypocrite » ? Cette clause-là, elle veut dire quoi ? Elle veut dire qu’il y a un niveau minimum incompressible d’immigration en France et au lieu de le reconnaître, eh bien vous prenez des demi-mesures. Disons-le franchement.

Jean-Pierre Chevènement : Je pense que ce n’est pas une demi-mesure quand quelqu’un peut être régularisé parce qu’il a une femme et des enfants en France. S’il est entré…

Patrice Jarreau : Je parlais du regroupement.

Jean-Pierre Chevènement : Non, mais la clause d’entrée régulière s’applique précisément aujourd’hui dans ce cas-là. Donc, aujourd’hui, la loi étant faite comme elle l’est, on l’oblige à rentrer chez lui pour demander un visa, puis venir en France pour enfin être régularisé. Eh bien, quand il est dans une situation aussi facilement reconnaissable, on ne l’oblige pas à rentrer chez lui avec les frais d’avion et demander un visa, ce qui n’est pas toujours facile, pour enfin pouvoir voir sa situation régularisée. C’est du bon sens tout simplement. C’est de l’humanité. Ce n’est rien d’autre. Et c’est seulement, je dirais, les mauvais démons de la droite qui la poussent à agiter le fantasme de l’invasion.

Michèle Cotta : Alors Daniel Bensaïd, la parole est à l’accusation et à d’autres procureurs estimés.

Daniel Bensaïd (philosophe) : À la contestation en tout cas si ce n’est l’accusation. Non, mais je crois que c’est une occasion, une bonne occasion qui est ratée effectivement de remettre à plat le problème de l’immigration, de la nationalité, de la citoyenneté. Une occasion qui s’est présentée parce qu’il y a eu un grand mouvement social de sensibilisation sur le sujet au printemps dernier, que les élections se sont faites dans la foulée et donc que cette mobilisation a joué y compris sur le résultat électoral, que des promesses avaient été faites, pas par M. Chevènement, j’en conviens, mais par M. Jospin – votre document l’a rappelé – et par le programme du Parti socialiste, qui ne sont pas tenues. Je crois que c’est une erreur parce que les lois Pasqua en réalité… non abrogées… alors vous allez nous dire « l’abrogation serait symbolique », la non-abrogation l’est aussi, une certaine continuité. Elle n’est pas seulement symbolique, elle a un contenu. Un tiers seulement des dispositions de la loi Pasqua sont supprimées. Et des 31 propositions – je ne connais pas les amendements parlementaires –, mais de la commission consultative des droits de l’homme, si mon compte est bon, deux ou trois ont été prises en compte. Donc, c’est une volonté politique de marquer une continuité, un compromis sur le contenu à la recherche d’un processus républicain trouvable puisque vous ne l’avez pas. La droite fait sa guérilla parlementaire. On a eu hier une manifestation exécrable à Nice d’élus tricolores sur le thème de l’invasion parce que ce problème sera un problème durablement entre la gauche et la droite.

Jean-Pierre Chevènement : Puis-je vous dire que le consensus, nous le cherchons dans le pays et que Lionel Jospin ne s’est exprimé qu’une fois pour dire qu’il était pour l’abrogation. Tout le reste de son discours montre le contraire. Donc, je crois que le Gouvernement tient les engagements qui ont été pris parce que, sur les points essentiels, droit d’asile, droit du sol, droit de vivre en famille, ces engagements sont en réalité parfaitement tenus.

Michèle Cotta : Alors Alain-Gérard Slama… Alors moi, je vous demande un peu d’affronter vos idées parce que si vous êtes tous… Vous n’êtes pas là pour être d’accord. Alors Alain Finkielkraut, Alain-Gérard Slama.

Alain-Gérard Slama : Donc, je veux bien ouvrir le feu encore que je n’ai pas de feu à ouvrir. Moi, ce qui me frappe – d’abord, le texte n’est pas encore voté. On va voir ce qu’il sera – ce qui me frappe d’abord, c’est que, premièrement, le texte est une chose. Le plus important, ce sera la manière dont il sera appliqué. L’expérience montre depuis dix, quinze ans que ça a été le point de partage fondamental entre gauche et droite. Deuxième remarque et là, c’est vraiment une question, est-ce qu’on s’oriente vraiment vers la suppression des certificats d’hébergement pour donner les visas ? Ça me paraît un problème extrêmement important parce que ça, ça va dans la direction laxiste. Deuxièmement, autre question et je m’arrêterai là, mais elle est fondamentale, est-ce qu’on va continuer à donner ce permis de séjour de dix ans qui a été accordé par François Mitterrand d’une manière totalement improvisée en 1983 sans exiger en contrepartie une entrée régulière sur le sol français ? Est-ce que ça va être vraiment le principe de l’arrêt qui va être retenu ? Si ça doit être ça, je crois que c’est extrêmement grave. Et je conclus d’un mot, je suis pour une intégration tolérante, très ouverte et généreuse pour reprendre des termes qui avaient été ceux d’Édith Cresson. Mais je crois qu’en contrepartie il faut avoir une politique d’immigration rigoureuse. On se tourne vers le ministre spontanément.

Jean-Pierre Chevènement : Un point qui est très important, c’est que la carte de séjour de dix ans a été votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en mai 84 et que, naturellement, elle est accordée à des gens qui sont en situation régulière.

Alain Finkielkraut : Je reprendrai ce qu’a dit tout à l’heure Daniel Bensaïd. Je suis d’accord sur un mot, pas sur les conclusions qu’il en tire. Nous vivons une grande occasion manquée, l’occasion de sortir le débat public de l’obsession du Front national. Et nous assistons aujourd’hui dans le monde politique et dans le monde intellectuel à une véritable détérioration, sinon une déchéance du débat public. Que se passe-t-il entre la droite et la gauche ? La droite et la gauche s’accusent mutuellement de faire le jeu du Front national. Donc, on ne parle que du Front national. Que se passe-t-il dans le monde intellectuel ? Il y a une petite nébuleuse très minoritaire, mais intensément médiatisée, qui préconise sans le dire et quelquefois en le disant l’ouverture totale des frontières et le droit du sol intégral.

Michèle Cotta : Quand vous parlez d’une minorité, c’est Daniel Bensaïd, c’est ça ? Dites les choses par leur nom.

Alain Finkielkraut : Non, pas nécessairement. Non, non parce que, à ce moment-là, il faut faire la différence. Non, il ne s’agit pas de l’accuser lui. Il s’agit d’une nébuleuse qui va de « Charlie Hebdo » aux « Inrockuptibles » en passant par Pierre Bourdieu, professeur au Collège de France…

Jean-François Kahn : Pourquoi on ne l’accuse pas ? Il faut l’accuser.

Alain Finkielkraut : Non mais attendez. Et qui dit donc, je reprends, qui en fait préconise l’ouverture totale des frontières, le droit du sol intégral et surtout qui traite de fascistes, de pétainistes et de paponisés tous ceux qui ne sont pas d’accord avec elle. Alors, il aurait été bien de trouver un consensus républicain. C’était l’objectif affirmé de Lionel Jospin. Ça a raté. Ça a raté du fait de la droite qui, effectivement, trouve en ce moment un cheval de bataille, qui veut se refaire une santé et qui devrait approuver certaines des dispositions généreuses du projet que présente Jean-Pierre Chevènement notamment concernant le droit d’asile. L’élargissement du droit d’asile tenant compte des persécutions subies autrement que par un État, mais par des groupes du style FIS, c’est très important. Mais la gauche aussi – et je terminerai là-dessus – a raté cette occasion en revenant sur des dispositions concernant la nationalité. Il y a eu une commission Marceau Long qui s’est réunie en 1986-87 et c’était une commission de non-politiques, d’intellectuels de droite et de gauche, voire d’extrême-gauche. Ils sont tombés d’accord pour faire de l’acquisition de la nationalité un acte de volonté. On n’aurait jamais dû revenir là-dessus parce que les Français ne comprennent pas pourquoi il est honteux et en quoi il est raciste de demander aux gens, à 16 ans, s’ils veulent être français.

Michèle Cotta : Guy Sorman, Jean-François Kahn, Noël Coppin.

Guy Sorman : Oui, Alain Finkielkraut parlait de la nébuleuse des intellectuels. Moi, je mettrai dans la même nébuleuse les hommes politiques. C’est-à-dire qu’au fond il n’y a pas tellement de différence entre la future loi Chevènement, la loi Pasqua, la loi Debré. Au fond, il n’y a pas tellement de différence. C’est-à-dire que d’un côté, il y a la loi et puis de l’autre, il y a les faits. Et j’ai le sentiment et je crois que les Français ont le sentiment que le débat entre intellectuels et hommes politiques n’a pas tellement de rapport avec les faits. Quels sont les faits qui ne sont pas pris en compte dans ces lois successives ? Le premier fait, c’est la libre circulation en Europe. C’est-à-dire qu’il est quand même extraordinaire, dès l’instant qu’on circule à peu près librement en Europe que ce ne soit pas le Parlement européen qui, finalement, définisse les règles de l’entrée et de la sortie du territoire européen. Je crois qu’il y a un décalage entre le discours national et la réalité européenne. Et puis, il y a un autre décalage, c’est que ces lois sont faites comme si c’était des lois. En réalité, ce sont plutôt des proclamations puisqu’en réalité, les hommes et les femmes qui viennent en France viennent pour des raisons économiques. Or, la motivation économique n’est pas du tout prise en considération dans ces lois. C’est pour cela que moi, je serais tenté de mettre d’un côté les Français qui se coltinent avec le problème et les migrants qui se coltinent avec le problème et de l’autre côté la loi qui n’est pas de la loi, mais qui est en fait une posture intellectuelle ou politique.

Alain-Gérard Slama : Je voudrais répondre d’un mot à Alain Finkielkraut. Je ne suis pas partisan du volontariat et de la déclaration volontaire. Et je crois qu’il y a un désordre. Ce que je reproche le plus à la politique gouvernementale, c’est le désordre total dans lequel elle a été plongée.

Alain Finkielkraut : Mais on ne peut pas changer ça tous les trois ans. C’est ça que je veux dire.

Alain-Gérard Slama : Mais puisqu’on le change, qu’on ait au moins une politique cohérente. Une politique d’intégration généreuse, c’était en effet le droit du sol absolu. C’était ça, la politique et la logique républicaine.

Guy Sorman : Ah non, non, je ne suis pas du tout d’accord. Un mot là-dessus. Il faut quand même un mot d’histoire de France et de l’histoire de l’immigration. L’intégration en France s’est toujours faite par le travail.

Alain Finkielkraut : Et l’école.

Guy Sorman : Beaucoup le travail. Nos ancêtres et je parle pour beaucoup ici, nos ancêtres sont venus ici. Ils ne parlaient pas français et ils ont travaillé. Et ce sont leurs enfants qui sont allés à l’école. C’est par l’intégration par le travail qu’on devient français et qu’on est reconnu comme français autant que par l’école.

Alain-Gérard Slama : N’oubliez pas ce qui se passe dans les têtes. On crée un véritable statut des métèques.

Daniel Bensaïd : Mais enfin, ça me paraît quand même absurde, écoutez.

Alain-Gérard Slama : Non, pas du tout.

Daniel Bensaïd : Est-ce que vous êtes pour demander le volontariat à tous les enfants nés en France ?

Alain-Gérard Slama : Non, pas du tout. Je ne demande pas du tout le volontariat.

Alain Finkielkraut : Mais enfin, les parents, ça compte, Daniel Bensaïd.

Daniel Bensaïd : Alain Finkielkraut, la formule qui me paraît extrêmement douteuse, « on ne devient pas Français par hasard », je suis devenu Français par hasard et même par un hasard improbable.

Alain Finkielkraut : Mais cette formule n’était pas la mienne.

Daniel Bensaïd : Et je suis quand même curieux de savoir pour ceux qui deviennent Français par nécessité et non pas par hasard, en vertu de quelle nécessité biologique, génétique ou historique ?

Alain Finkielkraut : Ils ont des parents.

Daniel Bensaïd : Je crois qu’effectivement on s’intègre à une histoire, à la République par le travail, par l’école.

Noël Coppin : Si vous me permettez, la vivacité de ce débat qui ne me surprend pas et qui m’intéresse me confirme dans mon idée que ce problème-là est un problème qui a été gonflé de façon dramatique et parfaitement regrettable. On parlait de réalité, de réalisme. Eh bien, il y a deux réalités que l’on ignore ou que l’on connaît, mais qu’on ne dit pas assez, c’est, premièrement, qu’il n’y a pas de danger d’invasion, comme on l’a dit, de hordes barbares et de toute la misère du monde. L’immigration est quand même globalement stoppée déjà depuis un certain nombre d’années. Et la deuxième réalité que l’on ignore et qui est la réalité de demain ou d’après-demain, c’est que la France aura besoin, aura besoin d’immigrés d’ici quelques années. Or, on se situe – et encore, c’est peut-être le reproche que je ferais au projet gouvernemental qui marque une avancée, une avancée intéressante mais insuffisante – mais c’est surtout de se situer dans une logique qui est une logique ancienne, je n’oserais pas dire une logique lepéniste, mais qui correspond à ce fantasme de l’immigration qui est un danger au lieu de se situer de façon positive dans une intégration qui est une intégration à réussir parce que, de toute façon, elle se posera, elle se posera encore dans l’avenir mais pas dans les termes où elle est posée aujourd’hui. Et je crois que le Gouvernement a peut-être trop recherché l’équilibre – on parlait d’équilibre tout à l’heure – au sens équilibre politique du terme et non pas d’équilibre par rapport au sujet lui-même. Et ce sujet lui-même demande effectivement une vision à très longue échéance qui est celle de demain et d’après-demain, c’est-à-dire de migrations qui seront importantes et…

Michèle Cotta : Jean-François Kahn, on ne vous a pas entendu là.

Jean-François Kahn : J’attends que vous…

Michèle Cotta : Généralement, vous la prenez la parole.

Jean-François Kahn : Je suis discipliné. D’abord, je vous remercie de m’avoir invité sur ce terrain parce que nous sommes quelques-uns, Finkielkraut entre autres, moi-même et d’autres, nous sommes quelques-uns à avoir essayé par justement une pétition en l’occurrence, une contre-pétition, une autre pétition, essayé de faire entendre un autre discours, un autre discours que le discours manichéen – d’un côté, les partisans de l’immigration libre et de l’autre, le discours xénophobe –, nous avons essayé et jusqu’à aujourd’hui, je constate que les médias nous ont très peu donné la parole parce que, je tiens à le dire, parce que les médias ont besoin d’un débat manichéen. Les médias ont besoin d’un choc entre deux extrêmes. Et quand on essaie de faire entendre une autre voix…

Michèle Cotta : Nous sommes ici des non-manichéens, enfin vous qui êtes autour de la table, des non-manichéens.

Jean-François Kahn : Non, mais je tiens à le dire parce que c’est important. Attendez, c’est important. Je suis désolé. La difficulté que l’on a à le faire entendre, à le faire passer dans nos discours me semble importante et c’était important de le dire. Pourquoi, moi, je récuse un peu les vieux discours ? D’abord, le discours de droite. Quand on parle à un homme de droite – je ne parle pas du Front national – il tient un propos très responsable dans l’ensemble. Moi, tous ceux que je connais tiennent des propos très responsables, très réalistes, confrontés aux réalités. Et tout à coup, quand ils vous quittent et qu’ils parlent publiquement, alors ça devient fou. Alors ça devient un discours « l’invasion, les hordes barbares, etc. ». Moi, je m’interroge. Quand on a un discours qui est purement démagogique pour flatter une certaine xénophobie qui ne correspond pas à ce qu’on vous dit en privé, je dis, il y a quelque chose de dangereux. D’ailleurs, c’est dangereux, pourquoi ? Parce que, quand ils arrivent au pouvoir, il ne se passe rien. C’est-à-dire ils hurlent « invasion, les machins », mais quand ils arrivent au pouvoir, il y a autant d’immigrés. Les 150 000 immigrés clandestins – il y en a beaucoup plus –, mais qui ont demandé à être régularisés, attendez, ils étaient sous Debré, ils étaient sous Pasqua. Ils ont fait quoi ? Je veux dire, c’est un pur discours démagogique. J’ajoute que c’est sous Pompidou que l’immigration a atteint son maximum. Mais l’autre discours – et Bensaïd, on a eu une discussion là-dessus parce que, cela dit, lui au moins, il est sincère. Eux, ils sont sincères. Il n’y a pas de discours et c’est tout à fait honorable. Je ne suis pas d’accord, mais c’est tout à fait honorable – moi, ce que je dis, c’est, il y a une posture. Il y a une posture au nom des grands principes, au nom des droits de l’homme. Il faut faire rentrer les immigrés. Ils ont le droit, bon. Mais ensuite, très bien, très bien, libre circulation. Et ensuite, il devient quoi ? Il va où ? S’il est chômeur, s’il est ghettoïsé, s’il est rejeté, ce n’est pas notre problème ? Eh bien si, c’est notre problème. S’il n’arrive pas à trouver un logement et s’il est le vingtième d’une chambre à 50 mètres carrés dans un foyer pour immigrés, etc., c’est un problème. S’il devient une masse esclavagisée entre les mains d’un exploiteur du travail, c’est mon travail. S’il va renforcer un ghetto où la misère va vers la misère, c’est mon problème. Si le Front national en tire des arguments, c’est mon problème. C’est trop facile de dire « les grands principes et les conséquences, on s’en fout ».

Daniel Bensaïd : Non, je ne suis pas sur une position morale angélique, etc. Ma position est une position politique. M. Chevènement nous a accusé d’irresponsabilité au moment du lancement de la pétition. Il y a plusieurs idées de la responsabilité ici et de la manière de résoudre les problèmes. Alors le problème est lequel ? C’est qu’on ne veut pas dissocier… S’il y a un malaise, il rebondira bien évidemment. Du temps où M. Nahir (phon) écrivait de bons livres au lieu de défendre des lois qui sont des mauvaises lois, il disait très bien que le problème, c’est un malaise français. C’est que la fameuse machine à intégration est en panne pour des raisons qui ne tiennent pas fondamentalement à l’immigration qu’il s’agisse de l’école, du travail, du chômage, etc.

Michèle Cotta : C’est ce que dit Jean-François Kahn.

Daniel Bensaïd : Deuxièmement, l’idée qui peut être généreuse du codéveloppement. Mais le codéveloppement avec quels moyens financiers ? J’attends avec curiosité le rapport. Quels moyens financiers alors que 20 % des pays les plus pauvres aujourd’hui ne reçoivent que 1 % de l’investissement mondial, que 1 % du commerce, que le nombre d’étudiants en France a diminué de moitié en dix ans dans les proportions de l’université alors que le rapport Weil dit, oui, le contrôle des flux migratoires, ça veut dire l’accueil de l’immigration qualifiée, intelligente et pas de l’immigration non qualifiée. Ça veut dire qu’on l’enfonce au contraire dans le développement du sous-développement. Ça, c’est le vrai débat effectivement.

Jean-Pierre Chevènement : Vous me permettez de vous interrompre parce que c’est le vrai débat. Vous avez tout à fait raison. Quand on voit par exemple ce qu’est la pression migratoire, il y a actuellement à peu près 50 000 étrangers non admis sur le territoire national, aux frontières. On s’aperçoit que 53 % sont des Irakiens, ensuite viennent les Turcs, les Chinois, les Congolais, les Algériens assez loin derrière, après même les Chinois. Ça veut dire quoi ? Pourquoi y a-t-il 53 % de Kurdes irakiens à nos frontières ? C’est peut-être que la situation au Kurdistan est tellement invivable parce que c’est un « no man’s land » juridique, parce que c’est une région traversée de guerres intestines ou étrangères, l’armée turque, les Iraniens, etc., double embargo que, tant qu’on n’aura pas stabilisé la situation au Moyen-Orient, dans cette région, eh bien il y aura des gens qui chercheront à fuir. Même chose pour les Congolais, enfin les Congolais du Congo démocratique comme on dit. Même chose pour… c’était hier le cas des Bosniaques. Par conséquent, les problèmes du Sud se traitent au Sud d’abord. Et je crois que, dans ces problèmes qui sont très mal connus, il faut le dire, on ne voit pas que les flux de réfugiés sont Sud-Sud beaucoup plus que Sud-Nord même s’ils sont aussi Sud-Nord parce que, dans un monde où la télévision fait que tout est très proche, eh bien les gens vont là où est la richesse. C’est normal.

Guy Sorman : Ce que dit le ministre et le débat d’une manière générale, c’est qu’il faudrait en revenir à l’esprit de la commission Marceau Long. C’est-à-dire que, dans ce genre de débat, on a envie de connaître les faits. Vous annoncez un certain nombre de faits que les Français ignorent. Et il me semble que la manière de se débarrasser de la référence au Front national, la manière de se débarrasser de tout le côté superficiel et absurde de ce débat ce serait de se mettre enfin d’accord sur les faits concrets. Et à partir des faits concrets, il me semble, comme on l’a fait pour le code de la nationalité, on arriverait à une solution républicaine, équitable et acceptée de…

Jean-Pierre Chevènement : Alors est-ce que je peux vous…

Michèle Cotta : Non. Vous gardez peut-être ça pour la fin, pardon. Alain Finkielkraut, Alain-Gérard Slama.

Alain Finkielkraut : Un mot. Il faut effectivement revenir aux faits, mais rester logique. Daniel Bensaïd n’est pas angélique, en effet, on peut le dire. N’empêche qu’il y a une contradiction si vous voulez et qui tient… Ou pour dire les choses autrement, on dénonce toutes les sortes de chauvinisme et la xénophobie du Front national, etc. Mais il y a un chauvinisme auquel on ne pense pas et qui est peut-être le vrai chauvinisme de ce temps en Europe. Aber Mars (phon) l’a appelé le chauvinisme du bien-être. Nos États européens ont construit un État social. Cet État social, il ne peut pas se partager complètement. Ce n’est pas un État libéral, ce n’est pas une État ultralibéral, c’est un État social. Or, je constate qu’en décembre 1995 un certain nombre de gens ont manifesté pour le renforcement des droits sociaux. Et certains sont allés d’ailleurs jusqu’à courser Nicole Notat parce qu’elle était une collabo.

Michèle Cotta : Ne commençons pas là-dessus parce que là, nous n’en sortirons pas.

Alain Finkielkraut : D’accord. Les mêmes aujourd’hui demandent l’ouverture des frontières. Je pense qu’il y a là une contradiction réelle. Il y a là si vous voulez un refus de tenir compte du possible, premièrement. Deuxièmement – je crois que Noël Coppin est un peu angélique – il y a des difficultés d’intégration en France. Il suffit de savoir ce qui se passe en Seine-Saint-Denis. On ne peut pas tenir ce discours, purement démographique d’ailleurs, de « l’immigration, ça sera une chance extraordinaire », etc. Et d’ailleurs, on l’a bien vu aux manifestations dites de février. Il y a une néo-bourgeoisie qui a manifesté. Le peuple ne manifestait pas. Un clivage est en train de se faire entre une élite de gauche et un peuple qu’on considère de droite. Et ça, c’est très embêtant.

Noël Coppin : Juste un tout petit mot puisque Alain Finkielkraut disait que j’étais angélique. Je n’ai pas dit du tout qu’il n’y avait pas de problème d’intégration, au contraire. Mais je dis, ne soyons pas obsédés par les fantasmes de l’invasion et voyons les problèmes concrets de l’intégration. C’est cela qu’il faut réussir.

Alain Finkielkraut : Alors là d’accord.

Michèle Cotta : Rapidement, Alain-Gérard Slama, puis Jean-François Kahn.

Alain-Gérard Slama : Les problèmes de l’intégration à mon sens, c’est peut-être angélique, seront résolus par l’égalité de tous devant la loi et c’est pour ça que je suis pour le droit du sol intégral, absolument, sous réserve de la durée minimale de séjour en France, mais je considère que tous les petits Français sur les bancs de l’école aient le sentiment qu’ils sont à égalité. Et ça, si vous n’avez pas ça, vous avez un statut des métèques. Deuxième chose, j’estime que la politique doit être globale et je voudrais – ça vient d’être dit en particulier dans l’action menée en direction des pays sous-développés et là, je suis d’accord paradoxalement avec M. Bensaïd – on ne peut pas leur prendre évidemment leurs meilleurs cerveaux…

Daniel Bensaïd : Vous savez que les pays africains paient de la dette quatre fois leur budget de santé et d’éducation.

Alain-Gérard Slama : Et troisièmement, c’est une seule phrase qu’on ne se désintéresse pas de la politique familiale comme le fait le Gouvernement à qui je reproche son incohérence totale précisément et d’agir par secteurs. Il faut aussi s’occuper à terme de la démocratie à terme de la France.

Michèle Cotta : Jean-François Kahn, un mot. Nous finissons l’émission.

Jean-François Kahn :  Un mot. Cela dit, c’est parce que je suis pour l’égalité, vraiment l’égalité que je suis pour la maîtrise des flux migratoires parce que, s’il n’y a pas maîtrise des flux migratoires, c’est l’inégalité, mais la pire inégalité encouragée. Simplement, je voulais à Bensaïd, ce que je ne comprends pas… Vous êtes pour l’immigration libre, ce n’est pas péjoratif. Mais pourquoi vous ne le reconnaissez pas ?

Daniel Bensaïd : Je suis pour la régularisation des sans-papiers qui ont fait la demande.

Jean-François Kahn :  Mais vous êtes pour l’immigration libre. Vous voulez l’ouverture, c’est honorable, mais dites-le. Ce qui en revanche est contradictoire, c’est que vous êtes pour l’ultralibéralisme dans ce domaine et dans le domaine économique, et vous avez raison, vous ne l’êtes pas. Alors ça, c’est ce qui est quand même extraordinaire.

Michèle Cotta : Jean-Pierre Chevènement, vous terminez s’il vous plaît.

Jean-Pierre Chevènement : Ce qui m’a un peu amusé dans ce débat, c’est de voir qu’au fond Daniel Bensaïd et Guy Sorman, par des voies très opposées, se rejoignent sur une thèse qui est l’absence totale de règles. Je trouve que ce débat était de bonne qualité, mais malheureusement, en politique, il est excessivement passionné parce qu’on ne parle pas des réalités. Et la démarche du Gouvernement, c’était de partir des réalités, c’est le rapport Weil, c’était de partir des réalités pour sortir cette affaire de l’immigration d’un débat empoisonné entre la droite et la gauche. Et nous n’avons pas du tout renoncé à obtenir ce résultat parce que, dans l’opinion, je crois que les gens sont assez intelligents, ils ne vont pas se laisser manipuler par un certain nombre de gens et ils se rappelleront deux chiffres. C’est que chaque année, que ce soit sous la gauche ou sous la droite, on est à peu près à 100 000 entrées admission au séjour – ah non, mais les visas, vous confondez. Vous confondez les visas et le droit du séjour. Ce n’est absolument pas possible, ça. Vous confondez des notions qui n’ont rien à voir – et il y a 100 000 étrangers qui acquièrent la nationalité française, ce qui fait que le nombre d’étrangers reste à peu près stable. C’est ça, le mécanisme de l’intégration. Et il n’est pas si entamé que ça à travers les mariages mixtes, l’école et on peut l’espérer une nouvelle politique économique.

Michèle Cotta : À la semaine prochaine, c’est le seul mot que je peux dire. Au revoir.