Texte intégral
Les transports urbains attaqués, des voitures incendiées, la ville dans sa brutalité revient périodiquement ans l'actualité. Elle nous montre alors des jeunes dressés contre les adultes, contre les services publics, contre la police. Cette violence, ne l'oublions pas, est d'abord le signe d'une réalité dure à vivre, de la difficulté d'être jeune dans ces lieux de relégation. Je voudrais dire combien ces images sont réductrices de quartiers où la solidarité est souvent beaucoup plus forte que dans le reste de notre pays.
Mais comment ne pas insister aussi sur le fait que beaucoup de ces jeunes ressentent d'autres formes de violence. Beaucoup d'entre eux vivent dans des familles disloquées dont le moyen normal de subsistance provient de revenus d'assistance, faute de travail. Les plus âgés d'entre eux ont la conviction que notre société ne peut ou ne veut pas leur faire de place. Aussi certains s'enferment-ils dans la délinquance ou le deal. Les plus jeunes sont le reflet d'une société qui exclut depuis parfois deux générations. Ils ont manqué de l'essentiel : sur le plan matériel bien sûr, mais aussi pour certains de l'affection que des parents perdus qui, ayant dérapé et ne pouvant assumer leurs responsabilités, n'ont pas réussi à leur donner. Ces enfants-là manquent complètement de repères, sont incapables de se projeter dans l'avenir, et rien n'arrête le passage à l'acte de la violence.
Ceux-là comme les autres doivent réapprendre les règles de la société qui a le devoir de les leur rappeler. Dans ces quartiers comme ailleurs, et même plus qu’ailleurs, le droit à la sécurité doit être une réalité. Aucun acte délictueux ne doit rester sans sanction appropriée.
Mais, nous le savons, la prévention est essentielle : elle nécessite proximité et dialogue, mais aussi parfois un suivi médical. Une politique de la ville s'inscrit dans la durée et appelle une vision d'ensemble.
Dans les dernières décennies, sous les effets conjugués des grandes utopies urbaines et du développement de la société industrielle, de la pensée de Le Corbusier et du concept de « zonage », la ville moderne a été imaginée sur un modèle compartimenté et éclaté. Ont été conçus des espaces séparés pour le logement, le travail, la consommation et les loisirs. Mais, pour beaucoup, faute de travail et de commerce, le cadre de vie se limite au logement.
Aujourd'hui, les quartiers sont devenus le « concentré » de tous nos maux, l'expression de la perte de nos repères élémentaires qu'étaient le travail pour tous, un logement pour chacun, une école qui émancipe. Dans certains grands ensembles, il n'y a précisément plus aucun espace pour « être ensemble ». Plus de commerces, plus d'activité économique. De moins en moins de services publics, hormis les écoles, caisses de résonance du mal urbain. Pour « sortir », les jeunes doivent aller « au-dehors » : un « dehors », qui les rejette, comme ces discothèques dont l'entrée leur est interdite lorsqu'ils paraissent étrangers ou différents.
Il faut tenir compte des erreurs qui ont été commises par ceux qui ont cru pouvoir maîtriser la ville sans penser aux hommes qui y vivent, qui ont tracé des plans à partir de vues d'avion ou qui ont voulu projeter la ville « hors du temps » sans se rendre compte qu'ils condamnaient ainsi les hommes à vivre nulle part.
Pensons à ces entrées de ville toutes identiques avec les mêmes volumes, les mêmes couleurs et les mêmes enseignes commerciales.
Regardons ces axes routiers qui enjambent littéralement les quartiers pour accéder à des centres-villes qui ne seront bientôt plus que des musées où l’on ne vit pas. Même les loisirs sont maintenant organisés à l’extérieur, à l’image de ces « méga » cinémas qui se multiplient dans les périphéries.
Les villes ont perdu leurs facultés d’intégration, de création, de mélange et de brassage social. Les villes sont devenues des machines à exclure. Et pourtant des liens de solidarité forts entre les habitants demeurent, et parfois s’amplifient, comme viennent de le montrer les manifestations des habitants du quartier de la Duchère, à Lyon, et le collectif « Touche pas à mon bus », à Chambéry. Ces initiatives redonnent confiance parce qu’elles montrent tout simplement l’énergie et la volonté des habitants et des jeunes de s’en sortir, la capacité de beaucoup à faire vivre la solidarité. C’est là l’une des plus grandes réussites des politiques de la ville conduite jusqu’à présent que d’avoir su maintenir ces capacités de solidarité importantes.
Depuis une vingtaine d’années, la politique de la ville s’emploie à recoller des morceaux de plus en plus dispersés. En vingt ans, beaucoup a été fait sous l’impulsion d’Hubert Dubedout, à Grenoble, et de Gilbert Bonnemaison, à Épinay, ainsi que de Michel Delebarre, le Premier ministre de la ville. Les opérations de développement social des quartiers (DSQ), la politique de prévention de la délinquance, la mise en œuvre des grands projets urbains, plus récemment des contrats de ville, ont beaucoup apporté aux habitants. Mais trop souvent ces politiques ont paré à l'urgence en pansant les plaies sans reconstruire des villes de mixité sociale et fonctionnelle.
Dans nos quartiers, le lien social reste fragile, et les inégalités se multiplient, devant l'emploi, que les jeunes n'ont souvent pas connu, ni dans leur famille ni dans le lieu où ils vivent, devant le logement, devant l'accès aux services publics. Tout aussi grave, nos villes connaissent plus de ségrégations qu'hier et moins de mixité sociale.
Ces constats disqualifient-ils les politiques menées et les efforts accomplis ? Je ne le crois pas. Peut-on imaginer ce que seraient nos villes si ces politiques n'avaient pas été engagées ? Certains résultats sont même particulièrement encourageants : nos quartiers tournillent de ressources considérables qui sont la preuve quotidienne, et pas toujours visible, que des actions de proximité sont possibles. Cette solidarité est le véritable atout d’une redéfinition des enjeux et des moyens d’une nouvelle politique pour les villes. C’est sur elle qu’il faut aujourd’hui s’appuyer, parce qu’une ville de citoyens solidaires, c’est l’affaire de tous.
Des quartiers sont chaque jour transformés par la réhabilitation, par la création d’aires de jeu pour les enfants, par des entrées d’immeubles plus accueillantes et plus sûres. Des partenaires nouveaux sont mobilisés sur le terrain, des entreprises s’engagent, une nouvelle génération de professionnels a multiplié les initiatives, des associations dont on ne dira jamais assez le rôle majeur, se sont impliqués aux côtés des habitants qui, très souvent, se prennent en main eux-mêmes et montent des projets.
Repenser la politique de la ville, c’est affirmer qu’il faut « plus » et « mieux » de ville. Il faut partir des villes telles qu’elles sont, et cette action collective nous conduit en tout premier lieu à reconstruire le paysage urbain. Les rapports complexes entre centre et périphérie, entre sphère collective et sphère privée, entre pouvoirs publics et initiatives de terrain doivent être revus. Il faut transformer, modeler et réhabiliter ces territoires. Il s’agit d’être à la fois modeste et volontariste, il s’agit d’avoir le souci des échelles et des rythmes humains, de préférer les « petits ensembles » aux « grands ensembles ». On le voit, il s’agit moins d’un programme annonçant la « cité radieuse » que d’un « travail de couture ». Cela demande une véritable prise de conscience des enjeux et une mobilisation de tous ceux qui « fabriquent la ville », et d’abord celle des habitants eux-mêmes.
Je crois nécessaire ensuite de faire de la mixité sociale une priorité, et l’une des dimensions fortes de la politique de la ville. Comment faire vivre une société quand les catégories sociales s’ignorent ou se craignent faute de se rencontrer ou de se connaître ? Une place déterminante dans cette reconquête doit être dévolue aux services publics. Ils doivent être présents partout, et aucune exception ne saurait être tolérée. Quand un nouvel équipement public se construit une université ou un bureau de poste, une université ou un bureau de poste, les décideurs publics doivent se donner les moyens d’en faire le moteur de cette transformation de la ville.
L'absence des services publics est d'ailleurs une des raisons essentielles du sentiment d'abandon que ressentent les habitants de ces quartiers.
Ces situations nous montrent qu'il faut davantage une politique pour les villes qu'une politique de la ville. Nombreux sont les citoyens qui réclament que se crée un véritable droit à la ville, comme en parlait le sociologue Henri Lefebvre. Un droit effectif qui implique une politique pour les villes plus efficace, plus adaptée aux réalités. Ville solidaire, la ville de demain doit être avant tout celle du « vivre ensemble ».
Nous abordons une année charnière. Année de transition parce que les contrats de villes arrivent à échéance à la fin de cette année et que le pacte de relance de la ville, décidé par le gouvernement précédent, fait actuellement l’objet d'un bilan.
En attendant, l'ensemble des dispositifs existants s'applique, parce que je suis très attachée à ce que la parole de l'État soit honorée et parce que tout changement non concerté et rapide créerait des traumatismes dans des quartiers déjà fragilisés. Mais, d'ores et déjà, nous avons pris des décisions qui préfigurent le contenu et la méthode de notre nouvelle politique de la ville.
Parmi les causes de la crise urbaine, il y a d'abord le chômage. C'est par là que le gouvernement de Lionel Jospin a choisi d'engager en priorité son action. Faciliter l'accès à l'emploi pour tous les jeunes, avec le Plan emploi-jeunes, dont j'ai fait une priorité pour les jeunes des quartiers en difficulté, engager un processus de réduction de la durée du travail, pour permettre à chacun d'avoir plus de temps pour se réapproprier son cadre de vie, pour s'occuper de ses enfants, pour participer à la vie associative de son quartier, sont les réponses structurelles que nous devons apporter.
Mais, parallèlement à la lutte indéfectible contre le chômage, il faut également agir simultanément sur les autres facteurs. Agir pour plus de sécurité, pour construire des « villes plus sûres », mettre en œuvre des contrats locaux de sécurité, relancer les zones d'éducation prioritaires, améliorer la justice de proximité, favoriser la construction de logements sociaux, améliorer les transports collectifs, relancer les conseils de prévention de la délinquance, toutes ces actions du gouvernement constituent un socle pour une nouvelle politique de la ville. Politique de la ville qui s'est vu doter, dès 1998, de 15 milliards de francs en augmentation de 1 milliard par rapport à 1997.
Nourrie par une vision d'ensemble, s'attaquant aux causes plutôt qu'aux conséquences, une nouvelle politique pour les villes suppose de se doter des outils adéquats. Nous poursuivons depuis six mois un bilan des politiques passées qui, avec les habitants et les associations, donne lieu à des débats organisés dans un certain nombre de villes en France d'ici au mois de février.
J'ai confié, par ailleurs, à Jean-Pierre Sueur, maire d'Orléans, une mission qui doit nous éclairer sur la ville du XXIe siècle et sur les outils qui vont nous permettre de la construire. Il a travaillé, entouré d'élus et d'acteurs de terrain, mais aussi d'urbanistes, de sociologues, d'historiens…, et à l'écoute des multiples acteurs qui depuis des années tentent d'éviter l'implosion de ces quartiers. Son rapport qui me sera remis dans quelques semaines sera à la base des propositions du gouvernement pour cette nouvelle politique de la ville.
Nous ne ferons pas l'économie d'une réflexion sur le lieu pertinent de notre action. Ni le quartier ni parfois la commune ne permettent suffisamment de solidarités. De fait, !'agglomération apparaît, de plus en plus, comme le niveau le plus efficace. C'est pourquoi, il faut que s'élaborent au niveau local de véritables projets de territoire. Définis sur la base d'une contractualisation pluriannuelle entre l'État et les collectivités territoriales, ils toucheront l'ensemble des dimensions de la politique urbaine : l'emploi, le développement économique, mais aussi l'habitat, l'urbanisme, l'action sociale, l'éducation, la prévention de la délinquance, la culture et le sport, le cadre de vie.
L'implication de chaque ministère nécessitera également d'affermir les institutions qui la pilotent et l'animent. La délégation interministérielle à la ville doit devenir une véritable administration, pilote et animatrice, tandis que le Conseil national des villes, composé principalement d'élus, mais aussi d'acteurs de terrain, doit être l'instance politique de réflexion et de débat auprès du ministre. Je suis pour ma part, convaincue qu'au-delà des divergences politiques la plupart des élus ressentent de la même manière les problèmes de la ville et sont prêts à élaborer ensemble des solutions. Pour ma part, je m'engage avec détermination dans cette direction.
Le travail est immense. Lorsqu'on se propose, comme je m'y suis engagée, de repenser la politique de la ville, de l'adapter aux besoins réels de la société et aux attentes de tous, il est en effet nécessaire de prendre le temps de l'analyse et de l'écoute.
Nous devons réussir à inverser les évolutions en cours, à renverser les logiques qui conduisent toujours à plus de ségrégations et de relégation. À défaut, nous nous orienterions définitivement vers une France à deux vitesses, où les fragmentations isoleraient les quartiers, les populations et les territoires. Et où, au bout du compte, le parti de l'exclusion l'emporterait sur le parti de la République.
Voilà l'enjeu majeur de la politique de la ville : faire que l'on vive mieux dans nos villes et que chacun y vive mieux.