Interviews de M. Jacques Delors, membre du bureau national du PS et président du Collège d'Europe, dans "Libération" le 15 mars 1997, à TF1 le 16 et Europe 1 le 19, sur "le chantier européen", Europe sociale et monnaie unique, les propositions du PS pour l'emploi des jeunes et la politique du gouvernement.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : "Marche pour l'emploi" (manifestation européenne) contre le projet de fermeture de l'usine Renault de Vilvorde (Belgique), à Bruxelles le 16 mars 1997

Média : Emission Forum RMC Libération - Europe 1 - Libération - Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

Libération : 15 mars 1997

Libération : Le conflit Renault vous semble-t-il traduire un échec de l’Europe sociale ?

Jacques Delors : On ne peut pas dire les choses ainsi. Beaucoup a été fait depuis douze ans pour affirmer la dimension sociale de la construction européenne. L’affaire Renault est particulièrement douloureuse, mais elle est peut-être le point de départ d’une nouvelle avancée. S’il n’y avait eu que les hommes politiques et les législateurs pour faire avancer la société, on ne serait pas allé très loin. Il a fallu les luttes sociales, les mouvements de masse, les grèves. Pourquoi n’en serait-il pas de même demain pour parvenir à un meilleur équilibre entre le politique, l’économique et le social en Europe ? Avec l’eurogrève, l’euromanifestation, je vois pour ma part se dégager un petit coin de ciel bleu. En espérant qu’il durera plus que la rose, l’espace d’un matin.

Libération : Mais l’Europe des patrons avance plus vite que l’Europe des salariés…

Jacques Delors : Quand je suis arrivé à la Commission, parmi mes premières initiatives, j’ai restauré le dialogue social au niveau européen, interrompu depuis 1977. À l’époque, personne n’aurait parié un écu sur les chances de réussite. Ce fut difficile pour deux raisons : le rapport de force entre le patronat et les syndicats s’était détérioré en faveur des premiers (en raison du chômage et de l’offensive ultralibérale) ; les syndicats étaient partagés, notamment sur la définition de ce qui doit relever du niveau européen et de ce qui doit être maintenu au niveau national. Malgré cela, nous avons progressé. Deux des textes les plus importants sont en quelque sorte les fruits de deux négociations collectives européennes : la première sur l’information et la consultation des travailleurs dans les sociétés multinationales (une bataille de quinze ans !), la seconde sur le congé parental. L’Union européenne a également mis en œuvre de nouvelles dispositions sociales (notamment en matière d’hygiène, de santé et de sécurité sur les lieux de travail) et multiplié par six les aides aux régions en retard de développement. Je suis confondu quand je vois les larmes de crocodile que verse la classe politique, avec cette incantation à une Europe sociale, sans savoir ce qui a été fait et ce qui pourrait être fait. C’est scandaleux et hypocrite !

Libération : L’Europe ne permet-elle pas aux entreprises de s’adonner à un « shopping fiscal et social », prenant des subventions ici, licenciant et délocalisant là ?

Jacques Delors : C’est vrai. Comme tout le monde, j’ai été heurté par la méthode choisie par Renault. Sans faire de pointillisme juridique, la façon dont le groupe a agi est contraire à l’esprit des deux directives européennes, l’une sur le licenciement collectif, l’autre sur l’information et la consultation des travailleurs. J’imagine les dégâts provoqués par cette décision, compte tenu du passé de Renault, qui fut longtemps la vitrine sociale en France.

Libération : N’y a-t-il pas de sanctions en cas de violation des directives ?

Jacques Delors : La loi française, qui a transposé, en novembre 1996, la directive européenne sur l’information et la consultation des travailleurs, prévoit des sanctions. Mais pour faire passer cette directive, la Commission a dû concéder que les groupes européens déjà existants pourraient maintenir leurs règles internes, ce qui fut le cas de Renault. On peut regretter que personne n’ait songé à compléter l’accord conclu auparavant entre le groupe et les syndicats, ce qui aurait permis de préciser le droit des travailleurs non seulement à l’information mais aussi à la consultation et contraint à un dialogue approfondi.

Libération : Mais les comités de groupe européens ont moins de pouvoir que les comités d’entreprise français.

Jacques Delors : La raison est simple. Les pratiques en matière sociale sont très différentes entre les pays : il y a le modèle allemand – la cogestion dans les entreprises et une autonomie très forte des partenaires sociaux en matière de négociation – le modèle nordique – qui donne aux représentants du personnel des droites très importants – et enfin le modèle latin – dont le nôtre. Comment concilier tout cela ? C’est cette diversité que nous avons tenté de surmonter pendant dix ans et que personne ne veut voir aujourd’hui. La tragédie Renault devrait nous permettre de mieux poser les problèmes de l’Europe sociale devant l’opinion. Mais certains hommes politiques préfèrent pleurnicher en espérant que dans dix jours on n’en parlera plus !

Libération : Pensez-vous qu’une solution de type Volkswagen (28 000 emplois sauvés en 1993 grâce à la réduction du temps de travail et des salaires) était possible ?

Jacques Delors : La solution Volkswagen était meilleure. Certains objecteront qu’elle aurait été impossible, compte tenu de la structure des relations sociales en France. S’ils ont raison, cela devrait faire réfléchir sur les faiblesses de notre pays… L’autre objection, c’est que Renault estime qu’il a trop de sites de production, qu’il doit de toute façon en supprimer. L’ennui, c’est que son choix se porte sur une de ses usines les plus productives…

Libération : Les eurogrèves et euromanifestations déclenchées par Renault peuvent-elles faire avancer le chantier européen ?

Jacques Delors : On peut en attendre quatre progrès. Elles confortent ceux qui, comme moi, plaident pour que l’union monétaire s’accompagne d’une union économique. Elles plaident pour inscrire dans le traité un chapitre sur l’emploi. Elles doivent pousser les Européens à améliorer la directive sur les licenciements collectifs, afin que ceux-ci soient subordonnés à un plan social discuté par les représentants du personnel. Enfin, elles doivent obliger la Commission – et je sais que Karel Van Miert s’en préoccupe déjà – à prendre garde à ce que les aides d’État ne soient pas données à des entreprises qui délocalisent à un endroit pour investir ailleurs avec des subventions publiques.


TF1 : dimanche 16 mars 1997

Mme Sinclair : Bonsoir à tous.

Il reste l’homme politique le plus populaire de France bien qu’il n’ait plus de responsabilités directes dans les affaires publiques.

Jacques Delors, socialiste convaincu, européen acharné, a la particularité assez peu répandue de séduire une majorité de Français, quelle que soit leur appartenance politique. C’est à lui que je vais demander ce soir de nous dire ce qu’il pense d’une actualité chargée qui soulève de grands problèmes :

- En Albanie qui s’enfonce dans le chaos ou au Zaïre qui éclate dans les souffrances les plus atroces de ses habitants. Faudrait-il intervenir ?
- Chez Renault qui pose des problèmes d’emploi, des problèmes humains, qui pose aussi le problème de la mondialisation, de ses chances et de ses drames. Que faudrait-il faire ?
- L’émission du président de la République, cette semaine, sur les jeunes et leur avenir, faut-il la condamner parce qu’il y avait peu de concret ou l’en féliciter d’avoir mis le doigt sur de bonnes questions ?

Sur tout cela et sur le reste, le point de vue tout à la fois ardent et mesuré de Jacques Delors dans une minute.

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Mme Sinclair : Bonsoir à tous, bonsoir Jacques Delors.

M. Delors : Bonsoir.

Mme Sinclair : Les téléspectateurs qui vous regardent ce soir doivent se dire : « Tiens, Delors, qu’est-ce qu’il devient ? ».

M. Delors : Je suis très occupé parce que j’ai décidé de continuer à militer pour une Europe unie, puissante et généreuse, pour l’avenir des futures générations, qu’elles n’aient pas devant elles un continent en déclin. J’ai créé pour cela une petite association plurinationale qui est chargée de faire des études…

Mme Sinclair : Qui s’appelle « Notre Europe ».

M. Delors : …et je rencontre, quand ils le désirent, les chefs de gouvernement, les responsables.

Mme Sinclair : C’est quoi ? C’est une boîte à idées ?

M. Delors : Oui, c’est une boîte à idées, en même temps avec des papiers plutôt destinés à des décideurs et, d’autres, pour le débat. Et en plus j’assure le suivi de notre rapport, puisque c’était une commission internationale que je présidais, sur l’éducation. Un trésor est caché dedans.

Mme Sinclair : Le Figaro disait hier qu’il n’y a pas d’arrière-pensées chez Jacques Delors. Avez-vous une fois pour toutes, en renonçant à la présidentielle, renoncé à un rôle politique actif ? Autrement dit, imaginons qu’un jour Jospin, revenu aux affaires, vous demande de venir travailler avec lui, au gouvernement, lui diriez-vous « non » ?

M. Delors : Mon état d’esprit est plutôt place aux jeunes et place aux femmes. Tout cela est nécessaire et en même temps d’actualité. Et puis, vous savez, pendant 20 ans, j’ai milité, j’ai été un citoyen actif sans qu’on parle de moi. Il y a des gens à la base qui font un travail énorme et dont on ne parle pas.

Mme Sinclair : Donc, c’est « non » ?

M. Delors : J’ai l’impression d’être retourné à la vie militante. Ce n’est pas simplement une impression, c’est une réalité.

Mme Sinclair : La vie militante peut déboucher sur la vie active.

M. Delors : Qui sait !…

Mme Sinclair : Une activité très variée cette semaine, on va peut-être commencer par les bonnes nouvelles. Le XV de France a remporté hier, le cinquième Grand Chelem de son histoire en battant l’Écosse, 47 à 20, dans son dernier match du tournoi des Cinq nations de rugby, samedi, à Paris, C’était le dernier match au Parc des Princes. Vous avez regardé ?

M. Delors : J’ai beaucoup apprécié parce qu’il y avait le tempérament français, le rugby à la française fait d’élan, d’ouverture et d’audace. Et, en même temps, ils avaient acquis une rigueur qui leur faisait parfois défaut et qui amenait beaucoup de sanctions, de coups francs, de mêlées pour l’adversaire, donc c’était le match presque parfait, et c’était un vrai bonheur.

Mme Sinclair : Vous avez joué au rugby vous-même ?

M. Delors : Oui, parce que j’ai été trimbalé de lycée en lycée. Lorsque le sport dominant, dans le lycée où j’étais, était le rugby, eh bien, va pour le rugby. Évidemment, au début, c’était une rude épreuve parce que, quand j’étais plaqué pour la première fois dans la cour du lycée, ce n’était pas très agréable.

Mme Sinclair : On va regarder l’ensemble de l’actualité qui est moins gaie que ces images-là.

M. Delors : Hélas !

Mme Sinclair : Deux pays sont en train d’imploser, l’Albanie et le Zaïre, et la communauté internationale, comme toujours, s’interroge.

- Sauve qui peut : il aura fallu moins d’un mois pour que l’Albanie sombre dans le chaos le plus total. Partie du sud, la rage des petits épargnants spoliés s’est propagée dans tout le pays, jusqu’à la capitale Tirana. La population a dévalisé les armureries, pillé les magasins, l’armée a déserté. Seule la police secrète, dont le chef a démissionné, déambule dans des chars. À leurs côtés, des jeunes appâtés par des salaires inespérés se chargent de faire régner un semblant d’ordre.

- Désespérance : autre pays, livré à lui-même et aux horreurs de la guerre, le Zaïre, est lui aussi en déliquescence.

Mme Sinclair : La France a lancé un appel solennel pour que la communauté internationale prenne ses responsabilités. Les États-Unis, par deux fois, ont refusé d’intervenir, ont montré leur parti-pris pour les rebelles, cela est de la stratégie, mais en attendant les hommes meurent et cela est de l’indifférence.

M. Delors : Oui, triste XXe siècle qui a commencé par des guerres fratricides en Europe et qui se poursuit par des tragédies.

Je crois qu’il faut d’abord expliquer. On ne peut avancer dans ce problème que si l’on distingue la ligne politique suivie par différents pays à l’égard de la région des Grands Lacs, que ce soit le Rwanda, le Burundi et le Zaïre, d’un côté, et l’aide humanitaire, de l’autre. Moi, je n’ai jamais soutenu la ligne française, depuis des années – je dis bien « des années », et non pas depuis deux ans…

Mme Sinclair : …de soutien à Mobutu depuis des années.

M. Delors : Voilà ! Je n’ai jamais soutenu cela.

Mme Sinclair : Cela fait 27 ans qu’il est au pouvoir et la France a toujours soutenu Mobutu.

M. Delors : Mais ce n’est pas une raison, aujourd’hui, pour invoquer cet argument et refuser l’aide humanitaire parce que, au-delà du politique, il y a l’exigence humanitaire. Et Mme Bonino, le membre de la Commission européenne, l’a bien indiqué. Elle a poussé un cri d’alarme il y a longtemps et, par conséquent, je critique les Américains qui mélangent une ligne politique avec l’aide humanitaire.

Mme Sinclair : Qu’est-ce qui pourrait les convaincre d’intervenir ? Le porte-parole du département d’État, Nicolas Burns, a dit : « Nous n’en voyons pas l’utilité pour le moment ». C’est une phrase terrible.

M. Delors : D’une part, ils sont traumatisés par l’aventure en Somalie qui a été un échec et, d’autre part, il me semble que leur ligne politique est tout à fait différente avec, autour du Zaïre, des pays comme l’Ouganda, qui appuient la révolte actuelle.

Mme Sinclair : Et le Rwanda.

M. Delors : Et le Rwanda, bien sûr. Les deux appuient la révolte actuelle. Mais en mélangeant les deux, on donne de la politique une image cynique. Et on termine, nous, les gens riches, bien portants, le siècle dans une sacrée bannière qui, vraiment, me rend plein de tristesse.

Mme Sinclair : En Albanie, ce n’est même plus une guerre civile, c’est tout simplement le chaos. Ismaïl Kadaré, dans « Le Monde » l’autre jour, prix Nobel, lançait un appel angoissé en disant : « Ne laissez pas l’Albanie se suicider, la honte retomberait sur tous ». C’est un pays oublié, l’Albanie ?

M. Delors : Non, non, pas du tout ! Là aussi, il faut expliquer. Quand le communisme est tombé sous sa forme classique, même si M. Berisha est un ancien membre du Parti communiste, est-ce qu’il fallait que l’Union européenne prenne ces pays en tutelle ? Est-ce que la démocratie, ce n’est pas une institution, une manière de vivre qui est bâtie par les citoyens eux-mêmes ? Donc, l’Union européenne a envoyé son aide économique et humanitaire aux Albanais, en même temps qu’elle fournit une assistance technique pour leur permettre d’avoir des institutions démocratiques.

Mme Sinclair : J’ai envie de vous dire : « Ce n’était pas une réussite ! ».

M. Delors : Ce n’était pas une réussite ! mais si un adolescent, vous ne lui laissez rien faire lui-même, peut-être qu’il ne fera jamais de bêtises, mais deviendra-t-il un jour un homme, un adulte ? Il en est de même pour toutes ces démocraties naissantes, dont l’Albanie.

Il s’est trouvé qu’on a laissé faire une spéculation financière considérable qui a mis le feu aux poudres. Et si je devais caractériser la situation, après avoir pris des renseignements aux meilleures sources, je dirais que c’est une sorte de flambée et j’espère que ce qui a été décidé par les Quinze, c’est-à-dire l’envoi d’une mission technique, qui, en deux jours, doit décider… mais il faut, me semble-t-il, suivre l’idée française d’une force de police qui n’aurait pas pour but d’aller reconquérir tout le territoire, pour qui connaît l’Albanie, ses montagnes, ses repères, mais qui ferait tomber la fièvre et qui permettrait de reconstruire un début d’institution, de cadre et permettant peu à peu de retrouver la sécurité et, grâce à une aide économique, de donner à ce pays les moyens de vivre.

Mme Sinclair : Jacques Delors, on a l’impression qu’on revit le même genre d’interrogation qu’il y a eu au moment de la guerre de Bosnie. C’est Jean-François Deniau qui disait : « Si la leçon de quatre ans d’hypocrisie et d’atermoiements en Bosnie n’a servi à rien, c’est à pleurer ! ».

M. Delors : Ce n’est pas la même situation. J’observe d’ailleurs en passant que cette construction européenne qui était ennuyeuse rentre en force dans la discussion publique, et c’est tant mieux ! On demande à l’Europe de sauver l’Albanie, on demande à l’Europe de sauver les réfugiés au Zaïre, on demande à l’Europe de résoudre le problème de chez Renault, je préfère cela à une construction européenne qui avançait en catimini dans l’indifférence des peuples.

Mme Sinclair : Oui, mais l’Union européenne n’est pas habilitée à mettre sur pied une force militaire.

M. Delors : Elle commence. Paris ne s’est pas construit en un jour. Mais il y a une différence avec la Yougoslavie, c’est qu’en Yougoslavie, grâce d’ailleurs aux intellectuels français, nous avons pu prendre conscience, et moi le premier, que, depuis des années, s’élaborait, en Serbie, dans l’Académie de Belgrade, une idéologie du nettoyage ethnique qui est une idéologie du rejet de l’autre, une idéologie de mort. Et moi-même, je l’ai désignée à la vindicte dès juillet 1992. On m’a tapé sur les doigts parce que ce n’était pas de la compétence du président de la Commission. Mais là, il y avait un véritable désaccord entre les pays européens. L’Albanie, c’est autre chose.

Alors, ne confondons pas les genres et ne prenons pas l’Union européenne pour un bouc émissaire. Elle a failli en Yougoslavie, non pas pour prévenir le conflit, mais pour s’attaquer à ce qui est à l’origine du mal. Alors qu’en Albanie c’est une situation tout à fait différence. J’ai essayé de vous l’expliquer en quelques secondes.

Mme Sinclair : Vous croyez que les Européens arriveront à se mettre d’accord, au moins sur une force de police, parce qu’apparemment les Allemands y sont très franchement hostiles ?

M. Delors : D’après les dernières nouvelles, on m’a téléphoné des Pays-Bas où les ministres étaient réunis, il me semble que cette idée progresse et que, d’ailleurs, son rôle serait limité. Mais c’est beaucoup plus compliqué de faire cela ! Ne rien faire serait blâmable. Faire quelque chose comportera des risques, y compris des risques humains pour nous. Mais il faut choisir, et il faut choisir le parti de la dignité et du courage.

Mme Sinclair : Jacques Delors, on va poursuivre l’actualité de la semaine : de Jacques Chirac à Renault.

- Communication : « Cela, ce sont les caractéristiques d’une jeunesse formidable ». Une jeunesse formidable, des maîtres remarquables et des associations fantastiques, sur France 2, pendant deux heures, Jacques Chirac s’efforce de communiquer son enthousiasme et sa volonté pour que, dans les années 2000, l’école offre une chance à tous.

- Parité : Comment donner aux femmes leur juste place en politique ? Conviés par le Premier ministre à débattre de cette lancinante question, apparemment plus complexe qu’elle n’en a l’air, les trois quart des députés sèchent. Alain Juppé a bien une idée, mais elle n’engage que lui, tient-il à préciser. Il s’agit de modifier temporairement la Constitution pour instaurer des quotas dans les élections à scrutin de listes. Les femmes auraient ainsi le temps de faire leur apprentissage de la vie politique.

- Pédophilie : Un vaste trafic de cassettes pour pédophiles démantelé en France. 213 arrestations, 27 mises en examen, 15 mandats d’amener, des milliers de vidéos pornographiques saisies et des serveurs Minitel sous surveillance. Cette opération, la première de cette importance, est le fruit de 5 longs mois d’enquête.

- Manifestation : Main dans la main, ils sont Français, Belges, Espagnols et même Slovènes, tous salariés de Renault, tous solidaires pour protester contre la fermeture de l’usine de Vilvoorde et contre les 2 700 suppressions de postes à venir en France.

Mme Sinclair : C’était les images de cet après-midi de la manifestation à Bruxelles.

François Hollande, votre camarade du Parti socialiste, disait cette semaine : « On ne peut pas se plaindre de la méthode suivie par Renault tout en se satisfaisant des décisions elles-mêmes ». Quelle est votre position ? C’est aussi la méthode que vous critiquez ou c’est l’ensemble ?

M. Delors : Je critique l’ensemble. La méthode, tout a été dit. Et, en ce qui concerne l’ensemble, je veux dire simplement qu’il y avait peut-être d’autres solutions. En tout cas, lorsque nous sommes le seul pays des pays riches, en Europe, qui n’est pas capable d’avoir une concertation avec les représentants des salariés, avant de prendre des décisions aussi importantes, vous comprendrez que, parfois, on soit mal partis dans la concurrence internationale et dans l’adaptation à la nouvelle donne économique internationale. Comme pour la protection de nos droits sociaux, nous sommes le seul pays où l’on fait cela.

Renault n’est pas la première entreprise automobile européenne à avoir des difficultés. En son temps Fiat, puis Volkswagen a trouvé une autre solution : la semaine de quatre jours et, en contrepartie, les salariés ont accepté de renoncer à certains avantages.

Mme Sinclair : Vous voulez dire qu’on aurait pu, chez Renault, trouver d’autres pistes ?

M. Delors : Oui.

Mme Sinclair : Quand vous entendez Louis Schweitzer dire aujourd’hui, chiffres à l’appui, que la situation du groupe est terrible parce que les automobiles ne se vendent plus, est-ce que cela ne vous ébranle pas ?

M. Delors : Pas parce que les automobiles ne se vendent plus. Il faut bien distinguer le cas de Renault, je n’en dirai pas plus parce que je ne suis pas administrateur de chez Renault et je n’ai aucune raison de faire le procès de M. Schweitzer, c’est le problème en lui-même qui m’intéresse et l’industrie automobile européenne qui a des surcapacités, et la politique française qui a eu « la balladurette » et « la juppette » a eu quoi comme conséquence ? D’enclencher une guerre des prix terrible et de favoriser les petits modèles des autres industriels. Alors, pour le reste, c’est au conseil d’administration de Renault de voir si, vraiment, ces dernières années, on a vu venir les dangers.

Mme Sinclair : Le Parlement européen, cette semaine, a demandé que la Commission fasse en sorte que la décision concernant Vilvoorde soit rapportée. Êtes-vous sur cette ligne-là ? Est-ce que la Commission peut faire cela ?

M. Delors : Non, la Commission n’a pas les moyens de faire cela. Et, comme je le disais tout à l’heure, on est en train de passer de l’Europe « ennui » à l’Europe « passion », tant mieux ! et je me félicite d’ailleurs de cette manifestation d’aujourd’hui. Mais je répondrai à ceux qui font l’incantation de l’Europe sociale par deux citations :

La première de M. Gaballo qui est le secrétaire général de l’Organisation européenne des syndicats et qui a dit : « Avec ou sans Maastricht, il y aurait des restructurations ». J’ajouterai : « Avec ou sans construction européenne, la France serait obligée d’adapter son outil de production ». On le ferait mieux si on avait un vrai système de relations sociales et des chefs d’entreprise qui respectent le minimum. Et le minimum, c’est de considérer que les hommes et les femmes qui travaillent dans une entreprise doivent être consultés et considérés avec dignité et non pas de se satisfaire de la sanction de la Bourse qui, on dirait, prend plaisir à faire monter les cours lorsque l’on se débarrasse de la plus grande richesse qui est l’homme. Cela est inacceptable !

La seconde de Nicole Notat qui a dit : « La meilleure preuve que l’Europe sociale existe, c’est la question de la violation des directives européennes qui est en cause ».

Donc, je dis non à ceux qui disent : « Il n’y a pas d’Europe sociale ». Je suis d’accord avec ceux qui disent : « Il faut que l’Europe soit plus sociale ».

Mme Sinclair : Et qu’appelez-vous « les pleurnicheurs de l’Europe sociale », comme vous disiez dans « Libération » hier, qui disent : « de toute façon, ce sera oublié dans dix jours ».

M. Delors : Tout d’abord, il y a les adversaires farouches de la construction européenne, à qui on aurait tendance à dire : « Oh ! comme c’est bien ! vous avez un gros cœur, vous voulez une Europe sociale ». Et c’est un peu comme dans « Le Petit Chaperon rouge », « c’est pour mieux manger l’Europe, mon enfant ».

Il y a aussi l’Europe autruche, c’est-à-dire ceux qui veulent bien d’une Europe mais qui se protègent, sans se rendre compte que cette protection ne serait pas acceptée par certains de nos partenaires et qu’elle entraînerait un recul du niveau de vie.

Et, enfin, il y a certains hommes de droite qui pratiquent une politique à l’anglo-saxonne, qui acceptent le capitalisme d’aspiration anglo-saxonne en France, avec un système de relations sociales qui est le plus mauvais de toute l’Europe et qui, en plus, crient des larmes de crocodile, et comme je l’ai dit : « ils l’auront oublié dans dix jours.

Je suis avec tous ceux qui réclament plus d’Europe sociale. Et, moi-même, je ne vais pas faire un inventaire de Prévert, mais je pourrais dire tout ce que j’ai fait et tout ce que j’ai tenté de faire.

Mme Sinclair : Justement, votre préoccupation constante a été de dire : « Il faut sauver le modèle social européen ». Mais n’est-on pas là au cœur du problème : ou bien on se protège de la mondialisation et on y va à reculons, ou bien on se jette à deux pieds dedans et tant pis pour les problèmes sociaux que cela concerne ?

M. Delors : C’est parce qu’ils confortaient leur modèle social européen que le Danemark et les Pays-Bas ont réussi, même dans cette période de ralentissement économique, à diminuer le chômage. C’est parce qu’elle a un modèle auquel elle tient que l’Allemagne, en dépit de ses difficultés, le maintiendra et sortira de ses difficultés. Mais le dialogue social est réel, il n’est pas comme chez nous apparent. Ce sont des formules, c’est une grand-messe, si vous permettez cette expression. Il faut que la France ait un vrai système de relations sociales et, pour cela, il faudrait que les gouvernements de gauche et de droite cessent de se satisfaire de la faiblesse syndicale en France qui est un handicap économique et pas simplement social.

Mme Sinclair : Vous parliez des Allemands, le 25 mars, vous serez à Rome pour célébrer le 40e anniversaire du traité de Rome. N’êtes-vous pas inquiet quand vous voyez que l’Allemagne, elle-même, est saisie par le doute sur l’euro et que, aujourd’hui, beaucoup s’interrogent sur, à la fois, sa capacité à remplir les critères pour accéder à la monnaie unique et que certains, en Allemagne, parlent de report de cette monnaie unique ?

M. Delors : Il ne peut pas en être autrement pour trois raisons.

La première est que le deutsche mark, comme vous l’a dit le chancelier Kohl, est le symbole de la nouvelle Allemagne. Il a été créé avant même la nouvelle Constitution.

La seconde est que l’Allemagne traverse une phase très difficile, à cause d’un hiver rigoureux, à cause de la fin du boom créé par l’unification et les transferts formidables d’argent qui ont été faits.

La troisième est qu’on est en campagne déjà pré-électorale et que chacun se place.

Mme Sinclair : Cela, ce sont les raisons. Mais votre inquiétude est-elle forte ? Pensez-vous que, au bout du compte, à la fois, ils le veulent, ils le feront ? Pour le chancelier Kohl, il n’y a pas de problème.

M. Delors : Pas de langue de bois, l’avenir est ouvert. Et si l’on veut faire des pronostics sur l’Union économique et monétaire, c’est la situation allemande qu’il faut surveiller par priorité. C’est cela le plus important. Mais j’ajouterai autre chose, c’est que si l’on avait appliqué, dans son esprit déjà, comme cela est prévu par le traité, l’Union économique et monétaire et que l’on ait une vraie coopération économique entre la France et l’Allemagne, le Bénélux, l’Italie, depuis cinq ans, nous aurions davantage de croissance et, aujourd’hui, l’Union monétaire serait moins contestée.

Il y a cela qui a joué aussi : c’est qu’on n’a ni appliqué le Livre blanc que j’avais proposé au nom de la Commission, ni appliqué, dans l’esprit, le traité de Maastricht. Pour ma part, je jugerai de l’avenir de l’Union économique et monétaire sur l’équilibre entre l’économique et le monétaire, entre le politique et le social, d’un côté, et l’économique et le monétaire, de l’autre. Rien n’est joué, et il faut rester assez libre pour ne pas pratiquer la langue de bois et dire : « Je veux à tout prix l’Union économique et monétaire », ce n’est pas ma position.

Mme Sinclair : On va continuer dans un instant la discussion, d’ailleurs, sur le terrain économique suite à l’intervention de Jacques Chirac, dans une minute.

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Mme Sinclair : Reprise de 7 sur 7 en compagnie de Jacques Delors.

Jacques Delors, vous avez regardé l’intervention de Jacques Chirac, tout a été dit ou presque sur la forme. Je voudrais savoir ce que vous avez pensé du fond ? Qu’avez-vous pensé ?

M. Delors : Sur la forme, les grands gourous de la communication m’expliquent qu’il faut dresser une image. Mais on ne gouverne pas un pays avec des images.

Sur le fond, j’y ai retrouvé pas mal des idées qui me plaisent, notamment j’ai toujours proposé le chèque « formation », le chèque « éducation ». Le président de la République l’a repris, j’en suis heureux. En démocratie, quand on reprend votre idée, même si vous êtes dans l’opposition, c’est bien. C’est aussi l’un des rôles de la démocratie.

Simplement, je regrette qu’il n’ait pas parlé davantage du chômage. Et une question qui a souvent été débattue dans des colloques où j’ai été récemment. On me traitait de pleurnicheur parce que je m’apitoyais sur la jeunesse actuelle. Alors, je veux bien qu’elle soit formidable, mais, par exemple, j’ai vu que dans un sondage qu’a commandé « La Croix », pour l’institut C.S.A., qui correspond à mon intuition : 55 % des 18-30 ans pensent qu’ils ne pourront pas avoir la vie aussi facile que leurs parents.

J’ai eu 18 à 20 ans après la guerre, j’ai eu de la chance, il y avait du travail. Je pouvais même poursuivre mes études en travaillant. Quand je vois les jeunes, maintenant, quand je sais que, neuf mois après avoir quitté l’école, 40 % d’entre eux n’ont pas trouvé un travail ; 3 ans après avoir quitté l’école, 28 % d’entre eux, presque 1 sur 3, n’ont pas trouvé de travail.

Je trouve quand même que cette jeunesse est peut-être formidable mais elle inquiète. Nous devons nous mobiliser pour elle. Je dirais presque, pour la jeunesse, en reprenant une formule banale : « À la guerre comme à la guerre ».

Mme Sinclair : Vous faisiez allusion à un rapport que vous avez présenté et édité chez Odile Jacob, qui s’appelle « L’éducation, un trésor est caché dedans », qui était un rapport à l’initiative de l’U.N.E.S.C.O., et c’était une commission internationale avec l’audition d’un certain nombre de personnalités internationales. Et quand vous disiez dans ce rapport, que j’ai relu, que l’enfant est l’avenir de l’homme, qu’il faudra relever le défi des nouvelles technologies, quand vous insistez sur l’éducation tout au long de la vie, ce sont, en effet, des thèmes qui étaient présents chez Jacques Chirac. Donc, vous avez retrouvé ces thèmes-là ?

M. Delors : Oui. Je ne peux que m’en satisfaire. Je suis content de cela. Je pense simplement que nous avons besoin d’une réforme plus profonde et d’ailleurs mon rapport n’a pas eu plus de succès en France que le rapport de M. Fauroux qui avait pourtant été chargé par le Gouvernement. Il en est réduit à avoir créé une association pour faire un débat. Vive le débat et vive M. Fauroux ! Même si je ne partage pas toutes ses idées.

Car si l’éducation est vraiment un grand sujet pour l’avenir, l’éducation ne créé pas d’emplois mais elle permet d’accéder à l’emploi, de participer à la société. Alors, ne faisons pas de petites réformettes.

Je crois que, dans ce rapport, j’ai voulu mettre l’accent sur quatre points essentiels. L’éducation doit reposer sur quatre finalités :

- apprendre à connaître et apprendre à connaître toute sa vie, car la vie change très vite en ce moment ;
- apprendre à faire, pas simplement un métier mais une manière de faire, une compétence professionnelle ;
- apprendre à être, très important. Pas simplement pour soi, mais quand on est mieux dans sa peau, quand on se connaît mieux soi-même, on peut mieux faire face aux aléas de l’existant ;
- et surtout, et j’y pensais à propos de cette mauvaise loi Debré, apprendre à vivre ensemble, retrouver le goût de la tolérance, l’accueil de l’autre, sa propre personnalité, mais l’ouverture aux autres.

Ce sont ces quatre points qui sont importants. Toute réforme de l’éducation, à mon sens, doit être fondée sur ces principes.

Et c’est pour cela, d’ailleurs, que j’aurais préféré que l’on instituât en France, à partir de l’âge de 16 ans, la possibilité pour les jeunes d’avoir plusieurs voies, de changer de voie, et que l’une d’entre elles soit fondée sur l’alternance.

On parle beaucoup de créer des services d’orientation, c’est secondaire. Le plus important, et mon expérience est longue puisque je suis à l’origine et l’architecte de la loi de 1971 sur la formation permanente, cette loi était d’avant-garde à l’époque – entre parenthèses, je souhaite qu’elle soit adaptée, comme l’a dit le président de la République – … les jeunes, je le voyais bien à ce moment-là, et c’est toujours vrai, pour se conduire dans la vie, pour choisir un métier, il faut qu’ils testent la vie professionnelle. Ils sont très en avance sur ma génération a beaucoup de points de vue, mais pas sur ce plan-là. Il faut qu’ils touchent la vie concrète par un stage, par un travail même, dans une association, dans une entreprise, dans l’administration : un véritable enseignement par alternance. On n’ose pas le proposer. Et d’ailleurs je ne suis pas sûr que l’administration de l’Éducation nationale y soit très favorable.

Mme Sinclair : Alors, pour rester sur le thème des jeunes et de l’emploi, votre parti, le Parti socialiste, propose 700 000 emplois pour les jeunes. C’est l’axe des propositions de Lionel Jospin. Le président de la République veut partir en croisade sur le même thème. C’est l’axe aujourd’hui essentiel de toute réflexion sur l’emploi ?

M. Delors : Oui, je le pense. C’est l’axe essentiel pour permettre à cette société d’être digne d’elle-même. Car depuis quinze ans nous avons vécu sans nous occuper de notre jeunesse en réalité. Je ne parle pas des parents qui gâtent leurs enfants, qui se font du souci pour eux. Mais je dis notre société dans l’ensemble.

Par exemple, si nous avions laissé filer nos déficits publics, le déficit de la Sécurité sociale, si nous ne changeons pas notre système éducatif, si nous ne faisons pas un plan d’ensemble, et c’est là où l’intuition du Parti socialiste est fondamentalement juste – elle a d’ailleurs amené la majorité à bouger, à essayer de reprendre ses idées –, je le répète ce plan qui porte sur 700 000 jeunes qui trouveraient un emploi sous différentes formes est l’aspect majeur du programme du Parti socialiste à mes yeux…

Mme Sinclair : Et c’est crédible ?

M. Delors : Et c’est crédible. Je vais vous dire pourquoi. En ce qui concerne les 350 000 emplois dans le secteur public, pour aller vite, les besoins sont énormes : les personnes seules qui veulent rester chez elles, l’encadrement des enfants qui quittent l’école alors que le papa et la maman travaillent, les besoins en termes d’environnement, la lutte contre la désertification rurale…

Mme Sinclair : Les besoins, c’est sûr ! Mais c’est le financement qui est le problème ?

M. Delors : Comment peut-on financer ? Soit par le marché, mais c’est là les limites du marché et du capitalisme anglo-saxon, le marché est myope et il ne prend pas en compte ces services qui ne sont pas très solvables, cette demande qui n’est pas très solvable, très rentable ; quant à l’État, il y a une crise des finances publiques. Alors il faut que l’État amorce cela, mais il faut créer un troisième secteur qui sera vraiment le modèle européen : pas d’État, pas trop d’État, pas trop de marché et au milieu un troisième secteur. On créera d’ailleurs un statut spécial pour des entreprises de ce troisième secteur, qui seront des entreprises qui n’ont pas un but de profit mais un but de service. Et voilà la percée conceptuelle, politique, très importante que le Parti socialiste entend faire.

Bien sûr, il faut amorcer la pompe. Cela ne peut être que l’État. Des dépenses supplémentaires ? Non. Car le Parti socialiste entend redéployer les aides existantes et, grâce à la réforme fiscale, permettre en même temps d’alléger le coût du travail, notamment pour les bas salaires.

Mme Sinclair : Là, vous vous faites l’avocat de ce que propose le Partis socialiste. Est-ce que cela veut dire que vous trouvez que le gouvernement Juppé a tout faux en matière d’emploi ?

M. Delors : Non, il n’a pas tout faux. Mais je pense que la politique économique était plombée dès le départ par une erreur majeure, je ne parle pas de l’hésitation entre l’élection et octobre 1984, à partir de ce moment-là il fallait réduire les dépenses publiques mais il ne fallait pas prélever 150 milliards de francs d’impôts, car nous traînons cela, et notre demande intérieure est insuffisante.

Je me réjouis de nos résultats à l’exportation, fruit d’une politique de compétitivité de nos entreprises et de stabilité du franc. Je me réjouis de notre place, notamment dans l’agroalimentaire et ailleurs. Mais on a oublié la demande intérieure. Et la demande intérieure, c’est elle qui intéresse le réseau des petites et moyennes entreprises. Tant que nous n’aurons pas absorbé ce handicap des impôts perçus, alors nous n’avancerons pas.

J’ajoute à cela, comme je vous le disais tout à l’heure, le manque de coordination entre les politiques allemande et française.

Autrement dit, pour aller vite, nous sommes les seuls, contrairement aux États-Unis et à la Grande-Bretagne, à avoir appuyé à la fois sur les deux freins : le frein des dépenses publiques, le frein de la monnaie. Alors, dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que nous ayons connu cette récession.

Mme Sinclair : Alors un mot de la loi Debré, dont vous avez dit tout à l’heure, c’est la mauvaise loi Debré. Elle est votée. Elle a été votée cette semaine.

M. Delors : Dont acte.

Mme Sinclair : C’était inutile, c’était un débat utile ?

M. Delors : Pour ceux qui sont partisans de la ligne suivie, il suffisait de décrets d’application des lois Pasqua. On a voulu faire une loi pour des raisons électorales, pour des raison d’affichage qui sont mauvaises pour la France, car, bien sûr, nous devons toujours trouver l’équilibre entre le besoin de sécurité de nos concitoyens, et beaucoup d’entre eux ont l’impression de vivre dans un climat d’insécurité, et les grandes valeurs qui ont fait la France, les valeurs d’ouverture, d’assimilation, d’accueil, le respect même du droit privé, la possibilité d’inviter quelqu’un chez vous. Et l’on n’a pas fait l’équilibre entre les deux. On a penché de ce côté-là pour se rassurer soi-même. Mais le résultat va être quoi ? Puisqu’il n’y a pas un grand programme pour les quartiers difficiles, un grand programme qui aurait porté à la fois sur l’éducation, le logement, la santé et la sécurité, car il faut aussi des forces de police, des forces du maintien de l’ordre, puisque l’on n’a pas fait cela, le résultat est que l’on va maintenant regarder les étrangers, dont le nombre n’a pas augmenté depuis 30 ans ou presque, avec un air de travers.

Au lieu d’apprendre aux gens qui vivent en France, à vivre ensemble précisément, au lieu de cela, on aura créé un fossé supplémentaire. Et comme le Front national se nourrit de la société de la peur, les loi Debré contribueront à étayer, à conforter cette société de la peur. En ce sens, elles sont contraires à l’intérêt de la France et à l’idéal que l’on peut avoir. Et elles choquent en plus tous ceux qui, au nom de la morale personnelle, veulent tendre la main à l’autre, ce qui est quand même le plus noble geste que l’on peut avoir dans la vie.

Mme Sinclair : Je vous sens très vibrant sur le sujet. Est-ce que vous avez compris que l’opinion ait été assez déboussolée par la position du Parti socialiste. Lionel Jospin a dit très vite qu’il était contre ces lois Debré et il a dit qu’il ne voulait pas forcément se couper de certaines couches populaires qui n’étaient pas forcément d’accord avec les Parisiens, les jeunes qui manifestaient. D’abord, est-ce que vous partagez ses analyses et, deuxièmement, quel doit être le rôle du Parti socialiste ? Est-ce que ce doit être aujourd’hui de coller à des couches populaires ou de coller à un certain mouvement de la jeunesse et à une idée que l’on se fait de la gauche ?

M. Delors : Quand le Parti socialiste discute, il y a là des élus, des gens proches de la population et ils veulent tenir les deux bouts de la chaîne, d’un côté ils voudraient que les Français n’aient pas le sentiment ou la dure réalité de vivre dans l’insécurité et, de l’autre, ils veulent répondre à l’angoisse de ceux qui viennent en France, soit parce qu’ils sont opprimés politiquement dans leur pays… – c’est curieux que l’on ne parle pas d’une discussion autour du droit d’asile, par exemple, que l’on a distingué du rapprochement familial ou d’une visite, on ne parle plus de ces notions-là, tout cela est englobé dans un ensemble –, le résultat, c’est qu’au nom de l’immigration illégale, on fragilise l’immigration dite légale et au nom de la limitation de l’immigration légale, on renforce l’immigration illégale.

Mme Sinclair : Je comprends bien. Mais je vous interrogeais sur ce qui a paru comme les hésitations du Parti socialiste ?

M. Delors : Lionel Jospin, comme toujours, parle comme un homme honnête, franc. Il a voulu montrer qu’il tenait les deux bouts de la chaîne. Alors que ceci n’ait pas correspondu au cri du cœur, à la parole forte que certains attendaient, c’est possible ! Mais cette parole forte, on l’a au fond de soi-même. Vous m’obligez à sortir de mes tripes, moi-même, pour le faire, ce n’est pas de la facilité, c’est parce que je pense que dans la vie, quand on fait de la politique surtout, où il y a plusieurs occasions de se battre, de contester les autres, l’une des valeurs essentielles – elle n’est pas seulement française – est le respect de l’autre, l’accueil à l’autre, apprendre à vivre ensemble. Je répéterai toujours cela. On devrait l’apprendre dès l’école. Et ceci, bien entendu, changerait beaucoup le climat. Car l’économie, c’est bien beau mais si l’on fait de la politique, c’est pour créer une société où l’égalité des chances est meilleure et où la convivialité peut régner.

Mme Sinclair : Vous parliez du Front national. Il a fait scandale cette semaine en ayant un stand au Salon du livre. Est-ce que vous dites : « Ça suffit de faire comme si c’était un parti comme les autres » ou est-ce que vous partagez l’opinion des organisateurs, par exemple ce Salon du livre, qui dit : « On ne voyait pas pour quelles raisons on leur aurait interdit ! ».

M. Delors : Entre parenthèses, le Front national a réussi son coup. Il savait très bien qu’en s’installant au Salon du livre, il ferait une provocation. Passons. Il faut faire attention à cela.

La seule manière de combattre le Front national, c’est de se battre sur le terrain de la sécurité, de la lutte contre le chômage et aussi avoir une parole forte, une parole généreuse, et pas simplement dans les mots, et de la traduire par des actes concrets. Et à tous ces gens qui sont dans les associations, depuis les associations de lutte contre le chômage, les associations qui accueillent les autres, celles qui aident les pays africains par des mini-projets, tous ces gens-là attendent de nous une parole forte, un encouragement et un appui.

Mme Sinclair : Alors, je voudrais signaler, parce que le procès de Carpentras s’ouvre la semaine prochaine, l’excellent livre de Nicole Lebovitz paru chez Plon, qui s’appelle « L’affaire Carpentras », qui montre à quel point le Front national s’est saisi de cette affaire pour en faire une immense mystification et brouiller les pistes, alors qu’au bout du compte ce sont des skinheads néo-nazis qui ont avoué et qui se retrouveront dans le box.

M. Delors : Si vous permettez une référence à l’Histoire, j’étais tout petit en 1930 mais mon père m’avait dit : « Tu vois, il y a, dans notre pays, des tentations fascistes » et, donc, le Front national n’est pas simplement le fruit du chômage, il l’exploite, il correspond toujours à un courant de pensée qu’il a fallu toujours combattre et qui correspond à des années de deuil pour la France.

Mme Sinclair : Et vous rediriez vous-même à vos enfants, aux petits-enfants aujourd’hui, la parole de votre père ?

M. Delors : Oui. Lorsque Hitler est monté, mon père m’a dit : « Dans la vie, il faut aller à l’essentiel ». Quel est l’élément essentiel en ce moment, c’est la montée du nazisme.

Pour ceux qui relisent les journaux entre 30 et 35, ils verront que cela n’était pas aussi clair. Et aujourd’hui le danger essentiel, ce sont tous ceux qui portent l’idéologie du rejet de l’autre. C’est une idéologie de mort. C’est une idéologie qui peut conduire la France à des pires excès, qui peut amener un gouvernement, sous prétexte de lutter contre cela, à entrer lui-même dans la voie de la facilité, alors que nous avons besoin d’une forte pédagogie aussi de nos citoyens et d’encourager, encore une fois, tous ceux qui consacrent leur vie à la générosité, parfois aux dépens de leur santé, aux dépens de leur bien-être matériel.

Mme Sinclair : On va regarder la suite et la fin de l’actualité de la semaine, ensemble, Jacques Delors.

Claire Auberger, Joseph Pénisson :

- De l’air : un jour, les nombres pairs, le lendemain, les impairs. Le principe de la circulation alternée devrait bientôt devenir réalité pour les automobilistes parisiens.
- Nucléaire : à Tokaï près de Tokyo, un incendie suivi d’une explosion a provoqué, mardi, une fuite de matières radioactives dans une usine de retraitement nucléaire. 37 ouvriers auraient été faiblement contaminés. Selon les autorités, ni leur santé, ni celle de la population ne seraient en danger.

L’association écologiste fait les mêmes reproches en France à la COGEMA.

- Grève : décidément la réforme Juppé sur la Sécu n’en finit pas de faire des mécontents. Cette semaine, c’est au tour des internes de faire grève et de manifester leur colère.

- Disparitions : couleurs vives, formes géométriques et illusion d’optique, l’œuvre de Victor Vasarely est reconnaissable au premier coup d’œil.

Arrivé à Paris en 1931, ce peintre d’origine hongroise connaîtra la gloire dans les années 50.

- Il aura été jusqu’au bout de son combat, une petite semaine après la parution de son livre, Jean-Dominique Bauby s’est éteint, dimanche dernier, à 45 ans. Atteint d’une maladie rarissime qui entraîne une paralysie du corps mais laisse le cerveau intact, son seul moyen de communication : cligner de la paupière gauche. C’est ainsi qu’il a réussi à dicter, lettre après lettre, Le Scaphandre et Le Papillon, un témoignage impressionnant sur son enfermement intérieur et son inaltérable volonté de vivre.

Mme Sinclair : À mon tour de dire à quel point ce livre est bouleversant, en plus tendre, drôle. C’est un hymne à la fois tendre et tragique à la vie quand elle n’est plus qu’un souffle.

M. Delors : Quelle leçon de vie, quelle leçon de modestie, pour nous qui avons souvent tendance à transformer nos petits malheurs en grandes tragédies.

Mme Sinclair : C’est un hymne à la vie et en même temps il n’est pas déprimant, il n’est pas tragique. Il est très optimisant, curieusement.

Un mot sur les internes en colère : est-ce que leur colère, à votre avis, est justifiée ou pas ? Est-ce que la maîtrise des dépenses de santé est quelque chose qui va s’imposer à tous, médecins compris ?

M. Delors : Il n’est pas étonnant que nous ayons des remous à la fois lors de la négociation des conventions médicales, avec les internes et aussi dans les hôpitaux où, là, le problème est différent. Car, lorsque, au nom de mesures financières, et je pense que l’on va très vite, trop vite, on supprime des postes dans des hôpitaux alors que des infirmières travaillent 60 heures, il y a quelque chose qui ne va pas !

Mais la racine du mal est la suivante : pour faire cette réforme de la Sécurité sociale, dont j’approuvais certains aspects, dont je désapprouvais d’autres, notamment les structures de financement, il fallait avant tout un grand débat national et une grande concertation avec tous ceux qui sont dans la santé , des médecins, des grands professeurs aux infirmiers.

Car il se trouve que, pour des raisons familiales, j’ai eu beaucoup à fréquenter des hôpitaux depuis deux, trois ans, et j’y ai vu beaucoup de dévouement, beaucoup de difficultés, des heures qui n’étaient pas comptées, et tout cela m’amenait à considérer que la santé est un bien trop précieux pour l’enfermer simplement dans ces cadres comptables et qu’une grande concertation aurait été nécessaire.

Certes, il y a partout de l’égoïsme de groupe, mais c’est la méthode là encore ! La même chose, je considère que l’on ne gouverne une société et l’on ne met une société en mouvement que si l’on se concerte avec les intéressés et qu’on leur fait comprendre qu’ils sont des citoyens actifs et non pas simplement des gens qui répondent à des sondages et qui votent tous les cinq ans.

Mme Sinclair : Je précise que les internes et les chefs de clinique parisiens maintiennent la grève, puisqu’on avait dit que certains chefs de clinique, en tout cas, l’avaient levée pour mercredi.

L’émission se termine, je voudrais vous poser une dernière question parce que vous avez été tout au long de cette émission extrêmement vibrant et dans l’actualité : que faudrait-il aujourd’hui à la gauche pour reconquérir la confiance, l’adhésion de l’opinion ? Êtes-vous pour un clivage gauche-droite prononcé ?

M. Delors : Je pense qu’il est nécessaire parce que, même s’il y a des gens très bien, de bons ministres dans le gouvernement actuel, il n’empêche que la manière dont le train de la France va, il est en train de se résigner, de plus en plus, au capitalisme anglo-saxon, au modèle anglo-saxon, qui est un modèle qui ne donne pas à l’homme, ou à la femme, la place qui lui est nécessaire.

Mme Sinclair : On n’a pas le temps, mais aujourd’hui certains Français vous diraient que le modèle anglo-saxon a réduit un peu le chômage. Mais, enfin, on n’a pas le temps d’entrer dans cette discussion-là.

M. Delors : Je pourrais vous parler, dans une émission entière, de la situation exacte en Grande-Bretagne. Je pourrais vous dire qu’aujourd’hui l’Observer donne des éléments d’un rapport de toutes les Églises condamnant tous les partis, parce qu’ils ne s’occupent que des classes moyennes et ils délaissent les 15 à 17 millions qui vivent au seuil de pauvreté ou dans des conditions difficiles.

Mme Sinclair : Que doit faire la gauche, ici, en France, pour reconquérir les faveurs que, j’imagine, vous souhaitez ?

M. Delors : La gauche a une expérience de gouvernement, elle a une culture de gouvernement, qu’elle la garde ! Mais, en même temps, elle doit s’opposer à cette dérive lente et aggravée chez nous, je le répète, par la faiblesse des corps intermédiaires.

Nous ne sommes pas la meilleure traduction du modèle européen, contrairement à ce que certains disent. La preuve, c’est que, dans une affaire comme Renault, nous ne sommes pas capables de la traiter dignement, en considérant que la plus grande richesse, c’est l’homme.

Alors, je crois que la gauche doit rappeler cela, non pas dans des tons lyriques, mais on sait qu’elle a une culture de gouvernement, il faut faire travailler l’imagination, il faut résister à cela et avoir une contre-offensive.

Le troisième secteur, ni le marché, ni l’Etat, c’est un exemple de ce que pourrait être demain le renouveau du socialisme démocratique.

Mme Sinclair : Jacques Delors, merci beaucoup d’avoir participé à ce 7 sur 7.

La semaine prochaine, une émission spéciale, un débat, le premier grand débat, un an avant les législatives, entre deux anciens Premier ministre, Édouard Balladur et Laurent Fabius, donc un débat gauche-droite, ce qui doit vous satisfaire.

Dans un instant, le journal de 20 heures, Claire Chazal reçois Charlton Heston, héros de légende, Ben Hur, Moïse. J’imagine…

M. Delors : Oui, je connais.

Mme Sinclair : … qu’amateur de cinéma, vous avez apprécié.

Dans un instant, le journal de Claire Chazal.

Merci à tous.

Bonsoir.

 

Europe 1 : mercredi 19 mars 1997

J.-P. Elkabbach : Est-ce que vous avez prêté la main au projet économique du PS ?

J. Delors : Non, j’ai laissé les jeunes faire ça.

J.-P. Elkabbach : Et est-ce que vous le soutenez ?

J. Delors : Absolument.

J.-P. Elkabbach : Sans condition ?

J. Delors : Sans condition.

J.-P. Elkabbach : Et il reflète ce que vous pensez de la situation nationale et internationale, européenne ?

J. Delors : Oui. Il part d’un triple constat : le chômage massif, avec ses conséquences sur l’exclusion sociale, le climat d’intolérance qui se répand en France. En second lieu, l’absence de croissance. Et troisièmement, la crise des finances publiques – je veux dire le budget de l’État et de la Sécurité sociale – qui serait moins grande s’il y avait de la croissance, mais qui est le problème structurel car on ne peut pas laisser sur les épaules de nos enfants et des générations qui vont venir des charges qui deviendront insupportables, compte tenu de la dégradation du rapport entre actifs et inactifs.

J.-P. Elkabbach : Est-ce que vous croyez que le projet socialiste est aujourd’hui assez original ou porteur d’espérance pour faire gagner le PS et la gauche dans un an ?

J. Delors : Je pense que c’est un projet porteur d’espérance pour la raison suivante : c’est qu’il s’attaque à ce problème de l’emploi et d’une manière raisonnable, sans charger les finances publiques, sans compliquer la solution des problèmes des déficits publics.

J.-P. Elkabbach : Et quand on dit : qui va payer ? On dit que ce sont les entreprises qui vont avoir des charges supplémentaires, l’État aussi, et le contribuable…

J. Delors : Avec le chômage des jeunes tel qu’il est actuellement – 40 % des jeunes n’ont pas trouvé un travail au bout de neuf mois après la sortie de l’école, 28 % après trois ans, et sur les 40 % après deux mois, il y en a 60 % qui sont sans formation –, dans ces conditions, demander à l’État et demander aux entreprises de faire un effort pour insérer ces jeunes, c’est un devoir national. Si ces jeunes ne trouvent pas de travail, le climat de désespérance va s’accroître avec toutes les conséquences que vous savez.

J.-P. Elkabbach : C’est ce que disent aussi Jacques Chirac et Alain Juppé.

J. Delors : Oui, mais ils n’en ont pas pris les moyens. Là, ils existent. En ce qui concerne, par exemple, les 350 000 emplois dans le secteur public, de quoi s’agit-il ? Il s’agit de répondre à des besoins réels et que le marché ne peut pas financer car le marché considère que ces besoins ne sont pas solvables ou que les emplois ne seraient pas assez rentables. Il est normal que l’État amorce la pompe.

J.-P. Elkabbach : Et donc on peut imaginer que, facilement l’État, comme le propose Lionel Jospin, propose aux jeunes de moins de 25 ans, en deux ans, 350 000 recrutements dans le secteur public ?

J. Delors : Pas dans le secteur public. On dit secteur public par opposition au marché. Mais de quoi s’agit-il ? Je prends quelques exemples : aider les personnes âgées qui vivent seules, encadrer les enfants qui sortent de l’école alors que le papa et la maman travaillent. Lutter contre les dégâts de l’environnement, lutter contre la désertification rurale, apporter de la convivialité, des services publics, dans les quartiers défavorisés. Tout cela se sont des besoins que l’économie de marché ne peut pas remplir. L’État amorce la pompe, mais je suis sûr que si l’on réussit, ensuite l’État pourra se désengager, et qu’on aura, en quelque sorte, un troisième secteur. Autrement dit, il s’agit de l’idée la plus originale, et qui passe à côté de deux excès : trop de marché ou trop d’État.

J.-P. Elkabbach : Étalé sur cinq ans ?

J. Delors : Étalé sur cinq ans bien sûr. Et en ce qui concerne les emplois que créeront les entreprises, ça sera sans doute plus difficile. Mais on demande aux entreprises de recruter des jeunes, et de faire en même temps un effort de formation, de façon à ce qu’ils connaissent une première expérience professionnelle.

J.-P. Elkabbach : Lionel Jospin affirmait, hier que « Jacques Chirac et son Premier ministre ont promis la croissance mais cassé la reprise ». C’est vrai que la formule est belle. Est-ce que, pour vous, elle est vraie ?

J. Delors : Elle est vraie dans la mesure où, pour assainir les finances publiques, on a prélevé trop d’impôts et que ces impôts ont plombé l’économie et font que la croissance a du mal à repartir en France. Et d’ailleurs, cette croissance ne peut pas être stimulée uniquement par les exportations. Certes, grâce aux efforts faits par nos entreprises depuis 15 ans, grâce à ce que nous avons fait pour lutter contre l’inflation, nous sommes redevenus une nation exportatrice. Mais l’exportation ne suffit pas pour soutenir la croissance. Il faut un minimum de demande intérieure.

J.-P. Elkabbach : Aujourd’hui, Jacques Delors est-il un militant du PS ? Peut-il être au-dessus, d’une certaine façon, des partis, avec son expérience et ses lumières européennes ?

J. Delors : Je m’efforce d’être pas dans la polémique, d’être un peu à distance, de manière à ce que, en ce qui concerne l’Europe notamment, je puisse avoir des oreilles qui m’écoutent – non seulement à gauche, mais également à droite –, car le chantier européen c’est un chantier de tous les Français et qui ne devrait pas nous diviser.

J.-P. Elkabbach : Justement, vous présidez un groupe d’étude, Notre Europe, qui publie un document passionnant sur l’Europe et sur l’Allemagne. « Helmut Kohl peut faire passer – j’y ai lu ça – en force l’union monétaire contre l’opinion publique. » Est-ce que l’Allemagne peut retarder et reporter l’euro aujourd’hui ?

J. Delors : Tout se joue en Allemagne en ce moment, car l’Allemagne n’a pas eu comme la France lors du référendum, un vrai débat national sur l’Europe, et notamment sur l’union économique et monétaire. Et, par conséquent, il faut que les Allemands aient ce débat. Ce débat est compliqué, source un peu d’inquiétude, car l’Allemagne connaît un grand chômage faute de coopération entre les politiques allemande, française, belge et hollandaise. Mais il n’empêche que cette situation complique, bien entendu, le débat sur l’Europe.

J.-P. Elkabbach : Le problème de la croissance, c’est le problème général, en Europe et en France. Lionel Jospin voulait 3 % de croissance à partir de 1998, c’est ce qu’il disait hier. En France, les deux forces politiques et sociales – la majorité et l’opposition – vont donc se battre pour moins d’un point de croissance.

J. Delors : Non, ils vont se battre sur : comment faire la croissance ; et sur deux terrains : les mesures nationales d’un côté, la conception de l’union économique et monétaire de l’autre. Ils ne vont pas se battre, ils vont échanger des solutions. Ne parlons pas de bataille entre la droite républicaine et la gauche républicaine.

J.-P. Elkabbach : On y reviendra. Louis Schweitzer rencontre aujourd’hui à Beauvais des syndicats de Renault-Vilvorde. Faut-il, pour sauver l’usine belge, réduire le temps de travail de tous les Renault France ?

J. Delors : Écoutez, moi je ne suis pas à la place de M. Schweitzer et je ne veux pas en faire un bouc émissaire. Simplement, j’observe qu’il y a trois ans, aux prises avec les mêmes difficultés, l’entreprise Volkswagen, en réduisant la durée du travail, a évité 30 000 licenciements. Mais, bien entendu, après des négociations avec les salariés qui ont accepté des contreparties. Est-ce possible en France ? La question est posée à la fois à M. Schweitzer et aux organisations syndicales.

J.-P. Elkabbach : Les syndicats avaient même accepté, chez Volkswagen, des baisses de salaire.

J. Delors : Oui, c’est cela, mais il est évident que lorsque le chômage devient une sorte de marée qui compromet même la santé morale de la société, tout le monde doit faire un effort, comme dans une expression connue « à la guerre comme à la guerre ».

J.-P. Elkabbach : La dernière grande originalité du débat électoral, en France, M. Delors – là, j’ai envie de dire : Président Delors – c’est l’attitude à avoir avec ce qui est devenue une obsession : le Front national. La polémique, vous avez vu, elle fait rage après les propos de François Léotard, ceux de MM. Jospin et Fabius, la réponse d’Alain Juppé. Qu’est-ce que vous en pensez ?

J. Delors : Lamentable et contre-productif !

J.-P. Elkabbach : Qu’est-ce qui est lamentable ?

J. Delors : Lamentable le fait de confondre dans une même opprobre le Front national et l’opposition de gauche qui sont des forces démocratiques. Lamentable pour un Premier ministre de prendre cela à son compte, tout cela pour renforcer son autorité dans la majorité. Et dire que cette émission était télévisée ! Je pense que les Français auraient préféré un débat télévisé avec moins d’injures et plus d’explications sur les moyens de sortir la France du chômage et de redonner un espoir à notre jeunesse.

J.-P. Elkabbach : Mais qu’est-ce qui vous a choqué ? Que Laurent Fabius dise que les propos de François Léotard sont une insulte à l’Histoire, qu’Alain Juppé dise que personne n’a le monopole de la Résistance en France ou que le débat porte sur cela aujourd’hui ?

J. Delors : Je pense que la droite se serait honorée en disant : bien entendu, même si vous êtes nos adversaires politiques, nous ne vous confondons pas avec une force antidémocratique comme le Front national. Et le débat aurait été clos. Cela n’aurait rien enlevé à la possibilité de la droite de mener sa bataille politique dans des conditions de démocratie et de respect de l’autre.

J.-P. Elkabbach : Et qui peut demander aux uns et aux autres de cesser de favoriser l’extrême droite aujourd’hui ?

J. Delors : Il me semble que l’autorité suprême, le président de la République, pourrait trouver les mots qui permettraient aux forces politiques républicaines d’avoir un échange démocratique, clair, permettant aux citoyens de se faire une opinion sur les grands problèmes de l’avenir français et, puisque c’est lié, de l’avenir européen.

J.-P. Elkabbach : Autrement dit, vous voudriez entendre M. Chirac sur ce plan-là pour dire : « Allez jouer sur d’autres terrains ! » ?

J. Delors : Il y en a assez de la guerre civile froide. Ce n’est pas un mode de débat démocratique. Ce n’est pas celui des autres pays. Alors on devrait prendre un peu exemple sur ces autres pays.