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Paris Match : Vous êtes l’homme de la semaine avec, enfin, une bonne nouvelle fiscale, la baisse nette de nos impôts de 40 milliards de francs l’an prochain. Elle n’efface pas la mauvaise surprise pour les nombreuses familles qui, à la rentrée, ont reçu la note salée de leur avis d’imposition. En faites-vous partie ? Comprenez-vous le ras-le-bol fiscal des Français, toutes classes et opinions confondues ?
Dominique Strauss-Kahn : J’ai encore des enfants à charge. Je fais donc partie des 425 000 familles — sur les 15 millions de contribuables imposables — touchées par le plafonnement du quotient familial. Je rappelle seulement que ce surcoût est la contrepartie du rétablissement en juin 1998 des allocations familiales pour tout le monde, y compris pour les familles aisées. Quand on paie, on oublie souvent ce qu’on a récupéré. Cela dit, le gouvernement est conscient du sentiment d’allergie fiscale chez beaucoup de Français…
Paris Match : Sentiment justifié, reconnaissez-le, quand on apprend que la France est quasi-recordwoman européenne des prélèvements obligatoires avec 45,2 % du PIB.
Dominique Strauss-Kahn : Trois pays en Europe, la Suède, le Danemark et la Belgique ont un taux de prélèvement supérieur au nôtre. Je ne m’en satisfais pas, même s’il ne faut pas oublier que l’impôt sert à financer les services publics, et personne ne souhaite, par exemple, moins de professeurs.
Paris Match : En juin 1977, dans son discours d’investiture, Lionel Jospin a annoncé une stabilisation, puis une baisse des prélèvements. Cette dernière promesse, vous l’avez répétée en 1998 et en 1999. Elle n’a pas été tenue. Pourquoi les Français croiraient-ils que ça va changer en 2000 ?
Dominique Strauss-Kahn : L’objectif de Lionel Jospin et le mien porte sur la législature 1997-2002, et nous avons déjà cassé la tendance antérieure. Il est vain de fixer un objectif annuel de prélèvements. C’est un chiffre comptable qui peut varier sensiblement si nos prévisions de croissance ou d’inflation sont contrariées, comme en 1999. En revanche, le ministre des finances a le pouvoir de fixer le taux des impôts. Pour l’an prochain, nous avons voulu faire un gros effort sur le secteur du logement avec trois mesures visibles, la baisse de la TVA de 20,6 à 5,5 % sur les travaux, un nouvel allègement sur les « frais de notaire » et la suppression du droit de bail. Je peux vous dire qu’à la première facture vous sentirez la différence. Si vous faites 10 000 francs de travaux de peinture, vous gagnerez 1 500 francs de TVA.
Paris Match : Pour 2001, Lionel Jospin a évoqué une baisse des impôts directs. Qui va en profiter ?
Dominique Strauss-Kahn : Notez que c’est la première fois qu’un gouvernement de gauche s’engage comme le Premier ministre l’a fait à La Rochelle, à baisser les impôts directs.
Paris Match : Les électeurs chers au PS s’embourgeoisaient-ils ?
Dominique Strauss-Kahn : Non, le Premier ministre a toujours dit qu’il faut s’occuper à la fois des couches populaires et des classes moyennes. Il ne s’agit pas seulement de baisser l’impôt sur le revenu, car la moitié des Français ne le paie pas, mais aussi d’alléger la taxe d’habitation, qui est de loin la mesure la plus injuste de notre fiscalité.
Paris Match : Concernant l’impôt sur le revenu, qui allez-vous privilégier ? Les cadres moyens et supérieurs en baissant la tranche la plus élevée, comme le demande Laurent Fabius ? Ou ceux du bas du barème en les exonérant de l’impôt ?
Dominique Strauss-Kahn : En évoquant la baisse des impôts directs, Lionel Jospin a ouvert une perspective. Nous allons engager une large concertation l’année prochaine. Et d’ici à juillet 2000 – où les choix seront arrêtés –, je ne doute pas que les propositions vont fourmiller ! Aujourd’hui, le débat est ouvert.
Paris Match : Alors, pourquoi réformer l’impôt ?
Dominique Strauss-Kahn : Parce qu’il a beaucoup de gros défauts. Je ne vous en donne qu’un exemple : en bas de l’échelle, il peut paralyser la recherche d’un emploi. Beaucoup de Français qui touchent le RMI ont intérêt en effet à rester chez eux. S’ils trouvent un travail, ils perdent leur RMI, leurs autres allocations deviennent imposables et ils gagnent moins en net. C’est absurde, voilà l’un des défauts à corriger.
Paris Match : Beaucoup, dans la majorité plurielle et dans les syndicats, demandent que l’épargne soit plus taxée, le travail moins. Allez-vous les écouter ?
Dominique Strauss-Kahn : Depuis 1997, nous avons beaucoup fait pour rééquilibrer la fiscalité du travail et celle du capital, notamment en soumettant la plupart des produits d’épargne à la CSG. Je crois qu’on est arrivé à un bon équilibre.
Paris Match : Pour baisser significativement les impôts, il faut significativement baisser les dépenses. Or, vous vous contentez de les empêcher de croître. Quel ministre osera dire qu’il y a trop de fonctionnaires en France : soit 10 pour 100 habitants chez nous, contre 6 dans la moyenne européenne.
Dominique Strauss-Kahn : Le poids de la dépense publique baisse depuis deux ans. Nous avons gagné environ 1 % du PIB, soit 80 milliards. Mais les comparaisons entre Etats sont trompeuses. En France, les profs d’université sont fonctionnaires ; aux Etats-Unis, pas. Chez eux, la plupart des écoles sont privées, alors les parents paient moins d’impôts, mais ils déboursent plus pour la protection sociale. En France, nous avons fait le choix d’une société plus solidaire et moins inégale.
Paris Match : Vos enfants ont fréquenté quelle école ?
Dominique Strauss-Kahn : L’école publique, et moi aussi.
Paris Match : Renoncez-vous à baisser le nombre de fonctionnaires ?
Dominique Strauss-Kahn : Le Premier ministre a décidé de stabiliser leur nombre. C’est le bon choix, car de nouvelles fonctions apparaissent. Prenez l’exemple du ministère de l’agriculture : il emploie autant de fonctionnaires qu’il y a dix ans alors que le nombre des exploitations a baissé. Pourquoi ? Parce que le nombre d’élèves dans l’enseignement agricole ayant augmenté de 30 % entre 1992 et 1997, 15 000 profs y enseignent. D’autres fonctionnaires ont été orientés vers de nouvelles tâches comme le contrôle de la sécurité alimentaire pour veiller à notre santé. Savez-vous que les experts s’accordent à dire que, si au Royaume-Uni on avait moins démantelé les effectifs de ce ministère, on aurait pu éviter la catastrophe de la crise de la vache folle !
Paris Match : McDonald’s, les jeunes adorent ; les paysans saccagent. Et vous, appréciez-vous ce type de nourriture ?
Dominique Strauss-Kahn : Je ne suis pas un fanatique. J’ai trop le goût de la bonne nourriture. Si je condamne les actes de violence contre McDonald’s, je refuse que nous soyons tous « mcdonaldisés ». Je partage le souci de tous ceux qui combattent pour valoriser la cuisine française. C’est un morceau de notre culture qui est en jeu.
Paris Match : La France pèsera-t-elle suffisamment à la conférence de l’OMC (l’Organisation mondiale du commerce) en novembre à Seattle pour résister aux Etats-Unis, à leurs bœufs aux hormones et à leurs OGM (organismes génétiquement modifiés) ?
Dominique Strauss-Kahn : La France n’est pas toute seule. C’est un combat européen où nous sommes certes à l’avant-garde, mais avec un front uni derrière nous. Il s’agit de ne pas se laisser imposer par les Etats-Unis des choses qui pourraient être contraires à notre santé. Nous serons très fermes.
Paris Match : La fusion Carrefour-Promodès, avec dit-on 48 villes de France où ils ont le monopole alimentaire, inquiète les consommateurs français. Ils craignent l’avènement d’une dictature des mammouths. Pas vous ?
Dominique Strauss-Kahn : Dictature, dites-vous ? Mais si les consommateurs français leur accordent une telle part de marché, c’est aussi parce qu’ils y trouvent leur compte avec un grand choix de produits à bas prix. Mon rôle à moi est de veiller à la concurrence. La gauche a toujours été contre les monopoles. Ils sont mauvais pour les consommateurs, les salariés et les fournisseurs. Si les autorités communautaires acceptent, comme je l’ai demandé, de renvoyer les aspects locaux du dossier au niveau national, je saisirai le Conseil de la concurrence, et on agira.
Paris Match : La mondialisation fait bien des ravages. Quand vous entendez Michelin annoncer le même jour l’explosion de ses profits et 7 500 licenciements en Europe sur trois ans, décrochez-vous votre téléphone pour engueuler Edouard Michelin ?
Dominique Strauss-Kahn : La période où le ministre des finances prenait son téléphone pour donner des instructions à une entreprise privée a disparu. Mais je suis très choqué quand une grande entreprise annonce des profits et, en même temps, des licenciements massifs pour, dit-elle, mieux résister à la concurrence. Cela signifie que nous manquons d’instruments pour réguler le système. Contrairement à ce que disent les libéraux et les chantres du « toujours moins d’Etat », plus il y a de marché, plus il doit y avoir de régulation.
Paris Match : Vous êtes choqué, mais n’êtes-vous pas impuissant ? Que pouvez-vous faire ?
Dominique Strauss-Kahn : D’abord, piloter l’économie pour qu’au total il se crée beaucoup plus d’emplois qu’il n’en disparaît : 750 000 emplois net en plus de deux ans, ce n’est pas si mal. Il faut voir ensuite que les fonds de pension anglo-saxons, qui détiennent près de 40 % du capital de nos grands groupes font la loi en exigeant des taux de rentabilité toujours plus élevés. Si demain nous arrivons à mobiliser une épargne salariale en France, les choses pourront changer.
Paris Match : Le plein-emploi en France dans dix ans, comme Lionel Jospin l’a annoncé à La Rochelle, est-ce un beau rêve ou un vrai objectif ?
Dominique Strauss-Kahn : Depuis vingt-sept mois, nous engrangeons des baisses du chômage qui rendent notre discours légitime. En Europe, sur quinze pays, il y a, grosso modo, trois tiers : les pays où le taux de chômage est inférieur à 5 %, ceux qui sont entre 5 et 10 %, et ceux qui sont au-delà de 10 %. La France est encore dans ce dernier groupe. L’objectif est, comme nous l’avons fait pour l’inflation, il y a quinze ans, de passer dans le premier. Cela dans l’espace d’une décennie grâce à une croissance que j’espère pour les prochaines années de 2,5 % à 3 % par an. Dans une économie moderne où les gens bougent et se forment en permanence, on sera alors près d’une situation de plein-emploi.
Paris Match : Sur les 750 000 emplois que vous vous félicitez d’avoir créés depuis deux ans, un sur deux est à temps partiel et 20 à 30 % sont des CDD ou des emplois intérimaires. La France entre-t-elle dans l’ère de la précarité à l’américaine ?
Dominique Strauss-Kahn : L’emploi à vie où l’on entre à 16-18 ans jusqu’à la retraite est un modèle d’hier qui n’existe plus. Mais il est vrai qu’aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne la contrepartie d’un faible chômage est l’aggravation inacceptable des inégalités et le développement des situations de précarité avec même l’apparition de ghettos. C’est un vrai risque que nous voulons éviter en incitant les entreprises à créer des emplois plus stables. En Europe, on doit viser le plein-emploi sans les inégalités américaines.
Paris Match : Etes-vous inquiet de voir de nombreux jeunes Français préférer s’exiler à l’étranger pour travailler ?
Dominique Strauss-Kahn : Je ne suis pas inquiet. Il y a dix ans, on déplorait que 4 millions de Britanniques travaillent à l’étranger, contre un million seulement de Français. Maintenant, nos jeunes partent. C’est bien. Le principal est qu’ils reviennent. Ils le font. Ma propre fille enseigne aujourd’hui à l’université de New York. Elle veut revenir… et je le souhaite aussi.
Paris Match : Vous aimez être qualifié de « moderniste ». Vous détestez qu’on vous dise « social-libéral ». Pourquoi ?
Dominique Strauss-Kahn : Parce que je ne me sens pas du tout « libéral ». La gauche française doit certes s’adapter au monde futur, être moderne, mais nous ne devons pas faire table rase de notre héritage socialiste, celui qui privilégie la solidarité et la cohésion sociale.
Paris Match : Une fois de plus pendant vos vacances, vous avez lu des bouquins de science-fiction, c’est votre façon de vous évader de la forteresse de Bercy ?
Dominique Strauss-Kahn : Depuis que j’ai 15 ans, j’ai une passion pour la science-fiction. C’est sans doute à cause de mon goût pour les technologies nouvelles. Mais surtout, c’est un exercice logique qui consiste à changer un élément de la réalité et à en évaluer toutes les conséquences. Exemple, si j’admets que les hommes peuvent voler, je trouve intellectuellement très séduisant de deviner ce qui va changer dans l’organisation de la société.
Paris Match : Pour vous divertir, on dit que vous faites des maths avec vos collaborateurs, vos enfants ou que vous jouez avec votre ordinateur. Seriez-vous un pur intello ?
Dominique Strauss-Kahn : Malheureusement, non ! J’ai d’autres distractions. J’ai le goût du tennis et du piano. Je fais la cuisine. Je mijote beaucoup de plats en sauce… pour le plus grand malheur de ma ligne !
Paris Match : Vous avez des enfants superbes, une femme, Anne Sinclair, belle et médiatique. Vous n’avez pas envie parfois de tout plaquer pour vous occuper d’eux ?
Dominique Strauss-Kahn : Si, souvent !
Paris Match : Mais qu’est-ce qui vous retient ?
Dominique Strauss-Kahn : Tenter de mettre en œuvre mes convictions et mener à bien une tâche que j’ai acceptée dans l’équipe que dirige Lionel Jospin : remettre l’économie française sur les rails. En plus, Anne n’apprécierait pas que je passe mes journées à la regarder avec dévotion !
Paris Match : Vous avez une ambition pour 2002 ?
Dominique Strauss-Kahn : Je ne fais pas partie de ceux qui se préoccupent de leur « boulot de dans deux ans » !