Texte intégral
Ruth ELKRIEF : Bonsoir. Je suis heureuse de vous retrouver pour ce nouveau numéro de « 19 : 00 dimanche ». Nous reviendrons bien sûr dans cette émission sur les révélations des commissions d’enquête parlementaire sur la Corse. Mis en cause après les dysfonctionnements de la police dans l’enquête ERIGNAC, Jean-Pierre CHEVENEMENT répond en exclusivité sur TF1 aux accusations. Le PS et les affaires. Malgré de nombreuses procédures judiciaires, il avait tenu à son poste contre vents et marées ; mais après sa mise en examen dans l’affaire de la MNEF, François BERNARDINI, patron de la fédération PS des Bouches-du-Rhône, s’est mis en réserve du parti. Nous avons enquêté sur ce personnage sulfureux qui symbolisait tout un système dans la région. Et puis notre invité ce soir en direct, c’est Bertrand PICCARD qui avait réussi le tour du monde en ballon en vingt jours avec son ami Brian JONES. Il reviendra avec nous sur cette aventure extraordinaire en commentaire des images que vous n’avez encore jamais vues en France ; la vie au quotidien dans la nacelle. Bien sûr, tout de suite, notre premier rendez-vous « Les gens de la semaine », préparé par Gilles BOULEAU.
agenda de la semaine
Ruth ELKRIEF : Dysfonctionnements graves dans la police et la justice, désordres dans la transmission des informations, retards inexpliqués dans l’arrestation de l’assassin présumé du préfet ERIGNAC, Yvan COLONNA : les conclusions des commissions d’enquête parlementaire sur la Corse sont sévères. Un homme a été particulièrement critiqué, le commissaire Roger MARION, patron à l’époque de la division nationale antiterroriste. Devant les députés, il a accusé son collègue, Démétrius DRAGACCI (phon), ancien patron de la police judiciaire en Corse, d’avoir averti le père d’Yvan COLONNA que son fils était surveillé. Devant les sénateurs, il a mis en cause les renseignements généraux dans des termes jugés obscurs. Du coup, l’opposition demande la démission de Jean-Pierre CHEVENEMENT, supérieur hiérarchique de Roger MARION ; le ministre de l’Intérieur qui a bien voulu rompre le silence radio imposé par Matignon pour répondre. Il nous a reçus vendredi après-midi dans son bureau, juste avant de prendre son avion pour Belfort.
Ruth ELKRIEF : Merci Jean-Pierre CHEVENEMENT de nous recevoir dans votre bureau du ministère de l’Intérieur en pleine tempête autour de la Corse. Deux rapports parlementaires, Assemblée et Sénat, mettent en évidence des dysfonctionnements dans les service de la police et de la justice notamment dans l’enquête sur l’assassinat du préfet ERIGNAC. Vous êtes responsable bien sûr de la police comme ministre de l’Intérieur. Est-ce que vous reconnaissez qu’il y a eu dysfonctionnements dans l’enquête sur l’assassinat du préfet ERIGNAC ?
Jean-Pierre CHEVENEMENT, ministre de l’Interieur : Vous savez, la Corse excite toutes sortes de passions malsaines et je constate qu’on veut occulter un succès remarquable, l’élucidation de l’assassinat du préfet ERIGNAC, en essayant de monter en épingle le fait que sur sept membres du commando, un seul assassin a échappé. Et il a échappé dans des conditions qui sont assez aisément compréhensibles, il a senti que le filet se resserrait autour de lui.
Ruth ELKRIEF : Pour vous, il n’y a eu aucun dysfonctionnement dans la conduite de cette enquête et notamment dans l’arrestation d’Yvan COLONNA ? On dit par exemple que Roger MARION, le directeur de la division antiterroriste, aurait peut-être tardé à l’arrêter parce qu’il ne souhaitait pas faire appel aux hommes du raid, un service concurrent, mais plutôt faire cette opération avec ses propres hommes.
Jean-Pierre CHEVENEMENT : Non, non, seul le chef de l’enquête, c’est-à-dire le patron de la division nationale antiterroriste, Roger MARION, décidait et avait à décider de ceux qui feraient l’arrestation. Il est normal qu’il prenne beaucoup de précautions. Donc ce n’est pas exact. Vous avez, quand on veut noyer son chien, on dit qu’il a la rage. Et bien évidemment cette tempête ridicule qui ne repose sur quasiment rien ne peut s’expliquer que par la tentative de déstabiliser soit un ministre, ce qui n’est pas grave, ou peut-être un service et par exemple le mécanisme centralisé d’enquête et de poursuites qui existe depuis 1986 et qui fait qu’il y a d’un côté la division nationale antiterroriste et de l’autre la 14e section du Parquet de Paris. C’est ce qu’on appelle les juges antiterroristes. Disons que cela ne plaît pas à tout le monde.
Ruth ELKRIEF : Aujourd’hui, vous vous sentez déstabilisé ?
Jean-Pierre CHEVENEMENT : Non, pas du tout, alors je peux vous dire que je me sens vraiment tout à fait à mon aise. Je regarde ces tentatives pour ce qu’elles sont.
Ruth ELKRIEF : Nous en niez pas certaines évidences en l’occurrence ?
Jean-Pierre CHEVENEMENT : Écoutez, il y a deux rapports dont l’un, celui de la commission présidée par monsieur FOURNIER, a été voté par cinq députés et dont la parution n’a pas été autorisée à ma connaissance, qui porte d’ailleurs sur des matières couvertes par le secret de l’instruction judiciaire ; et puis il y a un autre rapport du Sénat, d’un ton un peu différent, mais dont la publication est tout aussi étonnante - je pense m’en ouvrir d’ailleurs aux présidents de ces deux assemblées - je pense qu’on n’a pas intérêt à chercher à déstabiliser des services qui sont engagés dans une mission extrêmement difficile. Je crois que la tâche est suffisamment rude pour que des gens qui n’ont pas vraiment les éléments du dossier, essaient sous prétexte de la transparence, de dresser des services qui coopèrent parfaitement les uns contre les autres.
Ruth ELKRIEF : Les uns contre les autres, Monsieur le ministre ?
Jean-Pierre CHEVENEMENT : Oui, puisqu’on essaie d’opposer les R.G. et puis la police judiciaire, je veux vous dire que c’est parce qu’il y a un excellent travail de ces deux services, une excellente coopération que nous avons réussi à élucider plusieurs meurtres en Corse, que les chefs de l’ETA en France ont pu être arrêtés. Récemment encore, la tête de l’A.R.B. - je pense que ce sont des résultats - et moi je juge aux résultats. On me dit qu’untel a mauvais caractère ; mais moi, ce n’est pas mon problème. Mon problème, c’est qu’il obtienne des résultats.
Ruth ELKRIEF : Vous parlez de Roger MARION et effectivement sa personnalité et ses méthodes sont très contestées et pourtant vous l’avez nommé numéro deux de la P.J. alors même qu’on a dit que le cabinet de Lionel Jospin s’y était opposé.
Jean-Pierre CHEVENEMENT : Qui a dit cela ? Pensez-vous que si ça n’avait pas été par accord mutuel, ça aurait pu se faire ? Tout cela fait partie des ragots ordinaires au milieu desquels je dois me débattre mais rassurez-vous, je vois venir cela de très très loin et la politique qui est menée en Corse et qui a été rappelée par le Premier ministre, ne changera pas d’un iota parce qu’un certain nombre d’intérêts corporatistes ou politiciens essaient de déstabiliser je dirais cette politique.
Ruth ELKRIEF : Jean-Pierre CHEVENEMENT, vous dites « il n’y a pas eu de dysfonctionnements, tout s’est très bien passé entre les policiers, entre les services de police », alors que ces rapports parlementaires affirment quand même un certain nombre de difficultés, des polémiques à l’intérieur des services, de difficultés personnelles entre les individus, de difficultés de délivrance de certaines informations ; est-ce que vous, pendant le déroulement de ces enquêtes, vous avez été au courant de petites tensions ?
Jean-Pierre CHEVENEMENT : Je connais très bien le dossier corse, je m’y applique depuis deux ans et demi ; je pourrais donc répondre plus longuement bien évidemment à toutes les questions. Sachez qu’il est extrêmement facile de faire un déballage de toutes les tensions qui sont inévitables dans une institution humaine, ça c’est très facile. C’est à la portée de n’importe qui. Mener une politique, obtenir des résultats - je vais vous en donner - si la commission d’enquête de l’Assemblée nationale avait bien voulu se concentrer sur ces deux chiffres : taux de criminalité en Corse en 1993 : 87,9 % ; en 1998 : 55,46 %, c’est-à-dire moins que la moyenne nationale, une baisse de plus de trente points. Taux d’élucidation des affaires : 31 % en 1993, 41,7 % en 1998, c’est-à-dire presque dix points de plus que la moyenne nationale. Ces chiffres-là parlent et ils parlent plus que des propos rapportés souvent sans aucune espèce de précaution après qu’on ait pressé des fonctionnaires qui croyaient témoigner sous serment et être couverts par le secret de la commission pendant une trentaine d’années, je pense que là, si vous voulez, on peut se poser le problème de savoir si ces méthodes rendent vraiment service au Parlement.
Ruth ELKRIEF : Jean-Pierre CHEVENEMENT, comment est-ce que vous pouvez comprendre qu’un fonctionnaire de police de rang élevé dénonce ou dise que c’est un autre de ses collègues qui aurait informé par exemple le présumé coupable de l’assassinat de Claude ERIGNAC, Yvan COLONNA ? Il l’aurait dit devant l’Assemblée nationale… devant la commission d’enquête parlementaire.
Jean-Pierre CHEVENEMENT : Je vous renvoie à ce qui a été dit et si ce point mérite effectivement… je dirais « que la justice s’en saisisse » mais il faudrait savoir à l’égard de qui.
Ruth ELKRIEF : Roger MARION a accusé monsieur DRAGACCI du SRPJ d’Ajaccio d’avoir averti Yvan COLONNA.
Jean-Pierre CHEVENEMENT : Entre Roger MARION et Démétrius DRAGACCI, moi j’ai fait un choix le 28 avril 1998, c’est-à-dire un peu plus de deux mois après l’assassinat de Claude ERIGNAC. Tous les pouvoirs ont été donnés sur le plan de l’enquête par les juges à la DNAT, c’est-à-dire à Roger MARION, et j’ai changé le patron du SRPJ d’Ajaccio, j’ai nommé à la place de monsieur DRAGACCI, monsieur Frédéric VAUX (phon) qui fait un excellent travail.
Ruth ELKRIEF : Oui, mais vous ne pensiez peut-être pas pour autant que monsieur DRAGACCI avait averti le père d’Yvan COLONNA.
Jean-Pierre CHEVENEMENT : J’avais pour cela quelques éléments ; ça n’a rien à voir en effet, mais j’avais pour cela quelques éléments.
Ruth ELKRIEF : Est-ce que vous comptez remédier, prendre des mesures, ordonner une enquête à l’intérieur des services de police après ces révélations que vous contestez, mais ces révélations ont déclenché une enquête parlementaire…
Jean-Pierre CHEVENEMENT : Tout ce que je sais est à la disposition des juges et les juges le savent. C’est à eux d’agir, ce n’est pas au ministre de l’Intérieur ; nous vivons sous le régime de la séparation des pouvoirs.
Ruth ELKRIEF : Ça veut dire que vous n’ordonnerez pas d’enquête interne aux services de police ?
Jean-Pierre CHEVENEMENT : Je sais parfaitement ce dont il est fait état, pour moi il n’y a aucun mystère, je sais absolument tout sur cette affaire. Donc je vous dis, je regarde ça, comme dit le proverbe latin : suave mari magno, c’est-à-dire le sage regardant la tempête du haut de son rocher ; et croyez-moi, il n’y aurait pas de problème corse s’il n’y avait pas d’abord un problème de la France. Si la République n’était composée que de gens ayant l’esprit de responsabilité, nous aurions très facilement dominé le problème corse.
Ruth ELKRIEF : Jean-Pierre CHEVENEMENT, est-ce que vous ne parliez pas avec autant de hauteur et autant d’assurance de Bernard BONNET, le préfet de Corse, quelques semaines avant un certain nombre de révélations aussi sur l’affaire des paillotes ?
Jean-Pierre CHEVENEMENT : Écoutez, j’ai défendu le droit qu’avait Bernard BONNET de se défendre, c’est-à-dire ce qu’on appelle la présomption d’innocence. Et j’ai lu effectivement une lettre qu’il m’avait adressée mais c’était tout à fait important de donner ces éléments d’appréciation à l’Assemblée nationale ; j’ajoute que c’était d’autant plus opportun que cela montrait clairement que le Gouvernement n’avait rien à voir dans cette affaire. Mais d’une manière générale, je soutiens les hommes qui montrent une certaine capacité et j’efforce de promouvoir les gens qui ont du mérite.
Ruth ELKRIEF : C’est pour cela que vous protégez Roger MARION aujourd’hui.
Jean-Pierre CHEVENEMENT : Je ne le protège pas, je n’ai pas à le protéger ; je dis la réalité. Il a dit « bien sûr ». Alors que veut dire « bien sûr » ? Alors « bien sûr » peut s’interpréter de deux manières…
Ruth ELKRIEF : Ça, c’est devant la commission parlementaire du Sénat qui lui demandait si les R.G. avaient informé Yvan COLONNA…
Jean-Pierre CHEVENEMENT : Non, mais il y avait deux questions successives ; et l’autre était : qui était chargé de la surveillance. Il a dit « bien sûr ». Était-ce pour dire… bon, c’est des histoires, permettez-moi de vous le dire, de corne-cul !…
Ruth ELKRIEF : Il y a aujourd’hui des gens qui disent que vous seriez ébranlé comme ministre de l’Intérieur - il y a une partie de l’opposition qui demande votre démission et il y a des gens de gauche qui vous critiquent très fortement - vous vous sentez ébranlé ?
Jean-Pierre CHEVENEMENT : Écoutez, Jean-Pierre CHEVENEMENT par lui-même ne représente que le pôle républicain au sein de la majorité plurielle, il y a des gens que ça embête à droite et peut-être pas seulement à droite…
Ruth ELKRIEF : A gauche aussi apparemment.
Jean-Pierre CHEVENEMENT : Et puis il y a d’autres raisons qui peuvent intervenir mais disons que tout ça ne m’ébranle nullement. Je vous ai dit ce qu’était mon esprit. J’ai l’habitude.
Ruth ELKRIEF : Lionel Jospin vous soutien ?
Jean-Pierre CHEVENEMENT : Demandez-lui.
Ruth ELKRIEF : Merci beaucoup.
Ruth ELKRIEF : Voilà, c’était donc une interview réalisée vendredi après-midi dans le bureau du ministère de l’Intérieur. Nous poursuivons cette émission avec un autre sujet, le PS et les affaires. Au début de la semaine dernière, le patron indéboulonnable de la fédération PS des Bouches-du-Rhône a démissionné. Mis en examen dans l’affaire de la MNEF, François BERNARDINI a dû appliquer la règle désormais en vigueur dans son parti. C’est l’épilogue d’une saga aux nombreux épisodes : mis en examen dans plusieurs autres affaires, il avait refusé jusqu’à présent de s’effacer. Bernard NICOLAS et Jean-Etienne MAQUE ont enquêté sur ce personnage, symbole de tout un système local.
Bernard NICOLAS : Vous êtes dans quel état d’esprit ?
FRANÇOIS BERNARDINI : Souriant.
Bernard NICOLAS : Souriant en façade ou en réalité ?
FRANÇOIS BERNARDINI : Écoutez, si vous connaissiez mon caractère, vous ne poseriez pas la question.
Bernard NICOLAS : C’est une démission ou une mise en retrait, Monsieur BERNARDINI ?
François BERNARDINI : Écoutez, le vocabulaire a ses subtilités, vous le verrez à l’usage et dans le temps.
Bernard NICOLAS : François BERNARDINI n’est plus le patron du Parti socialiste des Bouches-du-Rhône ; pourtant il sourit face aux caméras.Il donne l’accolade aux amis comme pour prouver qu’il en a encore, il avance, se jouant des obstacles comme il l’a toujours fait depuis 22 ans. C’est à Istres, sur les rives de l’étang de Berre que le jeune François débute sa carrière politique en 1977, il a 24 ans. Son père, chauffeur de taxi marseillais, est un fidèle de Gaston DEFFERRE. François sera donc socialiste par imprégnation. Très vite, il devient l’adjoint et l’ami de Jacques SIFFRE, le maire d’Istres. François BERNARDINI, FB pour les initiés, est un fonceur, pressé de vivre, pressé de réussir. Insatiable, il est simultanément adjoint au maire d’Istres, conseiller général, conseiller régional, député européen et patron du Parti socialiste des Bouches-du-Rhône. Mais il est surtout directeur général du SAN, le Syndicat d’Agglomération Nouvelle, chargé du développement économique d’Istres, Fos-sur-Mer et Miramas. Il gère un pactole de 1,5 milliard de francs. Marchés publics, emplois, vie associative, rien n’échappe à l’inévitable FB. Les 40 000 Istréens, éblouis, voient leur cité grandir et s’équiper. Le centre nautique est le dernier symbole en date de la mégalomanie du tandem SIFFRE-BERNARDINI.
Charles ROBOTTI, journaliste « LA PROVENCE » : Il fait du bien autour de lui ; il équipe les villes d’Istres, de Fos, de Miramas avec des stades nautiques, des théâtres, un café-musique assez sympathique… il fait du bien ; et il distribue de l’argent. Les gens sont contents.
Bernard NICOLAS : Un seul homme semble ne pas être aveuglé par tant de richesse. Conseiller municipal sur la liste de gauche aux côtés de François BERNARDINI, Claude VIRION a déjà des doutes quand en 1995, la Chambre régionale des comptes se penche sur la gestion de la ville d’Istres.
Claude VIRION, conseiller municipal D’istres : Il y a une main mise sur cette ville ; tout passe et tout tourne autour de monsieur BERNARDINI, seigneur et maître de ces lieux.
Bernard NICOLAS : Parallèlement à l’enquête administrative, Claude VIRION épluche les comptes de la ville et notamment des nombreuses associations créées par François BERNARDINI. Il découvre un système où on favorise les amis, des transferts de fonds illégaux, des emplois fictifs, des dépenses injustifiées.
Claude VIRION : Les gens qui au départ ne voulaient pas croire que monsieur BERNARDINI avait été… ensuite, le discours a changé, c’était les médias qui faisaient… alors que monsieur BERNARDINI n’y était pour rien, le pauvre monsieur BERNARDINI… Maintenant, le discours change ; maintenant vous entendez : ah bien s’il a fauté, s’il a fait ça, et bien il doit payer.
Bernard NICOLAS : En utilisant à sa manière les deniers publics, François BERNARDINI s’est mis hors la loi. Il doit donc rendre des comptes tout comme son ami de vingt ans, Jacques SIFFRE.
Jacques SIFFRE, ancien maire d’Istres : Je vous assure qu’il ne s’est jamais empêtré dans les détails et c’est quelqu’un qui va à l’essentiel. Alors c’est vrai que lorsqu’on va vite, des fois, on ne respecte pas toutes les sensibilités des gens, mais des fois…
Bernard NICOLAS : Ni les règles administratives parfois.
Jacques SIFFRE : Les règles administratives, c’est vrai qu’on en a violé quelques-unes mais en toute bonne foi. Si on part dans ce système-là et si on accroche des casseroles aussi facilement, eh bien les quincailliers vont faire fortune et les oto-rhinos vont beaucoup travailler parce que tout le monde va devenir sourd ! Je pense… évidemment, tous les coupables disent ça, mais nous, on nous fait vraiment de mauvais procès et ce n’est vraiment pas pour la grandeur de la démocratie…
Bernard NICOLAS : Mis en examen pour abus de biens sociaux, abus de confiance et détournement de fonds publics, Jacques SIFFRE et François BERNARDINI doivent rembourser à eux deux près de neuf millions de francs. Ils ont été démis de leur fonction de maire et d’adjoint. Depuis deux ans, les Istréens apprennent le sens du mot « clientélisme » et sont incollables sur les détournements de fonds publics mais ils découvrent surtout le système BERNARDINI.
Charles ROBOTTI, journaliste « LA PROVENCE » : Lorsque je suis arrivé ici et que j’ai rencontré monsieur BERNARDINI, tout de suite s’est posée la question majeure, manichéenne, c’est-à-dire : Monsieur ROBOTTI, vous êtes pour ou contre moi ? Alors j’ai dit : moi je suis à LA PROVENCE, c’est un journal qui essaie d’être au-dessus de tout esprit partisan, donc je sui ailleurs, je ne suis ni pour ni contre vous, je suis ailleurs.
Bernard NICOLAS : A Istres, les résistants sortent du maquis et dénoncent. Certains sont d’anciens militants socialistes, des déçus du bernardinisme.
Estelle CALAMAND, ex-membre du PS : Moi la question que je pose sur cette ville, c’est comment des citoyens n’ont pas réagi, comment ils ont laissé toutes ces années évoluer un homme de cette façon sans dire à un moment donné : maintenant, il faut que tu arrêtes parce que maintenant il faut qu’on te contrôle, qu’on contrôle le budget, qu’on contrôle les actes.
Alain GIRAUD, ex-membre du PS : Quand on parle, on est contre ; automatiquement, si on ne prend pas parti pour monsieur BERNARDINI, François pour les intimes, on est contre. On est broyé.
Philippe COLONNA, employé municipal d’Istres : Ici, il faut faire attention à tout ce qu’on fait, il faut faire attention dans quelle association on est, il faut faire attention dans quelles manifestations on va et aussi faire attention à qui on parle.
Bernard NICOLAS : Les Istréens se remettent à peine des affaires locales qu’éclate celle de la MNEF. Le 29 octobre dernier, François BERNARDINI est mis en examen dans ce dossier pour recel de détournement de fonds publics. C’en est trop. Ses amis socialistes, les fabiusiens entre autres, lui demandent d’abandonner son dernier poste politique, celui de premier secrétaire de la fédération des Bouches-du-Rhône. Comme à son habitude, il tente de résister.
François BERNARDINI : Me sentant complètement innocent de ce dont on m’accuse, je ne vois pourquoi de moi-même je vais affirmer une culpabilité en démissionnant.
Bernard NICOLAS : Pourtant une semaine plus tard, François BERNARDINI annonce sa démission mais refuse cette fois de s’expliquer. Placé sous contrôle judiciaire, laissé en liberté moyennant le paiement d’une caution de deux millions de francs, il a tout perdu et sera seul désormais face à ses juges.
Ruth ELKRIEF : Voilà et je vous précise que François BARNARDINI a refusé de répondre aux questions de notre équipe et donc nous le regrettons.
pause publicitaire
Ruth ELKRIEF : Bonsoir Bertrand PICCARD, merci beaucoup d’être avec nous. Alors il y a exactement huit mois, le 21 mars 1999, vous atterrissiez avec votre ballon en Égypte à 300 kilomètres à peu près des pyramides. On va en parler, on va voir des images, on va parler de votre livre qui raconte un peu ce voyage. Mais huit mois après, qu’est-ce que vous diriez sur la reprise de la vie normale ? C’est facile de recommencer à vivre normalement après une telle expérience ?
Bertrand PICCARD : C’est quoi, la vie normale ?
Ruth ELKRIEF : Ce n’est pas dans un ballon en général, vous êtes d’accord.
Bertrand PICCARD : Non, effectivement… non, mais je dois dire que c’est toujours autour de la Terre ; dans ce sens-là, il n’y a pas eu vraiment de reprise de vie normale. C’est toujours… au début, on vivait ce rêve pour nous, Brian JONES, mon équipe et moi et maintenant j’ai l’impression que le but, c’est de le faire partager, c’est en tout cas ce que les gens nous demandent. Donc nous passons de conférence en conférence et de promotion de livre en promotion de livre. Ça nous permet de rencontrer beaucoup de monde, on se sent un peu moins isolé que dans le ballon, c’est intéressant.
Ruth ELKRIEF : Mais ça n’a pas été… Comment s’est passé la transition entre cette vie justement en dehors de la société, en dehors de la normalité et du quotidien et la reprise avec votre entourage, avec l’extérieur ?
Bertrand PICCARD : Un peu douloureusement dans le sens où j’ai l’impression de ne pas arriver à profiter assez des moments que je vis. Je rencontre des gens extraordinaires, je pourrais en apprendre beaucoup plus si j’avais plus de temps à consacrer à chaque moment. Et puis il faut chaque fois passer au moment suivant. Ça, c’est un petit peu difficile, je dois dire. Je n’arrive plus à contrôler tout mon agenda, ce qui n’est pas facile non plus parce qu’avant j’aimais bien pouvoir avoir une vue d’ensemble ; maintenant je dépens beaucoup plus des autres qu’avant.
Ruth ELKRIEF : Alors on va regarder tout de suite votre portrait qui est réalisé par Philippe LEVASSEUR et Emmanuel PEREZ avec l’aide de notre bureau à Washington. On va voir que cette aventure pour vous, c’est une affaire de famille quand même.
Bertrand PICCARD : Oui, tout à fait.
Ruth ELKRIEF : On regarde.
Philippe LEVASSEUR : Six heures, heure du Caire. Bertrand PICCARD adresse le message de fin d’expédition au centre de contrôle. Eagle has landed - l’aigle s’est posé ; hommage au pilote d’APOLLO 11. Trente ans plus tôt, Neil ARMSTRONG posant le pied sur la lune, avait expédié ce même message à la NASA.
Bertrand PICCARD : Ça a été le tour de nous-mêmes autant que le tour du monde. C’est vrai que pour Brian et moi, c’est la possibilité d’écrire une page d’histoire au lieu de toujours lire ce que les autres ont écrit avant nous.
Philippe LEVASSEUR : Une page de 49 000 kilomètres écrite en moins de vingt jours qui permet à Bertrand PICCARD de gagner enfin sa place dans l’album de famille aux côtés de son père et de son grand-père. La famille PICCARD entre dans l’histoire par les airs au début des années 30. Le grand-père de Bertrand, Auguste PICCARD, construit la première cabine pressurisée, défi aux lois de la physique, elle s’élève à 16 000 mètres d’altitude. Le savant gagne le respect de ses pairs : EINSTEN, Marie CURIE ; et quelques années plus tard, l’affection des lecteurs de BD. Le grand-père de Bertrand PICCARD sert de modèle à HERGÉ quand il esquisse les traits du professeur TOURNESOL. Auguste explore l’infiniment haut ; son fils Jacques s’attaquera à l’infiniment profond. A bord de son bathyscaphe, le père de Bertrand PICCARD s’enfonce en 1960 dans la fosse des Mariannes, entrailles du Pacifique. Il atteint 10 916 mètres, record inégalé. Pour ses recherches, Jacques PICCARD s’établit en Floride, à deux pas du centre spatial de la NASA avec son fils aîné, Bertrand.
jacques PICCARD : Nous avons rencontré des quantités d’astronautes, de physiciens, de futurs héros de l’espace : ARMSTRONG, ALDRIN, etc. Tous ces gens-là ont certainement contribué à donner à Bertrand le goût de quelque chose de non terrestre si vous voulez.
Philippe LEVASSEUR : Bertrand PICCARD n’échappera pas à son ascendance : il tente un premier tour du monde en ballon en 1997 puis un deuxième un an plus tard. Interdit de survol de la Chine, l’aérostier doit se poser en catastrophe en Birmanie.
Bertrand PICCARD : C’est une métaphore extraordinaire de la vie, une expédition en ballon : dans la vie aussi, on est confronté à beaucoup d’inconnu, beaucoup de doutes, beaucoup d’angoisses mais souvent on essaie de les refuser, une fois qu’on est parti, on est obligé d’accepter les doutes et l’inconnu et dans ce sens-là, ça devient une fabuleuse aventure humaine dans laquelle on est obligé d’aller au plus profond de soi-même si on veut réussir quelque chose.
Philippe LEVASSEUR : Docteur en psychiatrie, Bertrand PICCARD plonge aussi aisément dans la stratosphère que dans les profondeurs de l’esprit. Chez lui, sur les bords du lac Leman, Dieu côtoie Icare. Son tour du monde n’a fait que renforcer sa foi. Avec Brian JONES, il a créé la fondation « Wings of hope » - Les ailes de l’espoir - pour faire de son exploit un message humanitaire. A travers le monde, Bertrand PICCARD est devenu un héros philanthropique.
Michèle PICCARD, épouse de Bertrand PICCARD : On reçoit des tonnes de courrier. Des milliers de lettres. Là, c’est un enfant qui a fait un dessin. Tout ça, c’est des caisses de courrier. Beaucoup d’enfants qui ont écrit et aussi des adultes, des demandes de dédicace mais aussi on a des demandes de toutes choses ; et puis des demandes de conférences, des demandes d’apparitions publiques, enfin c’est une vraie petite entreprise maintenant.
Philippe LEVASSEUR : Une entreprise avec à sa tête un VRP de luxe. De Genève à Washington, Bertrand PICCARD multiplie les parrainages et s’improvise pédagogue. La première fois que Bertrand PICCARD a visité ce musée, il avait douze ans, et son père pour guide. Trente ans plus tard, sa nacelle trône sous le mythique Spirit of Saint-Louis, une façon de boucler la boucle.
Ruth ELKRIEF : Voilà Bertrand PICCARD. Alors à quoi ça sert si je peux me permettre, une telle expérience ? Est-ce que pour vous, ce n’était pas d’abord de rivaliser avec votre père et votre grand-père ?
Bertrand PICCARD : Je me suis beaucoup posé cette question en tant que psychiatre aussi. J’ai l’impression que pas du tout. Je n’ai pas du tout eu de pression du côté familial et c’est vrai que c’est peut-être plus facile dans ma situation d’avoir un sponsor pour faire ça mais ce n’est pas forcément plus facile vis-à-vis du public parce que chaque fois que je rate quelque chose, on dit « tiens, il est moins bon que son père et son grand-père »… et puis si je réussis, on dit « c’est normal ». Donc je crois qu’il n’y avait pas le besoin de prouver quoi que ce soit, mais par contre j’étais dans une situation où je pouvais réaliser un grand rêve, où il y avait assez de gens qui me faisaient confiance et qui me suivaient. Et écrire une page d’histoire, on ne peut pas le faire chaque jour, c’était l’occasion, mais c’était plus que ça finalement ; c’était l’occasion d’une grande aventure humaine qui pouvait aussi se transformer en une rencontre avec les pays, en une rencontre avec les hommes.
Ruth ELKRIEF : On va y revenir parce qu’effectivement, chaque fois que vous survolez, vous devez un peu connaître la culture de chaque pays, c’est très frappant. Mais je reviens à l’image des enfants ; vous les rencontrez, vous leur parlez ; qu’est-ce que vous voulez leur dire ? Qu’est-ce que vous voulez leur transmettre ?
Bertrand PICCARD : Justement, je crois que le sens de ce vol, il se trouvera peut-être plus dans le futur… que simplement dans les images de l’exploit. Et ce qui est important, c’est de faire réaliser aux gens le contraste incroyable que nous avons vu avec Brian et moi, entre la beauté du monde comme on peut le voir et l’horreur de ce qui s’y passe vraiment. Je crois qu’il y a un manque de respect pour la vie, il y a un manque de respect pour les individus, qui transforme ce qui pourrait être un paradis très souvent en un enfer absolu. Et je crois que là, le défi d’un prochain millénaire, il est de mettre un peu plus d’humanité dans l’humanité.
Ruth ELKRIEF : Et cette expérience vous y conduit. Vous avez dit dans votre livre : le fait d’être obligé d’accepter ma peur me permet de la traverser et de m’en libérer peu à peu.
Bertrand PICCARD : Oui, c’était une évidence. Dans la vie, on a toujours la possibilité de refuser des tas de choses, on se bat souvent contre du vent. Le ballon est une école de l’acceptation qui est extrêmement utile. On apprend à trouver la bonne altitude de croisière également pour sa vie.
Ruth ELKRIEF : Ce n’est pas de la passivité ?
Bertrand PICCARD : Vous savez, dans la vie, il y a des tas de choses qu’on reçoit du destin ou de l’existence de manière passive et qu’on est obligé d’accepter. Le grand problème de l’être humain, c’est que souvent il se bat contre son destin ; il se bat contre les événements et il ne réalise pas que sa seule liberté, c’est dans le mode de réaction qu’il a ; ce n’est pas dans la chose qui se présente à lui ; et dans le choix de la réaction, là, il y a la question : est-ce que je l’accepte, est-ce que je le refuse, est-ce que j’en fais quelque chose d’utile, est-ce que je me plains, est-ce que je déprime, est-ce que je m’angoisse ? Ou bien, est-ce que j’essaie d’utiliser ça comme un challenge pour me connaître mieux, pour être plus efficace…
Ruth ELKRIEF : Vous, vous avez déprimé, vous vous êtes angoissé pendant le voyage. Vous n’êtes pas resté de marbre, vous le racontez.
Bertrand PICCARD : On avait des émotions, absolument, mais on a vu à quel point c’est utile d’aller avec l’émotion plutôt que de s’y opposer et plutôt que de bloquer.
Ruth ELKRIEF : Alors on va regarder tout de suite sur un schéma réalisé à TF1, une animation, le parcours du ballon, votre parcours. Alors commentons-le.
Bertrand PICCARD : Alors d’abord une immense boucle sur le nord de l’Afrique pour se positionner correctement face à la Chine qui nous avait permis en fait 5 % de son territoire et dans l’extrême sud, voilà, c’est ce que le ballon traverse à ce moment-là, avant de faire les 12 000 kilomètres du Pacifique. Ça, c’est immense ; rien que sur l’écran, on voit que c’est entièrement bleu. Sur notre carte aussi, il n’y avait absolument rien du tout auquel se raccrocher ; et puis l’entrée dans le Gulf Stream qui nous a amenés à 180 à l’heure sur le Mexique ; le passage à vide qui a été presque esquissé par le ballon sur le Golfe du Mexique avant la traversée de l’Atlantique ; et une deuxième traversée de l’Afrique du Nord avec les dernières gouttes de carburant qui nous restaient. Ça paraît simple quand on voit ça comme ça.
Ruth ELKRIEF : Alors vous dites dans le livre : c’est frappant, le Sahara, au début, c’est une grande émotion ; et une émotion parfaite.
Bertrand PICCARD : Oui, tout se passait bien au niveau du vol et nous avions beaucoup de temps pour pouvoir nous imprégner de ces images extraordinaires du désert. On nous avait dit à l’avance « le désert, c’est vide, il n’y a rien, ça va être ennuyeux » et en fait c’est rien seulement pour les gens qui sont assez arrogants pour croire qu’il n’y a rien parce qu’il n’y a pas d’êtres humains. En réalité, au contraire, par contraste, tout ce qui est miraculeux dans la vie ; c’est magique, la vie sur cette terre.
Ruth ELKRIEF : La Chine, ça c’est intéressant, je le disais tout à l’heure, vous êtes obligé de connaître un peu les cultures de chaque pays que vous avez survolés parce qu’il faut négocier avec eux l’autorisation de survol. Et alors la Chine, il faut s’y prendre à plusieurs reprises, ils refusent, vous êtes stoïque, vous recommencez ; qu’est-ce que vous avez appris de cela ?
Bertrand PICCARD : J’ai appris que quand on veut négocier avec quelqu’un, il faut d’abord lui demander son point de vue avant d’exposer le sien et ne pas vouloir se battre pour avoir raison et permettre à l’autre d’expliquer ses problèmes et d’essayer vraiment de le comprendre, ça permet un contact tout à fait différent. Et les chinois nous ont beaucoup respectés et nous sommes finalement les seuls à avoir eu l’autorisation de traverser leur pays.
Ruth ELKRIEF : Oui, parce qu’il faut préciser que ce n’était pas un départ en dehors de toutes circonstances parce que vous dites : le voyage en ballon, c’est l’apaisement, c’est la paix, c’est l’harmonie avec la nature, mais il y quand même la compétition ; et ça, c’est présent aussi dans votre livre. Vous observez vos concurrents, c’est-à-dire Richard BRANSON, Steve FAWCET (phon) et puis les autres aussi…
Bertrand PICCARD : C’est devenu une compétition parce que nous étions plusieurs à avoir le même rêve ; mais même si ce n’était pas une compétition ou même si nous étions seuls, nous l’aurions fait ; et même s’il n’y avait eu d’autres personnes, je crois que BRANSON et FAWCET l’auraient fait aussi. C’est quelque chose d’absolument extraordinaire pour un aéronaute de faire le tour complet de la terre, c’est le vol ultime. Alors c’est vrai que la compétition a mis une pression supplémentaire parce qu’on vit dans un monde dans lequel on ne respecte que les premiers. Et je suis persuadé que si nous avions réussi notre vol mais que le ballon d’Andy ELSON(phon) n’avait pas amerri trois jours avant notre passage dans le Pacifique, c’est lui qui serait ici et pas moi, pourtant j’aurais fait le même vol.
Ruth ELKRIEF : Alors lui justement, quand il amerrit, donc il échoue en quelque sorte, même s’il a fait la plus grande partie du trajet, vous dite en quelque sorte : c’est une bonne mauvaise nouvelle, une mauvaise bonne nouvelle ?
Bertrand PICCARD : Je doit dire que très honnêtement, il y a une telle implication dans ce projet quand on est sur place, dans une capsule, qu’on est en pleine action, que les réactions habituelles de la vie ne nous effleurent pas et j’étais sincèrement triste pour lui et quand cette nouvelle est arrivée, je me suis dit « mais c’est une catastrophe ». Et puis ensuite, peu à peu, il y a l’autre émotion qui arrive, c’est le soulagement parce qu’on réalise qu’on est les seuls en course maintenant et que si on réussit, on sera les premiers. Donc c’est vrai qu’il y a ce côté-là qui arrive aussi mais je dirais presque secondairement. C’est hors de question de hurler de joie parce qu’un de ses concurrents a un ennui.
Ruth ELKRIEF : Alors pendant le voyage, on va commencer à regarder quelques images, vous avez globalement été en bonne santé, globalement vous avez bien supporté mais il y a eu un moment assez dur, juste avant la traversée de l’Atlantique justement à côté du Mexique, en Amérique centrale.
Bertrand PICCARD : C’est le moment où nous avons failli rater le vol carrément. Mais les autres moments étaient difficiles aussi. C’était tellement magnifique et tellement magique de voir ce que nous avions devant nous que nous ne parlions pas tellement des difficultés. Dans tous les fax que nous avons envoyés, c’était plutôt la beauté de ce qu’on voyait. Mais c’était quand même en permanence cette espèce de peur de rater t cette impression qu’il fallait attendre extrêmement patiemment que le vent nous permettre de réussir et 20 000 ou 30 000 kilomètres devant soi, c’est très long à attendre.
Ruth ELKRIEF : Alors on va regarder donc ces images qui sont tout à fait inédites en France ; c’est un documentaire que vous avez tourné dans la capsule. Un 52 minutes. C’est le départ, vous allez peut-être le commenter avec moi.
Bertrand PICCARD : Peut-être un des moments les pires du vol parce qu’on se prépare aux adieux pendant très longtemps et au moment où ça arrive, on est très bouleversé, on a surtout envie de partir le plus vite possible. Le départ était assez stressant dans le sens où les conditions météorologiques se sont gâtées, nous avions beaucoup de turbulences au sol. Et puis les premières heures de vol qui sont filmées là depuis l’intérieur et l’extérieur de la cabine, c’était le moment de tester tout notre matériel… C’est le petit ballon qui rappelle la Coupe du monde de football en France que Brian m’avait offert pour mon anniversaire parce que c’était le jour de mon anniversaire. Et je lui ai dit : we are the champions, c’est beaucoup trop tôt, attendons la fin du vol pour ça !
Ruth ELKRIEF : Alors ça, c’est les blocs de glace…
Bertrand PICCARD : Dégivrage du ballon sur le Sahara. Nous avions des stalactites de trois à quatre mètres qui dégoulinaient de l’enveloppe et de la capsule. Nous avons dû les casser à la hache…
Ruth ELKRIEF : Et là vous sortiez en fait à ce moment-là…
Bertrand PICCARD : Nous sommes sortis trois fois en tout.
Ruth ELKRIEF : Et sans harnais, une fois.
Bertrand PICCARD : Régulièrement sans harnais sauf au moment de l’atterrissage.
Ruth ELKRIEF : Alors ça, c’est le petit-déjeuner.
Bertrand PICCARD : Alors la vie à bord qu’on avait essayé de rendre la plus agréable possible pour pouvoir supporter toute l’angoisse de ce qui se passait autour de l’expédition. Là, nous étions au-dessus de la Chine, juste à la limite des nuages et puis beaucoup beaucoup de navigation. Il ne faut pas du tout croire qu’on ne fait que décoller et laisser aller le ballon au fur et à mesure du vol ; il faut le garder à des altitudes parfois à 40 mètres près, juste l’épaisseur de la couche météorologique dans laquelle la vitesse et la direction sont positives.
Ruth ELKRIEF : C’est-à-dire qu’en fait vous avancez en montant ou en descendant selon les vents.
Bertrand PICCARD : C’est-à-dire que pour trouver la bonne couche, il faut monter et descendre parce que chaque couche a en principe une direction et une vitesse différentes.
Ruth ELKRIEF : Alors là vous larguez quelques…
Bertrand PICCARD : Alors là, nous sommes au-dessus du Pacifique et notre centre de contrôle nous indique que les G-Stream (phon) se trouvaient au-dessus et qu’il fallait nous alléger le plus possible pour pouvoir les atteindre. Donc nous avons lâché nos réservoirs vides de propane et la plus grande partie de nos réserves de nourriture.
Ruth ELKRIEF : Et là vous êtes au-dessus du Pacifique et ça ne va pas très bien.
Bertrand PICCARD : Là, d’après ce que je me rappelle, ça doit être au-dessus du Golfe du Mexique, nous avons développé notre œdème du poumon tous les deux Brian et moi, nous nous sommes mis sous masque à oxygène ; il n’y avait pas beaucoup de plaisir à regarder la vue. Bon, là, de nouveau un peu plus, la trajectoire était redevenue bonne. Là, il y a un petit flash-back, je ne sais pas pourquoi, sur le Sahara ; et là, c’est de nouveau l’arrivée sur l’Égypte. Un atterrissage en deux phases. D’abord nous étions un peu distraits, un peu émus il faut dire, nous avons tapé un petit peu fort ; le ballon a rebondi, nous avons stabilisé et ensuite…
Ruth ELKRIEF : On va voir ça ce choc de l’atterrissage, du retour.
Bertrand PICCARD : Voilà, dernière image. Et là, le moment où nous pouvons enfin laisser sortir notre émotion parce que nous l’avions contenue pendant tout ce vol en nous disant : mais nous pouvons rater à chaque moment, il n’y aura pas de répit avant le moment où le ballon aura vraiment touché le sol et au moment où le petit ballon pourra dire : we are the champions, pour de vrai.
Ruth ELKRIEF : Et donc vous arrivez là en Égypte et tout le monde vous rejoint et à ce moment-là, cela se passe un peu mieux. Qu’est-ce que votre père vous a dit, on a vu au début des images, il vous salue, il vous embrasse et qu’est-ce qu’il vous dit dans ces cas-là ?
Bertrand PICCARD : Il me dit d’être prudent. Je crois qu’on peut l’être. Je crois qu’il ne faut pas partir dans une expédition comme ça en se disant qu’on va braver tous les dangers pour arriver. Le but principal, c’était de revenir vivant et en bonne santé. Maintenant, au-delà de ça, je crois qu’il y a des risques qu’on peut accepter et des risques qu’on ne peut pas.
Ruth ELKRIEF : Alors ce qui est frappant aussi, c’est que vous racontez un petit peu comment spirituellement vous vous êtes préparé et comment vous vivez ce voyage et vous parlez par exemple de l’auto-hypnose quand vous êtes très fatigué et que vous n’arrivez pas à vous endormir parce que c’est une couchette très étroite, vous pratiquez l’auto-hypnose. Vous pouvez nous raconter ce que c’est exactement ?
Bertrand PICCARD : C’est une manière de déconnecter le côté conscient du cerveau pour se libérer de la concentration du pilotage, du stress, du calcul de consommation ; à certains moments, je comptais tous les coups de brûleur pour savoir si on aurait le temps de finir la nuit avec la bouteille existante et quand on essaie de s’endormir dans ces conditions, c’est épuisant. L’auto-hypnose, ça permet de passer dans un stade de conscience différent, avec plus de relaxation, plus de confiance et peut-être en visualisant aussi des images où le ballon va régulièrement, devant un magnifique arc-en-ciel et en laissant Brian aux commandes.
Ruth ELKRIEF : Et puis alors, vous êtes attentif aussi - et juste avant de traverser l’Atlantique, vous pensez que vous n’avez plus assez de carburant - mais il y a un signe… vous voyez un chiffre : 555 ; et vous vous dites « c’est mon chiffre, c’est mon chiffre fétiche, donc il faut y aller ».
Bertrand PICCARD : Ce n’était pas que pour ça qu’on y a été, mais c’est ça qui m’a confirmé que la décision de passer, était probablement la bonne.
Ruth ELKRIEF : Et ça veut dire que vous êtes superstitieux ?
Bertrand PICCARD : Je crois qu’il y a deux superstitions ; il y celle qui consiste à croire que les signes en eux-mêmes sont la cause de quelque chose et il y a peut-être un autre type de superstition qui consiste à penser que l’être humain n’est pas tout puissant, qu’il y a quelque chose au-dessus de lui qui est plus fort et que de temps en temps, il y a certains petits signes qu’on peut percevoir de ce monde-là, qui nous transcendent.
Ruth ELKRIEF : Vous parlez de la main invisible qui vous a guidés pendant tout ce voyage. C’est qui, c’est quoi ?
Bertrand PICCARD : Brian et moi, nous nous sommes demandé comment décrire cette impression qu’à plusieurs moments, presque miraculeusement, nous pouvions traverser des obstacles qui paraissaient infranchissables. Et nous nous sommes dit que nous allions appeler cette impression-là « la main invisible qui nous guidait » de manière à ne pas créer de polémique, de manière à ce que tout le monde puisse s’y reconnaître ; et ne pas partir dans une religiosité malsaine ou naïve. Et je dois dire qu’avec notre main invisible, on a fait beaucoup plus de polémique encore que tout ce qu’on aurait pu imaginer parce qu’évidemment tout le monde croit… Les pragmatiques se sont dit : c’est les météorologues ; les religieux se sont dit : mais ce n’est pas les météorologues, c’est Dieu ; les autres se sont dit : mais non, c’est nous qui avons prié pour les aider. Et finalement, c’est clair que c’est un peu tout ça à la fois mais sans pouvoir le nommer. Il y avait vraiment la sensation que nous avions fait tout ce que nous pouvions pour réussir, que toute notre équipe extraordinaire avait fait tout ce qu’elle pouvait, avait donné tout ce qu’elle pouvait et que ce n’était pas suffisant parce qu’il y avait des obstacles qui ne dépendaient pas de nous ; et pourtant, ces obstacles, on a réussi à les passer.
Ruth ELKRIEF : Mais ça veut dire que lorsque vous êtes revenu sur terre, j’ai envie de dire : vous êtes revenu plus mystique qu’avant ? Plus spiritualiste qu’avant ?
Bertrand PICCARD : Vous savez, on parle toujours du côté masculin dans ma famille mais j’ai quand même une mère qui était fille de pasteur ; donc j’ai peut-être toujours eu cette attirance-là pour le côté philosophique ou religieux. Mais je ne sais pas s’il faut en déduire qu’on est revenu mystiques ; en tout cas, je crois qu’on est pas revenus illuminés ; on est revenus très pragmatiques, tous les deux, Brian et moi mais en nous disant qu’on avait effectivement eu tellement de chance qu’il fallait peut-être payer un petit peu de cette chance au monde en revenant et en faisant aussi quelque chose d’utile et pas que glorifier notre ego.
Ruth ELKRIEF : Certains d’ailleurs parlent de votre pragmatisme avec un petit peu d’ironie parce qu’ils parlent parfois du « PICCARD business » puisque vous passez d’un endroit à l’autre, d’une conférence à l’autre et que vous vous faites aussi payer pour les conférences, pour votre fondation ; est-ce que ça vous touche, ces critiques ?
Bertrand PICCARD : Heureusement que je suis critiqué, parce que sinon ça voudrait dire que je ne fais rien du tout. Il n’y a que les gens qui ne font rien, qui ne sont jamais critiqués. A par ça, il faut aussi écouter certaines critiques pour voir aussi si on va trop loin d’un côté ou de l’autre. Pour l’instant, je pense que je ne vais pas trop loin. Je pense que si on veut faire de l’humanitaire d’un côté, il faut pouvoir gagner de l’argent de l’autre, de manière à pouvoir être clairement désintéressé dans tout ce qu’on fait sur le plan humanitaire. Et si la séparation est très claire, je pense que ça ne pose pas de problème.
Ruth ELKRIEF : Concrètement, donnez-moi un exemple d’une action que vous allez ou que vous avez menée grâce à cet argent ?
Bertrand PICCARD : Nous allons, le 21 mars prochain, qui sera le premier anniversaire de l’atterrissage de notre ballon - ça fait maintenant exactement huit mois - dont le 21 mars prochain, nous donnerons un prix a une association qui aura manifesté une efficacité dans la lutte contre des souffrances oubliées ou des causes qui sont négligées par le public et les médias. Alors nous avons reçu toute une série de dossiers - je crois que nous en avons plus de cent jusqu’à maintenant - et notre fondation donnera l’équivalent de 50 à 100 000 francs suisse pour soutenir financièrement cette association-là ou ce groupe mais aussi pour organiser autour une médiatisation qui permettra de faire connaître des maladies ou des causes qui sont totalement oubliées et négligées.
Ruth ELKRIEF : Un dernier mot. Vous avez trois filles et une femme bien sûr, qui vous ont accompagné tout au long de ce voyage. Vous leur dites quoi ? Il faut qu’elles aussi, se mettent en tête de relever des défis ? Elles se préparent à relever des défis à leur tour ?
Bertrand PICCARD : Ma fille aînée m’a dit qu’elle n’irait plus jamais là où il y avait des journalistes parce qu’on lui demandait toujours pour des interviews si elle allait faire des exploits comme son père, son grand-père et son arrière-grand-père.
Ruth ELKRIEF : Question banale alors.
Bertrand PICCARD : Elle m’a dit : mais tu sais, papa, c’est des questions stupides parce que j’ai neuf ans et je n’en sais rien, moi, de ce que je ferai plus tard. Je crois que leur grand challenge, ce sera de trouver leur propre voie.
Ruth ELKRIEF : Merci beaucoup, Bertrand PICCARD, d’être venu sur ce plateau. Tout de suite, c’est le journal de Claire CHAZAL. La semaine prochaine, nous recevrons François BAYROU, le président de l’UDF ; et l’acteur Fabrice LUCCHINI.