Interview de M. Jacques Toubon, ministre de la justice, dans "Le Figaro" du 11 avril 1997, sur le projet de loi réformant les ventes aux enchères publiques et le statut des commissaires-priseurs.

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Le Figaro : Pourquoi le métier de commissaire-priseur doit-il se transformer ?

Jacques Toubon : En réalité, il ne faut pas dire qu’on transforme le métier de commissaire-priseur. Celui-ci va continuer, pour l’essentiel, à exercer son métier. Ses compétences, son savoir-faire, sont préservés. J’ajoute que seules les ventes volontaires sont concernées par la réforme, le monopole étant maintenu pour les ventes judiciaires. Ce qu’il faut, c’est donner aux professionnels français les moyens juridiques et financiers d’exercer dans des conditions similaires à celles de leurs homologues étrangers, afin d’affronter efficacement la concurrence.

Les commissaires-priseurs doivent devenir également de véritables chefs d’entreprise, capables d’être concurrentiels sur le marché de l’art.

La réforme doit aussi permettre de mettre en conformité notre législation nationale avec le droit communautaire, eu égard à la mise en demeure adressée à la France, en mars 1995, sur plainte de la société Sotheby’s. Dorénavant, les commissaires-priseurs n’exerceront plus en situation de monopole, mais au sein de sociétés de ventes, qui leur permettront de se regrouper. D’ici quatre à cinq ans, l’émergence d’un petit nombre de ces sociétés devrait doter la France d’une véritable « force de frappe » sur le marché national et international de l’art. C’est bien là l’objectif.

Le but, encore une fois, c’est de réactiver en France, et à Paris, le marché, en permettant aux commissaires-priseurs de réunir des capitaux extérieurs dans le cadre de sociétés de ventes, comme à l’étranger. Je souhaite, et je crois, que les choses vont aller vite. Je me suis d’ailleurs battu pour cette raison afin que le système d’indemnisation soit équitable, et donc incitatif.

Le Figaro : Pourquoi est-ce à l’État, et donc aux contribuables, d’indemniser les commissaires-priseurs qui abandonneront leurs charges ?

Jacques Toubon : Le projet de loi supprime le monopole des commissaires-priseurs pour les ventes volontaires. Il est donc naturel de compenser la perte qui en résulte. Je rappelle, à cet égard, que le commissaire-priseur doit acquitter, lors de son entrée dans la profession, un droit de « présentation » considéré par la Cour de cassation comme par le Conseil d’État comme un droit personnel, mobilier et patrimonial. Par le passé, déjà, le législateur a indemnisé de la perte d’autres monopoles. Je pense notamment aux greffiers des juridictions civiles ou pénales, ou aux avoués des tribunaux de grande instance. Mais cette indemnisation ne reposera pas sur les seuls contribuables. La moitié de la charge sera assurée par la collecte d’une taxe de 1,5 %, prélevée sur le produit des ventes. La durée de perception de cette taxe est fixée à dix ans.

Le Figaro : Quel sera le coût pour le budget de ces indemnisations ?

Jacques Toubon : Le total de l’indemnisation a été évalué à 2 milliards de francs environ, une moitié de cette somme étant financée par le produit de la taxe que je viens d’évoquer. Le budget de l’État supportera la charge de l’autre moitié.

À compter du 1er janvier 1998, les commissaires-priseurs auront un délai d’option de cinq ans pour maintenir ou cesser leur activité de ventes judiciaires, l’activité de ventes volontaires devant être exercée exclusivement par des sociétés de ventes. Dans l’année de la levée de l’option, les intéressés pourront recevoir 50 % du montant de l’indemnisation. Et le reliquat fera l’objet d’un étalement sur neuf ans.

Le Figaro : Quel est l’esprit de cette nouvelle loi ?

Jacques Toubon : Elle est le fruit d’une réflexion d’ensemble sur les ventes aux enchères publiques en France menée à la Chancellerie en concertation étroite avec les professionnels et le ministère de la Culture. Le projet a été préparé par une commission présidée par Jean Léonnet, conseiller à la Cour de cassation. C’est un texte équilibré. La loi poursuit plusieurs finalités : doter la profession des outils qui lui permettront d’affronter au mieux la concurrence, et donner aux ressortissants communautaires la possibilité d’effectuer des ventes en France.

Mais libéraliser le secteur des ventes volontaires ne signifie pas pour autant renoncer aux garanties qui ont fait la réputation de notre système de ventes aux enchères. Un Conseil des ventes sera l’organe essentiel de cette régulation. Dans le nouveau système issu de la réforme, c’est ce Conseil des ventes volontaires qui sera chargé de délivrer l’agrément aux sociétés de ventes aux enchères publiques, de s’assurer qu’un commissaire-priseur ou une personne titulaire de l’examen tient le marteau, c’est essentiel, et que les sociétés de ventes respectent l’interdiction de l’achat pour revendre.

Le Figaro : Concrètement, qu’attendez-vous de cette réforme ?

Jacques Toubon : Beaucoup d’effets positifs pour le marché de l’art dans son ensemble ! Au fil des ans, la France a perdu la position dominante qui était la sienne dans les années 50 et 60, avant le développement des maisons anglo-saxonnes et l’explosion du marché américain. Les statistiques montrent que la France, qui réalisait un peu moins de 9 % des ventes mondiales en 1994-1995, n’en fait plus qu’à peine 7 %, alors que ces mêmes ventes sont constituées pour 29 % d’œuvres d’artistes français ! On sait qu’en 1995, le chiffre d’affaires de Drouot a baissé de 7 % par rapport à 1994, alors que les résultats de Sotheby’s et de Christie’s augmentaient respectivement de 25 % et de 17 % ! Les États-Unis et la Grande-Bretagne détiennent à eux seuls 73,24 % du marché mondial, contre 6,95 % pour la France, qui est cependant en troisième position ! Cette situation est très préoccupante, préjudiciable au rayonnement culturel de notre pays, mais aussi au développement du marché de l’art.

Mon vœu le plus cher est de voir la France jouer à nouveau le rôle de capitale des arts. Je ne suis pas fataliste, et je crois sincèrement que cette réforme est une chance pour la profession, à condition que les commissaires-priseurs mettent à profit les possibilités qui leur sont offertes en faisant preuve d’initiatives et de créativité. Il faut porter les couleurs de la France à l’extérieur de l’Hexagone, et donc assouplir notre système, à l’évidence trop rigide.

Le Figaro : Cette mutation s’inscrit-elle dans la perspective d’un grand marché européen ?

Jacques Toubon : Bien évidemment ! Le marché est devenu mondial. La situation actuelle se caractérise à la fois par l’émergence de nouveaux lieux de ventes, et par le déplacement du marché en fonction de la croissance ou de la crise des économies, de la redistribution des richesses, mais surtout en fonction des différents régimes de taxes. Il est évident que, dans ce domaine, on ne peut plus raisonner à l’échelon strictement national, ou même seulement européen.

Le Figaro : Dans ces nouvelles perspectives, quelle sera la place de Paris ?

Jacques Toubon : Je suis confiant dans l’avenir et dans la capacité de Paris de tout mettre en œuvre pour occuper à nouveau le devant de la scène internationale. Les atouts culturels qui ont contribué à faire de Paris la capitale incontestée du marché de l’art au début du siècle et jusqu’à la fin des années 50 n’ont pas disparu. L’insistance avec laquelle les Anglo-saxons essaient de venir organiser des ventes chez nous montre bien l’attrait qu’exerce la capitale sur les professionnels ! L’art, c’est aussi une part d’irrationnel, non monnayable, non quantifiable, qui tient au prestige d’un pays. Préservons celui de la France. Créer, exposer, acheter ou vendre à Paris, cela n’est pas indifférent.