Article de M. François Fillon, ministre délégué à la poste aux télécommunications et à l'espace, dans "La Tribune" du 21 avril 1997, notamment sur la nécessité d'une "véritable déontologie de l'Internet" et sur le projet de charte pour la mise en place de mécanismes d'autorégulation, intitulé "Pour une vraie déontologie d'Internet".

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  • François Fillon - Ministre délégué à la poste aux télécommunications et à l'espace

Média : La Tribune

Texte intégral

Signe des temps : les débats dont Internet fait l’objet depuis quelques mois, longtemps cantonnés aux colonnes de la presse spécialisée et aux colloques d’experts, trouvent un écho de plus en plus large dans le grand public. C’est notamment le cas du débat qui s’est engagé, au lendemain de plusieurs affaires judiciaires mettant en cause le « réseau des réseaux », sur la régulation d’Internet.

C’est qu’Internet, à juste titre estampillé « phénomène de société », ne relève plus seulement d’un débat de techniciens, mais d’un débat de citoyens. Parce qu’Internet définit un nouvel espace public, à l’image de la cité. Mais aussi parce que l’émergence d’un réseau mondial de communication aura un tel impact sur nos pratiques sociales et culturelles qu’elle appelle, dans toutes les grandes démocraties, une large réflexion sur les moyens à mettre en œuvre pour « accompagner » cette révolution.

Un consensus se dessine autour de la conviction que nous ne pouvons nous contenter de considérer cette révolution sous un angle exclusivement technique, dès lors que ce sont aussi nos façons de communiquer, d’apprendre, de travailler, de consommer qui sont en train d’évoluer.

L’émergence de la société de l’information nous lance un défi éthique, au moins autant que technologique : saurons-nous mettre ces technologies au service d’une meilleure éducation, d’une plus grande liberté de l’individu ? C’est sans doute la vocation première d’un outil aussi formidable qu’Internet. Mais l’actualité nous a montré que nous devions rester vigilants quant à l’usage moins noble ou moins légal qui peut être fait de cet outil.

Certes, ce risque ne justifie ni l’attentisme ni la tiédeur, au regard de la richesse des services qu’Internet peut mettre à la disposition de nos concitoyens. C’est pourquoi le gouvernement a choisi de mettre en œuvre des mesures fortes pour élargir l’accès à Internet dans notre pays, favoriser l’innovation dans le domaine des technologies de l’information et soutenir la création de contenus « en ligne » francophones de qualité.

Régulation. Mais, alors que le gouvernement vient de s’engager à introduire les outils multimédias et Internet dans toutes nos écoles et à en faire des supports pédagogiques à part entière avant l’an 2000, le débat sur la régulation d’Internet retrouve naturellement une forte actualité. Mon souci est en particulier d’éviter que la perception d’Internet par le grand public, les parents et les enseignants, ne soit faussé par l’absence affichée de toute déontologie, de tout contrôle des contenus.

Aux États-Unis, où cette question a été portée jusque devant la Cour suprême, comme dans nombre de pays européens, on constate que le débat se pose aujourd’hui dans les mêmes termes : doit-on réguler Internet ? Au nom de quels principes et comment ?

Certes, Internet a longtemps pu croître et prospérer sans nouer de dialogue avec le droit et l’éthique, s’en remettant à des mécanismes d’autorégulation sui generis pour régir le fonctionnement de la communauté virtuelle à laquelle il donnait naissance : c’est, historiquement, le propre de l’innovation technologique que de s’imposer le plus souvent comme un fait, de produire des effets dans nos sociétés bien avant que le droit ne s’en saisisse.

Avant d’être au cœur d’une polémique juridique, Internet aura relié plus de 50 millions de personnes dans le monde, sera devenu la principale plate-forme de commerce électronique et se sera imposé comme la préfiguration la plus probable des futures autoroutes de l’information.

Est-ce à dire que le législateur, le juriste et le politique soient définitivement impuissants face à une révolution technologique au moins aussi importante que l’invention de l’imprimerie ? Devons-nous partager la conviction que ce que Michel Serres désigne comme le « hors-là » – l’univers virtuel et « a-to-pique », car sans ancrage dans la géographie réelle, que tissent les réseaux – est irrémédiablement voué à être aussi « hors la loi » ? On se souvient que l’élaboration du droit de la mer et du droit de l’espace a, par le passé, rencontré le même scepticisme… Ma conviction est plutôt que la réflexion engagée sur ces problèmes débouchera à l’avenir sur l’élaboration d’un droit adapté aux particularités du « cyber-espace ».

Rappelons d’ailleurs que l’existence d’un vide juridique, s’agissant d’Internet, relève plus du mythe que de la réalité. L’étude menée à ma demande sur ces questions par un membre du Conseil d’État, Isabelle Falque-Pierrotin, l’an passé, avait abouti à cette conclusion, même si des aménagements législatifs restaient à envisager pour tirer toutes les leçons de cette révolution.

Dans l’immédiat, il reste urgent de réfléchir à la mise en place d’un mode de régulation approprié. Il est en effet évident que l’absence quasi totale de règles qui a longtemps prévalu sur le réseau peut devenir la source d’abus et risque de constituer un frein psychologique important.

Ce dont il s’agit, ce n’est ni de « mettre au pas » Internet, ni de brider la liberté d’expression qui y règne depuis sa création et contribue à sa richesse, mais de s’assurer que ce nouveau média restera fidèle à sa vocation première. C’est dans cet esprit que j’ai souhaité qu’une réflexion soit lancée en vue d’élaborer une véritable déontologie de l’Internet.

Il ne s’agit pas de transposer tels quels les outils qui ont permis une régulation efficace de la télématique. Ce serait irréaliste et inefficace, du fait de la multiplicité des sources d’accès à Internet – là où, sur le Minitel, on ne trouve qu’un seul système kiosque – et de la difficulté à identifier la localisation des sites serveurs. Inversement, ce n’est pas parce qu’Internet soulève des difficultés nouvelles qu’il faut renoncer au système de régulation des services télématiques, qui fonctionne et continuera de bien fonctionner.

Coopération internationale. S’agissant d’Internet, réseau par nature transnational, il est indispensable que son futur cadre déontologique s’établisse sur la base d’une véritable coopération internationale. Dans le prolongement de l’initiative que j’avais lancée en vue d’une coopération internationale, lors du Conseil des ministres européens de Bologne le 24 avril 1996, j’ai donc proposé que la France présente à ses partenaires de l’OCDE un projet de charte de coopération internationale. J’ai demandé à Isabelle Falque-Pierrotin de contribuer aux travaux de l’OCDE et d’animer cette réflexion.

Cette démarche n’excluait pas la poursuite d’une réflexion au niveau national, mon souhait étant que la France montre l’exemple. C’est pourquoi j’ai demandé il y a quelques mois à M. Beaussant, président du Groupement des éditeurs de services télématiques (Geste), de rassembler l’ensemble des professionnels (éditeurs, fournisseurs d’accès, opérateurs…) et des représentants des utilisateurs d’Internet, afin de faire des propositions pouvant conduire à l’élaboration d’un code de bonne conduite à l’usage des acteurs français.

Projet de charte. C’est aux acteurs d’Internet qu’il m’a paru le plus efficace de confier le soin d’organiser le débat et de mettre en place des mécanismes d’autorégulation. Cette solution est la plus conforme à l’esprit et à l’histoire de l’Internet, et j’ai voulu donner à ceux qui le font vivre au quotidien dans notre pays la possibilité de démontrer qu’elle restait la mieux adaptée, malgré la profonde évolution du réseau.

Non que les pouvoirs publics succombent à une quelconque tentation de se soustraire à leurs responsabilités : d’une part, parce qu’ils veillent à jouer leur rôle lorsqu’il s’agit de faire respecter la loi française sur Internet, comme sur tout autre média ; d’autre part parce qu’ils apportent un soutien attentif à la démarche engagée par les acteurs, même si l’État n’en est pas le moteur.

Le projet de charte d’Internet rédigé par la commission Beaussant m’a été remis le 5 mars. Les débats qui ont précédé l’élaboration de cette charte ont permis de recenser les problèmes posés et les enjeux de la régulation. Ils constituent une base utile pour le large débat que je souhaitais voir s’ouvrir dans le prolongement de cette première étape.

Ce débat, conduit directement sur Internet et ouvert à tous ceux qui souhaitent y participer, est aujourd’hui une réalité. Je me félicite de la forte mobilisation dont ses différents acteurs font preuve. J’ai bon espoir qu’il permettra de poser les bases – que je souhaite consensuelles – d’une autorégulation efficace d’Internet en France : c’est là une des conditions pour que son développement puisse se poursuivre sans résistances ni oppositions de principe.

Si elle ne permet pas de résoudre tous les problèmes juridiques et doit trouver son prolongement sur un plan international, cette autorégulation sera un pas essentiel pour concilier les pratiques originelles de l’Internet et les principes éthiques sans lesquels aucune cité, fût-elle virtuelle, ne peut vivre et prospérer.