Texte intégral
M. Field : Dans un instant, c’est avec Jean-Pierre Chevènement que « Public » vous donne rendez-vous. Un ministre de l’Intérieur qui sort du Parlement où, toute la journée, il a dû faire face aux assauts de l’opposition sur son projet de loi sur l’immigration.
Nous en parlerons évidemment. Mais nous évoquerons aussi le problème des polices municipales, de l’infiltration du Front national dans la police nationale. Nous ferons le portrait de Jean-Pierre Chevènement et, en sa compagnie, nous évoquerons les grands thèmes de l’actualité de la semaine.
C’est dans un instant, c’est dans « Public » et c’est en direct.
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M. Field : Bonsoir à toutes, bonsoir à tous. Jean-Pierre Chevènement, bonsoir.
J.-P. Chevènement : Bonsoir.
M. Field : C’est le ministre de l’Intérieur, en effet, qui est l’invité de « Public », ce soir. Je vous remercie particulièrement d’être là puisque, ces jours-ci, vous n’avez pas chômé. Vous n’avez pas beaucoup dormi non plus puisque les séances à l’Assemblée nationale sont relativement houleuses, prenantes et qu’elles débordent même sur les heures de sommeil des citoyens.
J.-P. Chevènement : Je vais vous montrer ce que représentent les amendements…
M. Field : … il y en a combien ?
J.-P. Chevènement : Il y en a 2 081 et, à raison d’au moins 5 minutes par amendement, vous voyez que cela ressemble à la guerre de 14-18…
M. Field : … C’est un bon usage de la démocratie que le Parlement fasse son travail.
J.-P. Chevènement : Jusqu’à un certain point, oui ! Pas quand les amendements se répètent. Car si vous avez toujours affaire aux mêmes amendements, cela ne s’appelle plus la démocratie.
M. Field : Mais la gauche n’avait pas un peu fait pareil au moment des privatisations, si mers souvenirs sont bons ?
J.-P. Chevènement : La turpitude des uns n’excuse pas celle des autres.
M. Field : C’est surtout que l’on se rend plus compte de la turpide des uns quand on est au gouvernement ?
J.-P. Chevènement : Moi-même, je m’efforce d’être impartial.
M. Field : On en reparlera ! En tout cas, le débat sur l’immigration, on y reviendra dans la deuxième partie de l’émission. Auparavant, il y a des tas d’autres sujets qui sont de votre ressort comme ministre de l’Intérieur : les problèmes de sécurité dont on notait, la semaine dernière, qu’ils deviennent une exigence sociale ; les problèmes de la police nationale et des polices municipales ; le Front national à l’intérieur de la police. Autant de thèmes que je vous proposerai de développer dans un instant.
Mais auparavant je dois un rectificatif à propos de la manifestation du RPR de Nice dont il avait été question avec Charles Pasqua, la semaine dernière. J’ai reçu un abondant courrier de MM. Estrosi, Hermann, pour me signaler qu’il n’y avait pas, contrairement à mes allégations, de panneau ou de banderole « Les étrangers, dehors ! ». Derrière la banderole « La France se mérite », il y en avait d’autres, en effet. Notamment, si j’en crois « Nice Matin » du 7 décembre, « Halte à l’invasion de la France ». Sur le fond, il n’y a peut-être pas de grande différence, mais sur la forme je vous devais ce rectificatif.
Jean-Pierre Chevènement, un commentaire sur ces nuances ?
J.-P. Chevènement : Ces nuances sont très faibles. Et je dois dire que, prêtant l’oreille, je me dis quelquefois qu’il faut que je fasse beaucoup d’efforts pour retenir une certaine droite d’aller sur un terrain qui serait dangereux. Or, moi, je crois à la nécessité d’une droite républicaine. Donc, je m’efforce, en fait, de les aider.
M. Field : On en parlera tout à l’heure, après une première page de publicité.
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M. Field : Retour au plateau de « Public » avec Jean-Pierre Chevènement, le ministre de l’Intérieur qui est mon invité.
J’avais Charles Pasqua, la semaine dernière, comme invité. Un Charles Pasqua qui, en avril 1996, à propos de votre livre « France-Allemagne : parlons franc », écrivait : « Jean-Pierre Chevènement passe depuis longtemps aux yeux d’égoïstes pour l’un des leurs. Nous partageons bien une certaine idée de la France », disait-il de vous. Vous réciproqueriez si j’ose ce néologisme, ce compliment ?
J.-P. Chevènement : Je pense que Charles Pasqua est un républicain. Évidemment, l’image qu’il donne ne correspond pas toujours à ce qu’il est. Je pense quand même que quelqu’un qui, à 15 ans, était dans la Résistance ne peut être fondamentalement mauvais.
M. Field : Vous préférez cette formule de Charles Pasqua qui est pourtant votre adversaire politique à celle de Jacques Delors qui est pourtant, plutôt, un allié politique qui disait : « Chevènement, c’est Debré. Un coup de menton et la France est sauvée » ?
J.-P. Chevènement : Je raisonne autrement. Je crois que la République ne se passe pas de la France et qu’on ne peut pas abandonner la France à des gens qui en donnent une image complètement défigurée. Et la meilleure manière aujourd’hui de lutter contre Le Pen, par exemple, c’est de montrer aux Français que notre pays a encore un avenir et qu’il y a quelque chose qui les relie, c’est la citoyenneté. Et que, par conséquent, la République n’est pas derrière nous, elle est encore devant nous.
M. Field : Cela frôle le mouvement de menton dont parlait Jacques Delors. Mais vous avez bien mangé votre chapeau... Vous êtes dans un gouvernement profondément pro-européen, avec des européanistes convaincus, on avance vers l’euro et vous faites partie de ce gouvernement. Et vous n’avez pas encore démissionné.
J.-P. Chevènement : Non, parce que je suis pour l’Europe, mais pour une Europe qui repose sur la citoyenneté, et chaque pays a son histoire. L’histoire de la France, c’est l’histoire de la citoyenneté française. Donc, je ne suis pas favorable à ce que les citoyens se trouvent dépossédés de leur pouvoir. Par conséquent, s’agissant de l’euro, j’ai accepté d’être dans un gouvernement dont le programme comporte, d’abord, la présence de l’Italie dans l’euro, ensuite un gouvernement économique qui ne laisse pas notre politique à la merci d’une Banque centrale indépendante, avec une certaine parité par rapport au dollar qui nous donne une possibilité de croissance. Ce sont les conditions qui ont été posées au départ, et j’y resterai fidèle.
M. Field : Et si le gouvernement, je dirais, reculait sur ses exigences et faisait l’Europe à un rythme de marche forcée qui ne nous convient pas ?
J.-P. Chevènement : Je vous ai dit que je resterais fidèle aux exigences qui ont été posées au départ. Cela fait des réserves de fond sur la démarche parce que, quand on a une monnaie unique, comment vont se faire les ajustements entre les différents pays ? où sera le nerf ? où sera la politique économique ? Voilà des questions qui sont devant nous. On les tranchera quand elles se poseront. Pour le moment, ce n’est pas le cas. Alors, il faut travailler !
M. Field : Ce parcours spécifique, particulier, singulier, en politique, qui est le vôtre, nous avons essayé de le retracer. C’était assez difficile. Et puis vous avez évidemment droit à votre portrait. C’est Sébastien Leflair qui s’est mis de la partie. Nous regardons toute l’équipe de « Public » qui a participé à ce portrait.
Portrait
M. Field : Jean-Pierre Chevènement, vous étiez le premier à sourire en vous voyant et vous écoutant dire : « là où je suis, est le socialisme ». C’est un jour où vous aviez un peu dérapé, quand même, question « cheville » ?
J.-P. Chevènement : Le pensez-vous vraiment ?
M. Field : Je ne sais pas ! Avec vous, je ne sais pas ! Qu’en pensez-vous ?
J.-P. Chevènement : Tout dépend de la définition qu’on donne du socialisme. Celle que donnait Jaurès, c’est la République poussée jusqu’au bout. Et, au fond, par tradition – mes parents étaient instituteurs, je suis né à Belfort, dans les marches de l’Est – quand on est républicain, on va jusqu’au bout et, par conséquent, on se retrouve un peu socialiste. Et on aime son pays, on aime sa patrie, la France. Et tout cela fait quelque chose où, finalement, il n’y a pas un tri à opérer, c’est la même chose.
M. Field : La majorité plurielle, c’est une belle trouvaille ! parce que le portrait le soulignait, cela permet finalement, quand on est au gouvernement, « à la fois de pouvoir ouvrir sa gueule et de ne pas démissionner » pour reprendre votre formule légendaire.
J.-P. Chevènement : Dans le gouvernement, je pense que le « Mouvement des citoyens » joue sa partition qui est la cohérence. J’ai bien dit « la cohérence », pas « l’incohérence »…
M. Field : … on avait bien compris. Vous aviez un doute, vous-même ?
J.-P. Chevènement : Non. Jusqu’à présent, je trouve que Lionel Jospin a réussi à constituer un gouvernement assez diversifié, mais solide, travailleur. Que sa manière de prendre les problèmes conduit à réhabiliter quelque peu la politique dans l’esprit des Français. Elle en avait bien besoin. Et, pour cela, je suis heureux de participer à ce gouvernement parce qu’il y a beaucoup de travail, mais au terme de ce travail, il y a la confiance retrouvée des Français dans la capacité de la politique à changer leur sort.
M. Field : En même temps, il y a une formidable opération de communication qui bénéficie à ce gouvernement. On a l’impression, en tout cas, le gouvernement Jospin donne l’impression d’être composé de personnalités quasiment vierges en politique, découvrant les affaires, etc. alors que vous êtes, quand même, le dernier survivant ministériel du congrès d’Épinay.
J.-P. Chevènement : Oui, j’allais vous dire : « ce n’est pas vraiment mon genre ! » Effectivement, mais, vous savez, il y a une manière de rester jeune…
M. Field : … c’est-à-dire, par exemple, d’accumuler les démissions ? Puisque cela a été votre spécialité à un moment donné : 5 ministères de démission. C’est une belle proportion.
J.-P. Chevènement : Non, pas du tout ! de rester cohérent, de chercher la vérité, d’être toujours en harmonie avec soi-même, sans pour autant méconnaître que la politique est un champ de forces. Mais voyez-vous, là, je sors d’un long débat, plus de 70 heures, et ce n’est pas terminé, on ne se couche pas, je dois dire que, quand on regarde ce qui se passe dans l’hémicycle, on n’a pas une seconde d’hésitation. Moi, je sais que je suis très bien là où je suis en écoutant ce que j’entends et en voyant ce que je vois de l’autre côté de l’hémicycle.
M. Field : On ne réserve pas les amendements, comme vous le faites, pendant le débat. On réserve la question du débat sur l’immigration pour la dernière partie de l’émission en compagnie d’Azouz Begag qui nous rejoindra.
Le poste où vous êtes, ministre de l’Intérieur, puisque l’on va d’abord parler de cela même qui occupe vos fonctions ministérielles, c’est aussi peut-être le seul poste où on peut avoir une pratique politique sans que Bercy et l’Europe se mêlent trop de ce qu’on fait ? C’est à peu près le seul poste ministériel où vous pouviez être ?
J.-P. Chevènement : Il y a quand même un budget qui dépend de Bercy…
M. Field : Bercy, d’accord ! mais l’Europe ?
J.-P. Chevènement : Et vous oubliez tout ce qui est coopération judiciaire, policière. Ce qu’on appelait « le troisième pilier » qui est maintenant, dans le cadre du traité d’Amsterdam, en voie de communautarisation. Donc, je passe beaucoup de temps aussi dans l’international. Mais c’est quand même un ministère solide, avec, je vous le rappelle, quelques compétences : la sécurité, la sécurité de l’État, celle des Français. D’autre part, les collectivités locales et puis l’administration territoriale : les préfectures, les sous-préfectures. Disons que c’est vraiment le ministère de la citoyenneté, le ministère républicain, par excellence.
M. Field : Vous n’en rêviez pas d’autre ?
J.-P. Chevènement : Je n’ai pas fait cette expérience – j’en ai fait beaucoup d’autres – et, par conséquent, cela me distrayait, d’une certaine manière, de me dire que j’allais encore pouvoir apprendre des choses. Et je n’ai pas été déçu ! je peux vous dire que, au ministère de l’Intérieur, on apprend beaucoup de choses.
M. Field : Je m’en doute, évidemment, avec les sources d’information diverses qui sont les vôtres.
On va justement surfer sur des sources d’information qui sont disponibles pour tout le monde, à condition d’être branché sur Internet. On regarde le sujet de Jérôme Paoli.
Reportage
M. Field : L’émergence des syndicats du Front national dans la police, c’est l’une des phases d’un dossier plus général sur le Front national. Des voix se sont élevées pour que vous interveniez comme ministre de l’Intérieur sur le fameux D.P.S., le département protection et sécurité, qui, pour les uns, les dirigeants du Front national, c’est le service d’ordre de ce parti, pour les autres, c’est une milice quasi paramilitaire. Avez-vous regardé la réalité des faits et avez-vous l’intention d’intervenir ?
J.-P. Chevènement : J’ai regardé de près ce dossier. Je sais aussi qu’il n’y a pas plus de policiers qui sont pour le Front national que de Français, même moins, puisque la liste Front national avait obtenu à peine plus de 5 % des voix aux dernières élections et que, d’ailleurs, elle a été jugée non conforme par le Conseil d’État. Je pense que, dans l’ensemble, les policiers ont une déontologie républicaine, son formés pour cela. Le gouvernement va d’ailleurs instituer un Conseil supérieur de déontologie pour l’ensemble des forces de sécurité.
S’agissant du D.P.S., j’ai toujours été clair, tous les dérapages seront sévèrement sanctionnés. Le D.P.S. – je le rappelle – c’est le département protection et sécurité du Front national, ce sont des gens qui, dans certains cas, se sont livrés à des débordements. Je pense à ce qui s’est passé à Strasbourg, il y a quelques mois. Je crois qu’il faut être extrêmement vigilant compte tenu des liens qu’ils peuvent avoir avec des éléments, dont le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils sont troubles. Je rappelle l’assassinat d’un jeune Marocain, il y a un peu plus de deux ans, jeté dans la Seine.
M. Field : Mais un certain nombre de syndicats de policiers relèvent qu’il y a des ramifications à l’intérieur même de la police nationale, entre ce service d’ordre du Front national et la police elle-même. Vous avez une vigilance particulière en ce domaine ? Parce que, là, pour le coup, la police républicaine pourrait être prise en défaut.
J.-P. Chevènement : Je dois y être très attentif et j’y suis.
M. Field : Deuxième dossier : les polices municipales. Le plus simple serait peut-être de laisser parler quelques membres de ces polices municipales qui nous ont rejoints.
Je vais commencer par Alain Cherqui, qui est le chef de la police municipale du Cannet. Vous avez, j’imagine, un certain nombre de choses, le plus brièvement possible à dire ou à demander au ministre ?
A. Cherqui : Oui, bien sûr ! Bonsoir, monsieur le ministre.
Au travers des différentes déclarations qui ont été reprises, bien entendu, par la presse et largement diffusées, un mouvement revendicatif s’est montré dans le pays de la part de policiers municipaux. Bien entendu, pour quelle raison ? Parce que nous allons, bien entendu, être désarmés – d’après ces déclarations – et nous n’allons plus être intégrés au service de nuit. Ce qui veut dire que nous allons être réduits au rang d’agents verbalisateurs. Pouvez-vous nous rassurer ou, alors, affirmer que vous allez désarmer ces policiers municipaux et les cantonner de 7 heures à 20 heures, comme cela a été dit dans la presse ?
M. Field : Christian Dunand, vous êtes chef de service de la police municipale de Mandelieu. Une autre question, on les regroupe, et puis le ministre pourra répondre.
C. Dunand : Bonsoir, monsieur le ministre.
Je voudrais enfoncer le clou, si vous le permettez. Pour nous, l’armement, c’est quatre volets :
Le premier, c’est la sécurité, la sécurité pour l’agent qui le porte. Et on entend dire que vous allez donner de prérogatives au Code de la route, ce qui ne va pas arranger les choses parce que, vous le savez comme moi, beaucoup de policiers et de gendarmes sont la cible de malfrats sur ce genre de petits contrôles.
Également, si on arme les adjoints de sécurité, je comprends mal pourquoi on n’armerait pas les policiers municipaux pour se défendre, pourquoi on ne leur laisserait par leur armement ? Nous sommes également des mères et des pères de famille.
Enfin, l’armement, c’est l’autorité du policier. C’est indéniable ! c’est l’autorité de ce qu’il représente et de la personne qui, vis-à-vis de lui, le respecte.
C’est aussi du social. Les policiers municipaux, depuis 15 ou 20 ans, sont armés, travaillent la nuit, le dimanche, etc. donc ont un salaire régulier. Et ce salaire régulier, ils ne l’auront plus s’ils ne travaillent plus la nuit, s’ils ne travaillent plus le dimanche. Il y aura donc quelques problèmes.
C’est également la justice et l’honneur, monsieur le ministre, car je pense qu’on ne désarme pas quelqu’un sans qu’il soit condamné. Et condamné par qui ? condamné pour quoi dans le cas actuel ?
L’honneur, vous savez qu’il y a une flamme à l’intérieur d’un policier, la flamme qui lui permet de faire son action, et cette flamme va s’éteindre forcément. En 1939-1940, on a désarmé quelqu’un sur le front des troupes, c’était Dreyfus. Je pense que la France ne s’en est pas enorgueillie, monsieur le ministre.
M. Field : Franck Denion, gardien de la paix à Crépy-en-Valois.
F. Denion : Non, pas gardien de la paix, gardien principal de la police municipale de Crépy-en-Valois.
Bonsoir monsieur le ministre, j’ai une question à vous poser, une seule : les fonctionnaires de la police municipale distribuent actuellement des bulletins…
M. Field : Non, ne lisez pas votre question. Regardez le ministre dans les yeux et posez-la-lui.
F. Denion : … de soutien pour garder leurs prérogatives. Si, dans un délai raisonnable, ces policiers vous font parvenir un nombre supérieur à 50 % de la population locale, accepteriez-vous de modifier votre projet de loi ?
M. Field : Donc, l’idée serait un référendum de base…
F. Denion : … voilà ! ce serait un référendum communal au niveau de tous les policiers.
M. Field : Jean-Pierre Chevènement s’est exercé, tous ces jours-ci, à répondre à beaucoup de questions et d’amendements à la fois. Il va être capable de faire le tri de ces quatre interventions.
J.-P. Chevènement : Absolument ! Je dois dire que c’est une indiscrétion qui a rendu public dans un journal, « Le Figaro », un avant-projet de loi. Ce n’est même pas un projet, c’est-à-dire que cela n’a pas été discuté au gouvernement. Pourquoi est-ce que cet avant-projet a été préparé ? Parce qu’il y a eu, d’abord, trois avant, je le rappelle. M. Quilès, M. Pasqua, M. Debré avaient élaboré des projets qui avaient été approuvés par le gouvernement, et pourquoi cela ? Parce que l’effectif des polices municipales est passé, en quelques années, de 6 000 à 12 000. Dans le même temps, la police nationale – je le rappelle –, c’est à peu près 113 000 policiers nationaux.
Les attributions ne sont pas les mêmes. La police nationale a pour rôle d’assurer la sécurité des Français sur toute l’étendue du territoire, dans des conditions d’égalité. Les polices municipales, leurs attributions, actuellement, sont très réduites : c’est faire appliquer les arrêtés du maire, c’est la police du stationnement, la police des marchés et, puis, pas plus !
Je vous en parle en connaissance de cause parce que, non seulement je n’ai rien contre les polices municipales, bien au contraire ! j’en ai créé une…
M. Field : Vous en avez une, chez vous, dans votre ville.
J.-P. Chevènement : … à Belfort.
M. Field : Mais elle n’est pas armée ?
J.-P. Chevènement : Elle n’est pas armée. D’ailleurs, les deux tiers ne sont pas armés, plus des deux tiers. Donc, en fait, le nombre de polices municipales qui sont armées est relativement faible. Je rappelle qu’il y a seulement 24 polices municipales de plus de 50 hommes, dans toute la France. La plupart sont dans des communes où l’effectif est inférieur à 5 personnes.
F. Denion : Donc, vous allez bien les désarmer.
J.-P. Chevènement : Non, non… je vais répondre à vos deux questions :
Premièrement, vous serez armés en fonction de vos compétences et de vos missions que je souhaite étendre en vous donnant une compétence légale dans le domaine de la police de la circulation. Ce qui implique que vous puissiez faire des relevés d’identité. Je dis bien « des relevés ».
Deuxièmement, en ce qui concerne le travail de nuit, c’est une mystification. Je n’ai jamais dit que vous ne pourriez pas travailler la nuit. J’ai simplement indiqué, dans le projet, que « dans le cadre du règlement de coordination, avec le préfet, le maire et l’avis du procureur de la République, vous pourriez être habilités à travailler la nuit ».
C’est très facile, un règlement de coordination. Il faut bien qu’il y ait de la coordination, sinon on va se marcher sur les pieds. Il ne peut pas y avoir des sécurités à 36 000 vitesses, puisqu’il y a 36 000 communes.
M. Field : Vous réaffirmez que c’est quand même à la police nationale que l’État délègue, finalement, les questions de sécurité lourdes, je dirais ? Parce que, finalement, derrière ce débat-là, on sent aussi que vous craignez peut-être que telle ou telle municipalité – on peut penser à Vitrolles et aux municipalités du Front national – se constitue sa propre police, loin finalement de la police républicaine.
J.-P. Chevènement : Oui, cela fait partie de mes préoccupations. Encore une fois, je pense que les maires ont un rôle très important à jouer dans les contrats de sécurité, notamment, qui vont être passés dans les principales agglomérations. Donc, je compte beaucoup sur les maires, les élus, en ce qui concerne toutes les capacités qu’ils peuvent mettre en œuvre, notamment les polices municipales, y compris en recrutant des agents locaux de médiation sociale – cela est parfaitement possible –, mais je souhaite que cela se fasse de manière coordonnée et que tout citoyen français, sur toute l’étendue du territoire national, sache qu’il est protégé par une police nationale dont le rôle est de faire appliquer la loi, qui est formée pour cela. Bien entendu, il faut qu’au niveau de la police municipale, il y ait aussi un certain nombre d’agréments qui soient donnés, que la formation soit de qualité, mais les attributions ne sont pas les mêmes. Donc, l’armement ne peut pas être le même. Et je ne veux pas vous désarmer. Je suis prêt à vous donner des armes de 6e catégorie, c’est-à-dire des armes défensives.
M. Field : C’est quoi les armes de 6e catégorie ?
J.-P. Chevènement : Par exemple, des matraques.
M. Field : Eux veulent plus. Ils veulent des flingues, visiblement !
J.-P. Chevènement : M. Dunand, que je connais pour avoir été l’ancien patron des gendarmes, a une police municipale équipée de 357 Magnum. C’est bien exact ?
F. Denion : Comme la police nationale.
C. Dunand : Comme toutes les polices municipales de la région et comme la police nationale.
J.-P. Chevènement : De la région PACA, je n’en sais rien ! Sans doute, pas toutes. Dans toute la France, non.
M. Field : Vous trouvez cela normal ou pas ?
J.-P. Chevènement : Je ne trouve pas cela tout à fait normal, je dois le dire. Mais je suis prêt à être convaincu. De toute façon, c’est un avant-projet. Donc, on va en débattre dans le gouvernement et, ensuite, à l’Assemblée. Mais il faut avoir des arguments solides pour me convaincre !
C. Dunand : Le procureur de la République…
M. Field : … ce n’est pas parce que vous êtes policiers municipaux que vous allez prendre la parole dans mon émission sans que je vous la donne. Une page de publicité. La loi, c’est moi, ici !
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M. Field : Retour sur le plateau de « Public » avec Jean-Pierre Chevènement, le ministre de l’Intérieur.
Azouz Begag nous a rejoints. Il est écrivain, chercheur au CNRS. « Zen Zella » c’est le dernier livre qu’il a sorti au Seuil. Et puis nous évoquerons un de ses premiers livres qui s’appelait « Le Gone du Chaâba » qui va donner lieu à un film qui sort à la mi-janvier, un film de Christophe Ruggia, d’après ce roman autobiographique. Ce sera, pour nous, une manière d’évoquer, autrement que d’habitude, le débat sur l’immigration qui a lieu à l’Assemblée nationale et de demander à Jean-Pierre Chevènement où en est ce débat ?
Mais, pour l’instant, l’heure a sonné de l’édito. L’édito concocté par Sandra Le Texier et Julie Cléhot.
(...)
M. Field : Jean-Pierre Chevènement, derrière la provocation souriante, enfin souriante pour la plupart des députés, sauf quelques-uns, il y a quand même un vrai débat qui semble ne pas arriver à percer le mur de l’Assemblée nationale.
Quand il y a, on le sait, des centaines de milliers de gens qui fument des drogues douces, et du cannabis justement, que la loi n’est pas appliquée, qu’ils sont en infraction et que, en même temps, quasiment plus personne n’est poursuivi pour cela, est-ce que, là, il n’y a pas quelque chose qui, dans le bon fonctionnement de la citoyenneté, de la République, mériterait un débat au Parlement ?
J.-P. Chevènement : C’est un sujet qui mérite qu’on y réfléchisse parce que les pays qui ont fait cette expérience – je pense l’Espagne ou bien les Pays-Bas – sont revenus sur ces politiques dites de libéralisation des drogues douces, parce qu’on sait qu’il y a un continuum entre les drogues douces et les dures. Par exemple, le cannabis, selon les formes, que ce soit un joint ou une barrette, ce n’est pas la même chose. La teneur en produit stupéfiant est très supérieure. Par conséquent, il y a un certain nombre de dangers auxquels il faut être attentifs.
Je pense que, sur ces questions, on ne trouvera la bonne solution qu’à l’échelle internationale. Parce que la lutte contre la drogue qui est un véritable fléau, qui fait des centaines de morts par an, par overdose, et qui crée une dépendance extraordinaire, on ne peut pas être « pour ». Je crois qu’il faut la combattre.
M. Field : Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. D’ailleurs, le ministre de l’Intérieur que vous êtes voit, sans trouble, le fait qu’il y ait des tas de gens qui fument des joints alors que c’est illégal, alors que la police devrait intervenir. Et, finalement, on sait bien que plus personne n’intervient. Donc, on a une loi qui est affirmée et qui, en même temps, n’est pas respectée. Ce n’est pas très sain !
J.-P. Chevènement : En général, effectivement, il n’est jamais sain qu’une loi ne s’applique pas. Il faut quand même voir que l’existence de cette loi a une signification sociale et permet aussi de remonter les réseaux, c’est-à-dire à partir des revendeurs, etc. d’arriver à ceux qui sont les grands trafiquants de drogue. Donc, ce n’est pas totalement inutile.
Cela dit, si vous avez des arguments qui puissent me convaincre, moi, je vous écoute. Je regarde ce qui s’est passé ailleurs et j’observe que tous ceux qui, sous prétexte que, au fond, cela existe, disent : « on légalise », ceux-là ont fait machine arrière.
M. Field : Vous, vous êtes plutôt contre la légalisation du cannabis ?
J.-P. Chevènement : Oui.
M. Field : Et, par exemple, les travaux de la commission dirigée par le professeur Henrion, un de vos prédécesseurs – je crois que c’est Charles Pasqua – qui, elle, concluait après avis d’experts, etc., à une dépénalisation relative des drogues douces, ce n’est pas quelque chose que vous suivrez ?
J.-P. Chevènement : À une dépénalisation dans l’usage privé, si je me souviens bien !
M. Field : C’est cela, exactement !
J.-P. Chevènement : J’observe que le gouvernement n’a pas suivi. Cela devait être à l’époque de Mme Veil…
M. Field : … et de M. Pasqua à l’Intérieur. Donc, vous pourriez, vous, reprendre le flambeau ?
J.-P. Chevènement : Sauf que ce rapport est tombé à la trappe.
M. Field : Oh ! vous devez avoir des archives au ministère de l’Intérieur ? Charles Pasqua n’a pas emporté tous les dossiers, quand même !
J.-P. Chevènement : Non, parce que je n’ai pas succédé directement à Charles Pasqua. Mais mon prédécesseur n’en a pas laissé beaucoup. Cela dit, je le retrouverai.
M. Field : L’Europe inquiète les agriculteurs et les paysans français. On a vu tout à l’heure comment ces manifestations des jeunes agriculteurs mettaient en cause peut-être un modèle à venir de l’agriculture européenne sur le modèle américain. Vous vous sentez solidaire de ces jeunes agriculteurs ?
J.-P. Chevènement : Je me sens assez solidaire, en effet, des jeunes agriculteurs qui ont, je dirais, des exploitations d’une centaine d’hectares. Je pense que leur vie va devenir plus difficile. Je crois aussi que, à la fois, les conditions américaines et l’élargissement de l’Europe vers l’Est font que la politique agricole commune est remise en cause parce qu’il y a, naturellement, des problèmes financiers. Les Allemands ne veulent pas payer plus. Et il faudra aussi que, pour les fonds régionaux, on dépense 45 milliards d’écus pour les nouveaux pays adhérents, ceux qui se profilent à l’Est, et puis, après, il y en aura d’autres. Puis il y a les pays périphériques du sud de l’Europe qui ont envie de conserver les avantages dont ils bénéficient. Et puis il y a la France dont il faudra défendre les intérêts. Et, moi, je ne l’oublie jamais parce que, en Europe, les intérêts de la France doivent être défendus. Je pense que la France est nécessaire à l’équilibre de l’Europe. Chacun sait qu’aujourd’hui le pays le plus puissant en Europe, ce n’est plus la France.
M. Field : Dans vos attributions, il y a l’aménagement du territoire. Vous vous sentez, évidemment on le sait, en concurrence amicale avec Dominique Voynet. Comment va se gérer cette concurrence amicale entre vos deux ministères ?
J.-P. Chevènement : Il y a un comité interministériel d’aménagement du territoire qui doit se tenir demain. Encore que j’ai un peu perdu la notion du jour et de la nuit, à travers des débats parlementaires…
M. Field : … à cause du débat parlementaire, pas à cause du joint dont on a parlé longuement ?
J.-P. Chevènement : Absolument pas ! Encore que le débat parlementaire ou la politique en général constitue une drogue infiniment plus redoutable, à bien des égards, que ce que vous évoquez.
M. Field : Parce que vous vous êtes déjà un peu marché sur les pieds avec votre collègue de l’environnement.
J.-P. Chevènement : Non, pas vraiment !
M. Field : Peut-être qu’elle l’a senti plus que vous. On avait eu ce sentiment ! C’est peut-être vous qui lui avez marché sur les pieds, alors !
J.-P. Chevènement : Dans le gouvernement, il y a des compétences. Il faut que chacun reste à son fourneau…
M. Field : … Ce n’est pas un peu machiste, comme métaphore spontanée ?
J.-P. Chevènement : Je parle du fourneau de la locomotive. Comme vous le savez, à Belfort, on fait les TGV. Alors, là, sur les TGV, vous m’embarquez sur un terrain périlleux.
M. Field : On va passer au sujet de la télévision étrangère.
La manière dont le dirigeant de Toyota a été reçu en France par les plus hautes autorités a été perçue de façon légèrement ironique par nos confrères de la télévision italienne, la RAI.
La France vue par la RAI :
« Journaliste : Tapis rouge à Paris. M. Irushi Okuda, à l’Élysée chez Chirac et, à Matignon, chez Jospin qui reçoit une aide inespérée le jour même où le Conseil des ministres approuve le projet sur les 35 heures, toujours plus contesté par le patronat.
Jospin tout à son bonheur appelle M. Okuda, M. Toyota. Ce qui les fait rire, tous les deux.
Toyota apporte 2 000 emplois directs + 3 500 indirects dans le nord-est de la France. Région touchée par la fermeture des mines et dans laquelle le chômage atteint les 20 %.
Mais Toyota apporte surtout la confiance qui permet à Jospin d’affirmer que la compétitivité de la France est appréciée par les investisseurs internationaux. Jospin a besoin de cette confiance. Si la France n’atteint pas les 3 % de taux de croissance, toutes les prévisions pour Maastricht s’annuleront.
Les constructeurs français protestent affirmant que Toyota ne crée pas d’emplois, mais se contente de les délocaliser.
Il sera intéressant de voir comment la marque japonaise réussira à accorder les 35 heures avec les rythmes de production. Une automobile toutes les 12 heures, contre 15 heures pour les françaises.
Ces images sont celles de l’usine Toyota en Grande-Bretagne.
Jusqu’à maintenant, l’Europe avait réussi, même avec des difficultés, à garder l’automobile japonaise en dehors de ses portes. Aujourd’hui, elle devient européenne. Comment les constructeurs européens vont-ils répondre à cela ? Un par un ou ensemble ? »
M. Field : Jean-Pierre Chevènement, le nationaliste ombrageux, quelquefois que vous êtes, n’a pas dû forcément…
J.-P. Chevènement : … le patriote. Je n’aime pas l’adjectif « nationaliste ».
M. Field : Le patriote que vous êtes, comment a-t-il perçu cette manière de recevoir, finalement, un grand industriel avec, quasiment, les honneurs d’un chef d’État ? Comme quoi, remarquez, tous les étrangers ne sont pas mal accueillis en France.
J.-P. Chevènement : En effet, on peut voir la chose sous cet angle. Disons que c’est quand même la reconnaissance que la France est un pays compétitif où la main-d’œuvre est de qualité, où on peut construire une usine pour travailler à l’exportation, notamment sur les pays de l’Est. Donc, je trouve qu’à partir du moment où les Japonais sont en Grande-Bretagne, à partir du moment où ils vont travailler dans l’Europe, il vaut mieux qu’ils viennent en France que d’aller ailleurs.
M. Field : Et c’est un petit bénéfice aussi pour un contexte économique et social marqué par les polémiques sur les 35 heures ?
J.-P. Chevènement : Payer des heures supplémentaires au-delà de 35 heures, ce n’est pas impossible ! quand on voit que la plupart de nos entreprises ont des taux d’autofinancement de 120 %.
M. Field : Au départ, ce n’était pas pour payer les heures supplémentaires les 35 heures, c’était pour créer des emplois.
J.-P. Chevènement : Mais cela va contribuer aussi à créer des emplois parce que ce sera moins cher de payer des gens sans leur payer les heures supplémentaires. Il me semble qu’il y a là une logique qui va tout à fait dans le sens de ce qu’on appelle « l’enrichissement de la croissance en emplois ». Il faut de la croissance, mais il faut aussi que cette croissance soit créatrice d’emplois.
Cela dit, comme élu de l’Est et de la France, avec Sochaux, Peugeot, à 15 kilomètres de chez moi, je ne suis pas pleinement heureux car je me dis que la concurrence va devenir plus dure et que, pour vendre des voitures françaises au Japon, c’est difficile.
M. Field : Le débat sur l’immigration est évidemment le grand fait d’actualité, de votre actualité personnelle et de l’actualité française. Au départ, vous vouliez sortir ce débat, disiez-vous, des anciens et des vieux clivages. Sortir de ce que vous appeliez un débat pourri. Et l’accueil réservé au rapport de Patrick Weil semblait montrer qu’il y avait peut-être une possibilité, en effet, qu’un consensus assez large s’établisse sur ce texte.
À regarder l’Assemblée, comme je l’ai fait tous ces jours-ci par le canal « Assemblée », une des nouveautés de TPS, on ne peut pas dire que ce soit très réussi. Déjà, là, est-ce pour vous un échec ?
J.-P. Chevènement : Je ne le crois pas, parce que je pense que les Français sont, sur le fond, beaucoup plus d’accord qu’on ne pourrait le croire quand on regarde, par exemple, l’hémicycle du Palais Bourbon.
Je pense que les Français sont d’accord pour stabiliser, notamment ceux de nos concitoyens dont les parents ou les grands-parents sont d’origine étrangère. Je pense qu’ils sont d’accord pour que l’on traite un certain nombre de problèmes avec humanité, que le droit de vivre en famille soit pleinement reconnu. Ils sont d’accord pour que l’on protège des gens qui luttent pour la liberté, au sens que nous lui donnons, la liberté républicaine. Et que ceux qui combattent pour la liberté dans un certain nombre de pays, qui sont persécutés, comme par exemple en Algérie par le GIA, qu’il faut les protéger, ils en sont d’accord.
Je pense que quand on regarde les choses dans le détail, le projet de loi que j’ai proposé, qui est débattu au Parlement, je suis persuadé qu’il rencontre l’accord d’une large majorité…
M. Field : … parce qu’il est attaqué à droite et sur votre gauche. C’est cela qui vous rassure, qui vous conforte ?
J.-P. Chevènement : D’une part, il faut que la France reste un pays ouvert. Il faut quand même rappeler qu’il y a 85 millions de visiteurs chaque année, que nous sommes le premier pays touristique du monde, la quatrième puissance commerciale, la quatrième puissance scientifique, que la France est le pôle de la francophonie. Que serait de la francophonie sans la France ? Donc, il faut être ouverts. Il faut avoir le nombre d’étudiants que nous avons, 125 000 étudiants. Mais, en même temps, nous devons maîtriser nos flux migratoires, en respectant le droit des étrangers. Et c’est vrai que la maîtrise des flux migratoires est nécessaire. Et elle est tellement nécessaire qu’il n’y a pas un parti de la majorité, à plus forte raison de l’opposition, qui, aujourd’hui, ne réclame l’ouverture toute grande des frontières parce que cela est le libéralisme. Et, à part quelquefois M. Madelin, sur ce thème-là, je n’entends pas grand monde !
M. Field : C’est l’assouplissement des critères, par exemple, de regroupement familial qui fait l’objet des principales critiques de l’opposition par rapport à votre texte ?
J.-P. Chevènement : Vous savez qu’il y a eu 11 900 cas de regroupements en 1996. C’est-à-dire que quelqu’un qui aura le Smic ou plus du Smic, on ne pourra pas lui opposer la condition de ressources. Si, par exemple, il change de travail, il pourra y avoir une appréciation un peu plus fine. Comme je leur ai dit aux députés, j’allais dire du RPR, mais ce n’est malheureusement plus que le « R » maintenant ! je dis : « malheureusement » parce que c’est quand même dommage pour eux d’avoir laissé tomber la République. C’est vraiment dommage !...
M. Field : … vous allez la récupérer. C’est cela votre idée ?
J.-P. Chevènement : Je n’ai jamais récupéré la République, elle appartient à tout le monde. Mais je pense la défendre…
M. Field : … vous regrettez le changement de nom de votre adversaire politique ?
J.-P. Chevènement : Oui, je trouve que c’est dommage de laisser tomber la République. C’est très dommage ! parce que la République doit appartenir à tous les Français. Au fond, ce n’était pas un mauvais sigle.
Je vais aller au bout de mon explication. Quand vous voyez que c’est 12 000 cas de regroupements familiaux et qu’on est à la marge, on a vraiment l’impression que la droite, d’une queue de cerise, fait un fromage.
M. Field : Qu’allez-vous faire des sans-papiers non régularisés ?
J.-P. Chevènement : C’est extrêmement simple ! il y a des critères qui ont été définis. Personne ne les a contestés. C’était même ceux du fameux collège de médiateurs, et puis ensuite, de la commission nationale consultative des Droits de l’homme. Donc, j’applique ces critères. Les préfectures ont six mois pour travailler. Ceux qui seront régularisés, au vu de leur dossier, notamment pour des raisons familiales ou parce qu’ils sont bien intégrés, auront une carte de séjour. Et puis, les autres, ils ont vocation à être reconduits. Qu’est-ce que vous voulez ? ça oui, on ne peut pas aujourd’hui traiter ce problème-là sans avoir une vue d’ensemble du monde tel qu’il est. Et le monde tel qu’il est, eh bien, c’est un monde qui est fait de déséquilibres économique, démographique, politique, tels que la solution du problème n’est pas dans l’octroi de titres de séjour, elle est dans le développement, dans la construction d’État de droit dans les pays du Sud. Les problèmes du Sud, c’est au Sud qu’il faut les résoudre. Et quand je vois que, par exemple, 53 % des gens qui sont refoulés à nos frontières sont des Irakiens d’origine kurde, je dis que la solution est d’abord en Irak, qu’il faut réintégrer dans la communauté internationale. Elle est dans le rétablissement de la paix au Kurdistan, elle n’est pas dans la distribution de titres de séjour ou dans le refoulement.
M. Field : Azouz Begag, je vous ai demandé de venir et je vous remercie.
Je vous rappelle que vous êtes écrivain, chercheur au CNRS. Et, le 14 janvier, va sortir un film que j’ai vraiment trouvé formidable qui s’appelle s’appelait « Le Gone de Chaâba », c’est le gosse du bidonville, c’est le gosse du quartier. Et c’est en fait votre propre expérience d’enfant qui a vécu dans un bidonville dans les années 60, que le film reconstitue, avec cette formidable machine à intégrer les petits étrangers qui est, dans le film, l’école républicaine et laïque, chère au cœur de Jean-Pierre Chevènement.
Je voudrais vous demander comment vous regardez aujourd’hui ce débat qui se déroule à l’Assemblée nationale ? S’il vous attriste ? S’il vous surprend ? Si les positions défendues, ici, par Jean-Pierre Chevènement vous semblent réalistes ?
A. Begag : Globalement, je partage tout à fait la politique menée par Jean-Pierre Chevènement. Mais, si j’étais Africain, si j’étais dans un pays qui avait du mal à subvenir aux besoins de toute la population et si j’avais envie de tenter ma chance dans un pays européen pour gagner plus d’argent que chez moi, pour survivre et nourrir ma famille restée au pays, j’irais en Europe.
Si, arrivé dans ce pays d’Europe, on me dit : « monsieur, nous ne pouvons pas accueillir toute votre misère » et qu’on me refoule, j’en serais attristé aussi.
Donc, il y a une politique et puis il y a les individus. Je crois que, ici, il y a un paradoxe entre une politique gouvernementale et l’aide humanitaire qu’on peut apporter à des individus. C’est difficile de foutre dehors des gens qui viennent ici pour essayer de gagner des sous, pour survivre.
M. Field : Mais en même temps, quelquefois, les étrangers et les immigrés qui sont en situation régulière sont les premiers à entendre un discours contre l’immigration clandestine.
A. Begag : Je voudrais être clair là-dessus. Quand j’entends dire : « la maîtrise des flux migratoires » et quand cette maîtrise est appliquée par des policiers, des douaniers ou des responsables de cette maîtrise, c’est toujours les mêmes flux migratoires, c’est-à-dire les flux migratoires colorés qui sont visés par les contrôleurs. Je crois qu’il y a un leurre ici, il y a un malentendu. Quand on dit « immigrés », ici, on dit : « immigrés d’Afrique, immigrés colorés ». Je ne suis pas sûr que la maîtrise des flux migratoires s’applique de manière égalitaire entre les immigrés suédois, suisses et les immigrés qui arrivent de l’Afrique ou du Maghreb !
M. Field : On peut même être à peu près sûr du contraire !
A. Begag : Je crois qu’il est important aujourd’hui, avec votre politique des flux migratoires, d’essayer de mettre le paquet pour empêcher les responsables de la gestion de ces flux de faire des amalgames et de faire des malentendus qui sont préjudiciables à l’intégration.
Moi, on me prend pour un immigré. Si je n’ai pas un costume et une cravate, cela ne se voit pas que je suis né à l’hôpital Édouard-Herriot à Lyon. Cela ne se voit pas du tout. Et même, c’est le contraire qui se voit ! Donc, pour éviter les amalgames, je crois qu’il y a intérêt à former aussi les policiers de manière républicaine. Parce que c’est dramatique quand on a affaire à des flics qui ne sont pas clairs sur le plan du racisme. Pour moi, c’est dramatique. Pour les policiers aussi parce que cela rend leur tâche plus difficile, et c’est dramatique pour la République française.
M. Field : Jean-Pierre Chevènement.
J.-P. Chevènement : Je suis tout à fait d’accord avec ce que vient de dire Azouz Begag. Je crois que les Européens, par définition, à l’intérieur de l’Union européenne, peuvent circuler librement ou quasiment. Il y a les pays de l’espace francophone, principalement africains ou méditerranéens dans une certaine mesure, pour qui les choses sont difficiles. Il faut les aider. Il faudrait quand même citer deux cas :
Il y a des Algériens qui vivent en Algérie. Je crois que l’intérêt de l’Algérie n’est pas de voir des centaines de milliers ou des millions d’Algériens, qui sont souvent parmi les plus capables, les plus modernes, venir s’installer en France ou en Europe. Je crois que l’Algérie a aussi besoin de ses élites.
Mais il y a aussi des jeunes qui sont, comme on dit, nés de l’immigration. J’avais demandé à Jacques Berg un rapport sur ce sujet quand j’étais ministre de l’Éducation nationale. Et la question qui se pose : c’est quelles chances leur donne-t-on ? N’y a-t-il pas des discriminations inadmissibles à l’embauche, sur les lieux de loisirs ? Effectivement, comment former, non pas seulement les policiers, mais je dirais nos concitoyens pour qu’ils comprennent que la France est faite de sa diversité et que les immigrés… d’abord, il y a des immigrés en situation régulière. Il y a des Français dont les parents étaient des travailleurs de chez Peugeot, où les grands-parents étaient des tirailleurs algériens ou marocains, qu’ils sont Français aujourd’hui et que, effectivement, ce sont des amalgames extrêmement redoutables.
Je partage votre point de vue, je le dis et je pense que c’est un problème de formation, de formation de la police, mais au-delà, de formation dans les écoles. L’accent mis sur l’instruction civique, notamment par l’actuel gouvernement, va tout à fait dans le sens que vous venez dire.
A. Begag : C’est aussi un travail d’image. Quand on regarde autour de soi, dans l’espace français, que voit-on ? On voit des immigrés, des Français colorés, Antillais, Noirs africains, Maghrébins, que dans le sport. C’est vrai, je me tue à le dire à tous les responsables, aux élus politiques depuis une année. Je me tue à dire que nous sommes enfermés dans un entonnoir de l’intégration et on dirait que, pour être bons Français, ici, pour servir la nation, il faut faire du sport et dans toutes les disciplines sportives, du rugby au football. Zidane, Noah, Bonali, Marie-José Pérec, je peux vous en citer des dizaines !... on est tous reconnus et on a acquis une légitimité française par le sport. Moi, je dis : « il y en a marre de cela ! On sait faire autre chose et on sait aussi se visibiliser dans d’autres domaines que le sport ».
Et c’est pour cela que l’un de mes angles d’attaque, c’est d’essayer de faire entrer à la télévision française publique, sur une chaîne publique, aux 20 heures, un Noir ou un Antillais qui soit, lui, Français et qui vienne présenter comme n’importe quel autre présentateur le journal d’une chaîne télévisée publique. Ce serait génial ! Pourquoi on ne le fait pas ? Pour montrer aux petits Français qui sont en train de grandir que, être Français et Noir, c’est aussi être Français comme les autres. Je crois qu’il faut habituer les gens à voir des gens colorés.
M. Field : En même temps, dans le film qui est tiré de votre livre, qui sortira, je le dis, à la mi-janvier, l’école fonctionne comme un formidable instrument d’intégration du petit que vous étiez, qui adorait la lecture et dont le père disait : « je veux que tu sois meilleur que les Français et que tu sois le premier ». Est-ce que, aujourd’hui, ces grandes machines, finalement intégrées, que pouvaient représenter les syndicats, l’institution scolaire, ne sont-elles pas toutes grippées ? Et n’est-ce pas, là, l’un des lieux du problème ou l’une des clés de ce problème ? Jean-Pierre Chevènement.
J.-P. Chevènement : Je dirais que le Mouvement des citoyens a eu des candidats dont le prénom était Mohamed, Ali…
M. Field : … et ils n’ont pas été élus ?
A. Begag : C’est la boxe, ça, Mohamed Ali.
J.-P. Chevènement : Et beaucoup d’autres qui s’appelaient Pierre, Paul et Jacques ne l’ont pas été non plus, parce que je suis encore un petit parti. Mais je dirais qu’il est inadmissible qu’on demande, par exemple, à Nordine de s’appeler Norbert, comme je l’ai vu. Et quelqu’un d’autre m’a dit que s’appelant Ali, on lui a dit : « on t’engage, mais tu t’appelles Alain ». Cela n’est pas acceptable ! Il faut accepter qu’il y ait des Français qui s’appellent Ali ou Mohamed.
A. Begag : Il faut tirer le chapeau à tous les profs parce que l’école française est une école qui fait ce qu’elle peut pour essayer de constituer le dernier maillon de la République française dans ces quartiers…
J.-P. Chevènement : … voilà ! il ne faut pas être trop pessimiste parce qu’il y a quand même de la ressource dans notre pays et qu’on y arrivera, mais ce sera un combat. Ce sera un combat contre des tendances au repliement et quelquefois à la xénophobie…
M. Field : … que vous entendez en ce moment à l’Assemblée nationale ?
J.-P. Chevènement : Que j’entends, malheureusement. On n’a pas le temps d’en faire, je dirais, toute une émission. Mais je pense que le premier but, c’est de permettre l’accès à la citoyenneté de ceux qui sont Français, et de permettre à ceux qui le veulent de s’intégrer, de stabiliser ceux qui sont déjà en situation régulière, qui sont quand même 4 millions, c’est-à-dire 10, 12 fois plus, au moins, que les irréguliers. C’est une chose qu’il faut rappeler.
Et puis la France doit rester un pays ouvert. Mais, en même temps, il faut assurer la pérennité de la France et, par conséquent, même si le mot vous déplaît, et je sais que ce n’est pas très marrant parce que ce n’est pas le beau rôle – personne ne se bouscule pour jouer ce rôle-là – quand je dis qu’il faut assurer la maîtrise des flux migratoires, moi, je vois bien ce que cela signifie.
M. Field : D’après vous, ce projet de loi va passer quand ? Vos débats vont…
J.-P. Chevènement : … on y arrivera !
M. Field : Vous êtes serein, patient ?
J.-P. Chevènement : Je suis serein avec un « e ».
M. Field : D’accord !
Jean-Pierre Chevènement, merci.
Vous serez le dernier invité de l’année civile à « Public » puisque nous allons arrêter l’émission pendant 15 jours, pour la période des fêtes, et vous laisser souffler et nous permettre à nous de souffler.
Je voulais juste vous remercier d’avoir été de plus en plus nombreux à regarder cette émission au fil des semaines. Vous étiez presque 7 millions, la semaine dernière, à nous accompagner.
Merci à tous. Merci aux techniciens de TF1.
Je vous souhaite à vous toutes et à vous tous d’excellentes fêtes de fin d’année. Un bon début d’année prochaine que nous commencerons, nous, en compagnie de Dominique Strauss-Kahn qui sera le premier invité 1998 de « Public ». Ce sera le 4 janvier.
Un petit avant-goût des fêtes de Noël et un beau cadeau de Noël, c’est Claire Chazal qui vous attend pour le « 20 heures » dans un instant.
Et puis, nous, après un tel débat, l’équipe de « Public » va se retrouver autour d’un couscous. On ne pouvait pas faire moins !
Bonnes fêtes de fin d’année et au 4 janvier.