Texte intégral
RTL - Mercredi 19 mars 1997
O. Mazerolle : F. Léotard a mis sur la même ligne le Front populaire et le Front national, en disant qu’il n’y aurait aucune complaisance à l’égard ni de l’un, ni de l’autre. Il s’attire la réplique du PS : « C’est une insulte à l’Histoire. »
P. Méhaignerie : Je ne connais pas le contexte dans lequel F. Léotard s’est exprimé mais, je connais ses positions personnelles et je sais que ses positions personnelles ne correspondent pas à cette phrase. Donc chacun peut s’exprimer parfois et, je dirais, faire une erreur de formulation.
O. Mazerolle : On peut mettre le PS et le FN sur la même ligne ?
P. Méhaignerie : Non, ni pour moi, ni pour l’UDF, d’ailleurs, dans la mesure où le FN, qui est un parti qui recherche des boucs émissaires, qui n’a aucun projet politique... Nous avons des différences fortes avec le PS et, sur certains points, nous pouvons nous entendre. Et puis, il entre dans le cadre de l’alternance démocratique.
O. Mazerolle : Alors, vous entendre avec le PS, ce n’est pas ce que disent beaucoup de membres de la majorité pour qui, au contraire, il faut sortir du socialisme ?
P. Méhaignerie : Je partage cette analyse.
O. Mazerolle : On est encore dans le socialisme aujourd’hui, en France, au bout de cinq ans de majorité de droite ?
P. Méhaignerie : On est encore dans une société trop administrée et trop étatique, oui. Et, il faut simplifier, il faut alléger la dépense publique. Puisque nous parlons d’emplois, toute l’expérience des pays voisins montre qu’il y a deux clés de la réussite : mieux gérer l’État et alléger la dépense publique et, deuxièmement, alléger les charges sociales qui pèsent sur les salaires. Faisons cela pendant cinq ou six ans et nous aurons des résultats en terme d’emploi.
O. Mazerolle : Alors le PS a présenté hier son programme économique avec ce thème : « Le Gouvernement a cassé la reprise, il faut donc relancer cette reprise par une augmentation du pouvoir d’achat. » Cela va être le thème de la campagne électorale ?
P. Méhaignerie : Ce n’est pas la réponse exacte dans la mesure où la baisse des taux d’intérêt, aujourd’hui, et la reprise de la croissance montrent qu’il fallait d’abord réformer et maitriser les dépenses publiques ; le Gouvernement s’y est engagé. Moi, je trouve que le programme du PS, c’est le programme d’une société administrée, encore un peu plus étatique, qui ne tient compte ni des leçons du passé, en France, ni des leçons de la géographie et des voisins. Aucun pays européen, pas même social-démocrate, ne s’engage dans cette double voie du moule unique pour tout le monde, la réduction à 35 heures. « Moule unique », c’est-à-dire, pourquoi imposer la même solution à toutes les entreprises ? Je prends deux exemples...
O. Mazerolle : Mais, il faut bien créer des emplois, le PS pense que c’est une façon de créer des emplois.
P. Méhaignerie : Eh bien, c’est la voie inverse de la bonne voie. Je prends deux exemples : prenez la maroquinerie qui travaille difficilement sur un marché très compétitif, vous allez d’une part, lui réduire à 35 heures, maintenir les salaires et, en même temps, lui supprimer les charges sociales sur les bas salaires : elle va être dans une situation difficile. Et l’entreprise du bâtiment, elle qui ne trouve déjà pas de main-d’œuvre, en réduisant à 35 heures, qu’est-ce que vous allez faire ? Mettre tout le monde sur la même toise, c’est l’inverse des bonnes solutions. Ce sont des solutions étatiques qui n’ont marché nulle part dans le monde.
O. Mazerolle : Mais là, en parlant du bâtiment, vous voulez dire par là qu’en fait, il y a des gens qui ne veulent pas être employés par le bâtiment ?
P. Méhaignerie : Bien entendu, il y a des offres d’emplois nombreuses qui ne sont pas satisfaites et, d’ailleurs, si à certaines périodes, dans les 20 dernières années, nous avons fait appel à l’immigration, c’est parce qu’il y avait des emplois, peut-être insuffisamment bien payés, mal considérés, qui ne trouvaient aucun candidat. Or, aujourd’hui, mettre 35 heures pour tout le monde, sous la même toise, me paraît une absurdité.
O. Mazerolle : Est-ce que, tout de même, le discours du PS ne risque pas de porter puisque, dans la majorité, on reconnaît que le taux de croissance qui sera, cette année, supérieur à celui de l’année dernière, ne suffira vraisemblablement pas à faire diminuer de manière tangible le taux de chômage ? Et le PS dit : puisque les recettes éprouvées alors que la campagne de J. Chirac portait sur la réduction du chômage , n’ont pas porté leurs fruits, il faut faire autre chose.
P. Méhaignerie : Je reconnais qu’il faut du temps pour une bonne politique. Regardez les Pays-Bas, c’est au bout de dix années d’application des deux remèdes maitrise de la dépense publique, allégement des charges sociales qu’ils ont des résultats. Je suis convaincu que si nous poursuivons cette politique de bonne gestion, de recentrage de l’État sur ses fonctions, nous aurons des résultats. Et J. Barrot dit souvent que désormais, la croissance est plus riche en emplois et avec 1,5 point de croissance, nous sécrétons de nouveaux emplois. Et donc, je pense que, comme d’autres pays, nous pouvons dégager, dans les prochaines années, 200 000 à 300 000 emplois supplémentaires chaque année. Et avec les formules temps choisi, les formules loi Robien, nous laissons les entreprises respirer et nous ne mettons pas tout le monde sous le même couvercle.
O. Mazerolle : Est-ce que tout de même vous n’avez pas, vous-même, des doutes, puisque vous avez suggéré, il y a trois jours, que, sur certains points, il y ait une rencontre avec les socialistes pour vous entendre ?
P. Méhaignerie : Je la souhaiterais vraiment cette rencontre. Pourquoi ? Parce que les entreprises...
O. Mazerolle : Pour vous entendre sur quoi ?
P. Méhaignerie : Sur, par exemple, une seule orientation : l’allégement des charges sociales sur les bas salaires. C’est ce qu’ont fait les pays libéraux, c’est ce qu’ont fait les pays sociaux-démocrates. Si nous donnions aux entreprises le sentiment que sur certains points, il y a un consensus, qu’il y a une stabilité des règles, qu’on ne change pas tous les 18 mois de politique économique, je vous assure que le pays, vis-à-vis de l’extérieur, et à l’intérieur, reprendrait confiance en lui-même.
O. Mazerolle : Mais est-ce que vous ne tuez pas le débat politique en présentant cette proposition parce que vos électeurs vont se dire : s’ils s’entendent avec le PS sur certains points, est-ce qu’il y a vraiment des différences ?
P. Méhaignerie : Il y a quelques points sur lesquels on peut s’entendre, il y a d’autres différences. Le problème du PS, aujourd’hui, c’est qu’il n’a pas de marché politique. Quelles sont les trois solutions possibles ? Des solutions radicales de type PC ou socialistes durs elles ne fonctionnent pas , ou des solutions thatchériennes nous ne les avons pas empruntées en France. Et puis, il y a des solutions de type libéral-social, ce sont celles qui sont empruntées par la France, celles qui sont empruntées par les pays libéraux, aujourd’hui, en Europe, et par les pays sociaux-démocrates. Je reconnais que pour le PS, il n’y a pas beaucoup de marché politique aujourd’hui et que son entente avec le PC le conduit à prendre des solutions administrées, étatiques, qui n’ont marché nulle part.
O. Mazerolle : P. Méhaignerie, le Canard enchaîné publie une information selon laquelle vous pourriez être mis prochainement en examen avec d’autres membres du CDS concernant le financement de votre parti, vous vous attendez à recevoir du courrier du juge d’instruction ?
P. Méhaignerie : Il y a eu un démenti clair.
O. Mazerolle : De qui ?
P. Méhaignerie : Du juge, me semble-t-il, ou du procureur, hier soir.
La Une - Mars 1997
La Une : Pierre Méhaignerie, ne trouvez-vous pas que l’homme politique a une image assez dure au travers de la presse, en règle générale.
Pierre Méhaignerie : Elle ne correspond pas du tout à la réalité. Il faut reconnaître que ce que qu’on dit des hommes politiques tient moins du fait que de la perception du fait. Et, selon le canal, on va s’appuyer beaucoup plus sur son discours plutôt que sur ses actes.
Si nous voulons sortir de cette « diabolisation » des hommes politiques, il faut revenir – au plan des médias , au jugement des hommes politiques à partir de leurs actes.
La Une : Comment peut-on y remédier ?
Pierre Méhaignerie : Je pense que nous avons une presse beaucoup trop parisienne et trop centralisée. Donc, très liée aux modes et à certaines formes de snobisme. Cette concentration est une des caractéristiques des pays développés. C’est également vrai en matière économique, politique comme médiatique...
C’est pour moi la principale faiblesse aujourd’hui du pays : tout vient d’en haut et tout remonte à Matignon. Même les bovins ! Il y a trois mois, un défilé de bovins est allé jusqu’à l’Élysée.
Il y a deux ou trois ans, j’avais eu une discussion comme président de la famille démocrate chrétienne française avec tous mes collègues européens des autres partis démocrates chrétiens.
Nous regardions l’avenir des pays européens dans les 15-20 prochaines années, et le point de vue exprimé sur la France c’est toujours intéressant d’avoir un regard extérieur était le suivant : « La France est probablement le pays qui a potentiellement le plus d’atouts. Mais elle a des faiblesses qu’elle ne parvient pas à corriger. »
La Une : Où se situent les principales faiblesses ?
Pierre Méhaignerie : D’abord dans le rôle de l’État qui est perçu comme « beaucoup trop important ». Le conseil unanime qui se dégageait était de « recentrer l’État sur ses fonctions régaliennes. Car, l’État gère mal, il gère de loin, il gère à coût élevé et il est plus sensible à la pression de la rue qu’à la hiérarchie des vraies priorités sociales.
Deuxième faiblesse, ils ajoutaient : « Vous êtes dans un pays trop centralisé où tout vient d’en haut ».
Aujourd’hui, dans une société complexe, c’est la capacité rapide d’adaptation qui est la clef du succès. Or, un système centralisé et rigide s’adapte difficilement.
Troisième faiblesse décrite : « Vous avez un système de prestations sociales qui progresse beaucoup trop vite par rapport à la richesse nationale. Il a tendance à étouffer le moteur économique ou à vous placer dans un système d’assistance trop développé ».
Et puis, quatrième faiblesse, « Vous avez un système d’éducation qui privilégie beaucoup trop l’abstraction et qui déconsidère totalement les jeunes qui s’orientent vers la formation professionnelle et les enseignements techniques. Vous avez une société bloquée avec peu de mobilité et avec un vivier de créateurs d’emplois potentiels plus faible ».
Ils terminaient leur analyse en conseillant de corriger ces faiblesses, « et vous serez le pays européen qui a le plus de chance ».
J’estime que c’est là l’axe politique d’un gouvernement sérieux. C’est ce qu’il faut expliquer au pays, à la fois pour lui redonner confiance en ses capacités et lui redonner de l’espoir. Mais, lui montrer que l’espoir est conditionné par l’acceptation de quelques disciplines qui permettent la réussite ici ou ailleurs.
La Une : Ça s’appelle le libéralisme ce que vous décrivez ?
Pierre Méhaignerie : Pour moi, c’est le libéralisme social. Le libéralisme est une économie sociale de marché. Nous sommes dans un monde de rigueur, de lutte et d’effort. Il faut en accepter les exigences, sinon c’est le risque du déclin.
Mais, il faut faire en sorte que cette performance, que permet le libéralisme d’économie de marché, profite à un projet social. Et, à côté des performances du marché, il y a le rôle de l’État. En le centrant sur ce qu’il peut bien faire et non pas dans ce qu’il fait mal !
La Une : Les Français semblent libéraux, mais pas leurs hommes politiques...
Pierre Méhaignerie : La prise de conscience de cette analyse est aujourd’hui insuffisante. La volonté politique de corriger par des actes dans la vie et dans les choix quotidiens n’est pas assez déterminée. Je le regrette mais c’est une pédagogie que nous devons tous développer. Malheureusement, dès qu’il y a un problème, on fait appel à l’État ! Et même les libéraux, les libéraux sociaux, qu’ils soient du centre ou de droite, ont tendance comme la majorité des Français, à ne pas couper le réflexe culturel d’appel permanent à l’État.
Tant que Matignon voudra tout diriger d’en haut, il alimentera ce réflexe d’appel permanent à l’État.
Si nous voulons vraiment progresser dans la réforme, surmonter les corporatismes, pour gagner et les réussir, il faut répartir les difficultés et accepter d’aller beaucoup plus loin dans la décentralisation et dans la déconcentration, de développer le plus possible l’expérimentation.
Comme dans un pays centralisé, nous ne pouvons pas aller vers un système fédéral. Il y a une solution intermédiaire qui permet de mobiliser d’avantage les acteurs du terrain et de rendre les gens responsables : c’est d’expérimenter les réformes difficiles. Les Français ont toujours peur du changement parce qu’ils n’en voient que la face négative. Dès lors que la réforme a été expérimentée, ça leur permet de voir non seulement le côté négatif – car, tout changement est douloureux mais aussi le côté positif !
La Une : Vous pensez à quel type de réforme en particulier ?
Pierre Méhaignerie : Prenons la réforme de l’université. Lorsque je présidais le groupe centriste, après l’élection en 1988 et l’arrivé de Michel Rocard comme Premier ministre, nous nous étions placés dans une position d’ouverture, de façon à engager les réformes indispensables. À la grande critique de nos voisins du RPR et du PR, qui déjà nous accusaient potentiellement de traîtrise... Je me souviens d’une discussion avec le ministre de l’éducation. L’ancien directeur de cabinet, de M. Chevènement nous avait dit : « Vous, centristes, si vous voulez vraiment faire prévaloir vos convictions, vous avez la capacité de peser sur les choix des socialistes dans la mesure où ils n’ont pas la majorité. Ils sont obligés de rechercher l’appui du parti communiste. Pesez donc de tout votre poids. Par exemple, sur l’éducation, négociez avec Monsieur Jospin ce que j’avais fait et dites-leur : je vote le budget à la condition que Monsieur Jospin expérimente l’autonomie sur deux universités ».
Nous entrons en négociation avec Monsieur Jospin. Quelques heures après, Monsieur Jospin nous répond : « Non, ce n’est pas possible, je ne veux pas de difficultés avec les organisations syndicales ».
La Une : C’est le même problème pour tous les ministres de l’éducation...
Pierre Méhaignerie : C’est, un peu, le problème pour tous les ministres de l’éducation. L’expérimentation, nous l’avons engagée avec le RMI, par exemple. Je propose qu’on l’engage avec d’autres réformes, comme celle du logement, pour aller vers la fluidité totale.
La Une : Jean-François Revel, dans une interview au Figaro, disait que la moitié du RMI seraient octroyée aux étrangers...
Pierre Méhaignerie : Je ne connais pas les chiffres exacts mais cela m’étonnerait.
En effet le bénéfice du RMI est subordonné à des conditions administratives et statutaires tenant notamment à la régularité du séjour en France. Par ailleurs, dans ce libéralisme social. Le RMI constitue le dernier filet de sécurité justifié et reste donc nécessaire.
À une seule condition : c’est que les départements se mobilisent suffisamment pour proposer de l’insertion. On peut suspendre le RMI et nous le faisons pour deux ou trois cents cas par an en Ille-et-Vilaine –, mais seulement lorsqu’un bénéficiaire refuse un travail ou une insertion. Il ne faut pas tomber dans l’assistance et tous les dangers de l’assistance.
La Une : Êtes-vous favorable à la suppression des allocations chômage dans certains cas de ce type, comme le pratiquent certains pays nordiques ?
Pierre Méhaignerie : Absolument. Le Danemark et la Suède le font lorsque deux propositions sérieuses ont été faites. La suspension des indemnités est nécessaire ou bien nous aurons de plus en plus le malaise qui se ressent dans le pays, qui se résume ainsi : « À force d’assistance, vous allez complètement désinciter au travail ! ».
La Une : Aujourd’hui, cette prime au « non travail » devient presque incitatrice par rapport au travail ?
Pierre Méhaignerie : Oui, parce que l’écart qui existe n’est pas suffisamment important entre celui qui travaille au SMIC et quelqu’un qui bénéficierait du RMI, auquel s’ajoutent une APL plus importante, l’exonération d’impôt local, la carie santé, voir un petit travail au noir... On s’habitue avec le RMI au bout de quelques années. C’est ce qui se passe dans les territoires d’outre-mer.
La Une : Au-delà de ce diagnostic, est-ce que le problème français n’est pas l’impuissance politique ?
Pierre Méhaignerie : J’ai été dix ans au gouvernement, à des postes qui n’étaient pas toujours très faciles : l’agriculture, l’équipement, la justice. Il est vrai qu’il est plus agréable de dire oui que de dire non. C’est plus agréable de rechercher la tranquillité plutôt que de se fixer une ligne et de s’y tenir.
C’est la raison pour laquelle, personnellement, j’avais dit avant les élections présidentielles qu’il y avait une fenêtre d’opportunités de quelques mois, durant laquelle l’opinion publique offrait au nouveau président une marge forte d’initiatives. Aussi, je regrette beaucoup qu’il n’y ait pas eu de dissolution, je l’avais dit publiquement et je la souhaitais. De même, je regrette que la voie des ordonnances n’est pas été retenue : sept ou huit ordonnances auraient permis de réunir les conditions de la réussite sur la sécurité sociale, sur la réduction des déficits publics, sur la décentralisation.
La Une : Vous pouvez ma dire pourquoi elles n’ont pas été prises ?
Pierre Méhaignerie : Avant l’élection de 1995, dans l’avion qui revenait d’un meeting à Rennes, j’ai essayé, avec Alain Madelin, de convaincre le candidat à la présidentielle : Jacques Chirac. Celui-ci estimait devoir tenir la promesse faite au députés, qu’il n’y aurait pas de dissolution. À mon avis, il a pensé qu’il serait plus facile de gouverner. Il a été tenté, de tenir cette promesse dans un secteur où il aurait été préférable de ne pas la tenir.
Certains hommes politiques ont du mal à penser que nous ne sommes plus dans les années 70-80 ! Les défis du vieillissement, de la mondialisation et de la technologie, imposent d’être beaucoup plus rigoureux dans la gestion de l’État.
Mon regret, c’est qu’il n’y ait pas eu dissolution et ordonnances. Au lieu de cela, nous avons assumé un collectif budgétaire en juin qui était une folie ! Avec 50 milliards de dépenses publiques supplémentaires et 100 milliards de prélèvements.
Ce n’était pas le signe à donner. Cc n’était pas le signe qu’attendaient les électeurs ! Si bien que dans les mois qui ont suivi, il y a eu les événements de décembre...
Depuis, on conseille au gouvernement une très grande prudence, ce que je peux comprendre. Certains disent même que le Gouvernement est tétanisé, sachant qu’aujourd’hui ses orientations sont bonnes ! Mais, parfois, les pas dans la réforme sont trop petits pour obtenir des résultats rapides.
La Une : Avec le recul, est-ce que finalement Édouard Balladur ne s’est pas lui-même condamné en se mettant dans la situation d’un présidentiable. Dès la deuxième année, à son poste de Premier ministre, Édouard Balladur ne réformait plus, excepté la retraite ?
Pierre Méhaignerie : Oui, la retraite et d’autres actes. Je pense, par exemple, à la loi Giraud qui donnait un certain nombre de leviers en matière de politique de l’emploi. En matière de justice également.
Et puis la seconde année à un an des élections présidentielles , les exigences du candidat se sont imposées. C’est toujours la difficulté à un an des élections présidentielles ou législatives. La marge d’action pour un gouvernement est beaucoup plus limitée car, les électeurs ne jugent pas sur la durée ou les choix qui produiront des résultats trois ans après, mais, jugent sur les résultats qu’ils connaissent dans les mois qui précèdent l’élection.
La Une : Balladur n’aurait-il pas mieux fait de se montrer ferme et courageux par rapport aux réformes ?
Pierre Méhaignerie : Malheureusement, aucune élection en France dans les dernières années n’a encore démontré que le langage de vérité, les positions de rigueur, les actes de courage étaient plus payants qu’une certaine démagogie... Peut-être assistons-nous aujourd’hui à un changement, mais, je n’en suis pas encore totalement convaincu...
Il n’y a que Raymond Barre qui, aujourd’hui, puisse gouverner en prenant les décisions nécessaires mais parfois impopulaires ; il a, en effet, une vision de l’avenir et du monde qui lui donnent une force de conviction extrêmement grande. J’ai toujours pensé qu’il aurait été un excellent Premier ministre, suite à ces présidentielles, pour faire ce qui devait être fait. Cela aurait donné à la France une image extrêmement forte, compte tenu du fait qu’il est unanimement respecté à l’extérieur.
Aujourd’hui, le problème que je ressens sur le terrain avec les leaders d’opinion et particulièrement les chefs d’entreprise, est celui-ci : la France a-t-elle encore un avenir ? Vaut-il mieux investir en France ou investir ailleurs ? Certains se posent la question ! Et, ils se demandent si c’est la loi de la rue qui va l’emporter ou si les hommes politiques seront capables de définir une perspective et de s’y tenir courageusement.
La Une : Vous imaginez que Monsieur Barre soit Premier ministre ?
Pierre Méhaignerie : C’est une solution que je n’exclue pas... Je ne connais pas son état d’esprit. On sait très bien qu’avec lui les choses qui devraient être faites, les réformes nécessaires pour la France et que les gens, inconsciemment, ressentent comme nécessaires pourraient l’être !
La Une : Ne serait-ce pas justement parce que Raymond Barre serait quelque part un peu désintéressé par rapport à une carrière politique ?
Pierre Méhaignerie : Assurément ! Il n’est pas en concurrence avec d’autres qui ont une image à se faire, une popularité à développer et des perspectives à préserver.
La Une : Sur le plan de l’emploi, que préconisez-vous ?
Pierre Méhaignerie : J’estime aujourd’hui que l’on fait ce qu’il faut faire pour gagner la bataille de l’emploi. On sait quelles sont les réponses ; d’ailleurs elles ont été parfaitement édictées dans un document signé Michel Rocard. C’était le document du dixième plan. Ce document était remarquable et fixe pour ambition à la France un haut niveau d’emplois. Il était suivi d’une dizaine de préconisations.
Je vous en cite quelques-unes :
« Dans les prochaines années, la dépense publique doit augmenter moins vite que la richesse nationale ». Et, dans la « dépense publique », il était précisé entre parenthèses, « État, collectivités locales, sécurité sociale » ! Deuxième mesure : « Les régimes de retraite doivent être adaptés sans tarder au nouveau contexte démographique. Non seulement les retraites du secteur privé mais également les retraites du secteur public ». Si nous l’avions fait, nous serions dans un contexte de confiance beaucoup plus grande.
Troisième mesure : sur l’université et la formation professionnelle... Et, quand aujourd’hui, Michel Rocard écrit dans un livre : « Nous avons tout essayé », je lui ai répondu l’autre jour « Vous avez tout essayé sauf ce que vous aviez vous-même dit qu’il fallait faire et que nous n’avons pas tenté ! ».
La Une : Que vous -t-il répondu ?
Pierre Méhaignerie : Il a ri... C’était au club Vauban. Vous savez c’est un club avec Simone et Antoine Veil où se retrouvent des hommes politiques qui sont de sensibilités différentes. Et, je reconnais que dans ce club où nous échangeons des idées sur le pays, 90 % des solutions sont largement partagées. Qu’elles émanent de responsables de droite ou de gauche.
On sait quel est le diagnostic du pays et nous connaissons les mesures qu’il faudrait prendre ! C’est là, le défi des prochaines années : être capable d’accepter les adaptations qui s’imposent, les disciplines qui permettront la réussite en ayant le souci de l’équité.
Parce que nous sommes dans un pays où la notion de « gros » et de « petits » reste forte.
Nous devons avoir un souci d’exemplarité. C’est l’exemplarité qui doit venir d’en haut, comme l’avait suggéré Monsieur Balladur, qui avait – peut-être démagogiquement, mais ce sont des mesures qui pèsent lourd , proposé de réduire de 10 % les indemnités des ministres.
La seule mesure qui puisse entraîner EDF, SNCF et toutes les grandes structures publiques, à alléger leurs frais généraux, est que les grandes institutions publiques depuis le parlement jusqu’à la présidence de la République serrent leurs budgets et montrent l’exemple par une réduction draconienne de leurs dépenses.
Ce sera un moyen pour entraîner le pays et les autres grandes institutions publiques.
Le programme économique du PS apparaît en opposition avec les grandes lignes de leur politique. Les contradictions internes du PS sont ainsi mises en lumière.
Car, je pense qu’à l’intérieur du PS, il y a toujours deux familles. Une famille social-démocrate, qui veut gouverner sérieusement, qui a des références de qualité, peut-être incarnées par Rocard et Delors, qui est reprise en Angleterre avec Tony Blair, ou Danemark et dans les Pays-Bas. Et, il y a une tendance de socialisme étatique, malheureusement présente dans la tête de la majorité des militants. Celle-ci serait incarnée plutôt par Jospin. Je dis « plutôt » car, je reconnais que sa campagne présidentielle n’était pas marquée du sceau de la démagogie.
Mais, je pense que les rapports de forces internes au PS et les tendances permanentes idéologiques ramènent au socialisme et à l’étatisme. C’est suicidaire !
J’entendais Sarkozy, l’autre jour dire « Ce n’est pas le grand bond en avant, c’est le grand bond en arrière ! ». Ils ne tirent aucune leçon de l’évolution du monde et de l’évolution de l’Europe.
La Une : Comment expliquez-vous que les Français soient à ce point « amnésiques ?
Pierre Méhaignerie : Je crois que, pendant les premiers mois, nous n’étions pas très bons. Donc, les Français regardaient ailleurs. Depuis, il y a un redressement de notre côté et au contraire une détérioration du programme du PS.
Avec un peu plus de croissance – plus porteuse d’emploi , une gestion rigoureuse, et si le Président de la République dessine un chemin et s’y tient... Les Français auront le sentiment que la route est tracée, toutes les chances seront de notre côté.
La Une : Que pensez-vous du Président de la République, de son action ?
Pierre Méhaignerie : J’ai constaté il y a 15 jours, lorsqu’il expliquait le caractère suicidaire de la retraite à 55 ans et qu’elle allait conduire à la dégradation de l’emploi, qu’il y avait un premier signe de fermeté.
Je pense qu’il y a une ligne de fermeté à tenir ! Il faut savoir choisir son conflit, comme d’autres aux États-Unis ou en Allemagne. Dire « l’État ne peut pas ! » En fixant les limites !
Il est trop vrai que nous ne réduisons pas le fossé qui existe entre le secteur protégé et le secteur non protégé. Il y a actuellement un élément qui permettrait de le corriger : c’est la loi Robien.
La Une : À propos de cette loi Robien, certains, tels Alain Madelin, dénoncent son coût pour l’État : 700 000 francs par emploi...
Pierre Méhaignerie : Effectivement. Le problème existe et nous avons, au niveau de la commission des finances, décidé de confier à deux sociétés d’audits un examen contradictoire pour tenter de préciser la « fourchette » et éviter une guerre idéologique à partir de chiffres infondés de part et d’autres.
Ma position personnelle est que la loi Robien peut être la meilleure ou la pire des choses.
Je ne suis pas de ceux, qui critiquent cette loi car, elle peut être excellente. Je vous en donne deux cas : lorsque vous considérez un abattoir de poulets dans le Finistère, recourant à du personnel féminin, travaillant en deux huit toute la journée, vous ne trouverez pas de personnel acceptant facilement de faire ce travail difficile. Au lieu de faire commencer une équipe à 5 heures du matin, elle pourrait commencer à 7 heures, et la dernière équipe finir à 20 heures au lieu de 22 heures. Que ces femmes puissent bénéficier de 98 % de leur salaire, grâce à la loi Robien et à l’aménagement des conditions de travail et des conditions de vie, je dis « oui » car, c’est une véritable amélioration.
Par contre, si vous faites profiter de la même loi les transports publics des villes, où les personnels bénéficient de la sécurité de l’emploi, d’une protection, de salaires plus élevés, vous allez la « tuer » cette loi ! Et vous allez la « tuer » pour d’autres secteurs qui pourtant en ont vraiment besoin. Soit parce qu’ils sont soumis à la concurrence internationale, soit parce que ce sont ceux qui auront tendance à être le moins considérés, qui auront tendance à être délaissés demain par les demandeurs d’emplois. Dans ces cas-là, la loi Robien est excellente !
Autre exemple : j’ai à deux-cents mètres de chez moi une usine de maroquinerie. Il y a 400 personnes qui y travaillent, essentiellement des femmes. La première équipe commence à cinq heures du matin vous imaginez les problèmes de garde d’enfants.
Grâce à la loi Robien, vous pouvez améliorer la productivité de l’entreprise, revaloriser un certain nombre de métiers industriels ; vous rapprochez le secteur sécurisé par rapport au secteur qui ne l’est pas.
Donc, vous conciliez productivité du travail, compétitivité de l’entreprise, amélioration des conditions de travail et réduction des inégalités. Et, c’est là où je dis que cette loi peut être excellente.
Si c’est pour permettre aux cabinets d’expertise comptable de pouvoir partir plus tôt le vendredi pour aller jouer au golf aux frais de la collectivité, évidemment je dis « non » !
La Une : De nombreux industriels reprochent à l’Europe d’être une passoire économique. N’y a-t-il pas là, une faillite de l’Europe politique, dans sa capacité à négocier face aux zones protectionnistes ?
Pierre Méhaignerie : C’est une position assez française qui n’est pas partagée par la majorité des pays de l’Union européenne qui estiment que la France retrouve en permanence ses traditions protectionnistes.
Si vous faites des échanges avec la Tunisie, et que vous créez du pouvoir d’achat qui permet aux industries tunisiennes d’acheter des machines-outils ou des produits pharmaceutiques en Europe, vous assurez le développement et la paix en Tunisie, vous accroissez la coopération entre les peuples et vous donnez du pouvoir d’achat à ces pays qui vous permettent d’acheter des produits industriels et des salaires sur la base de 12 000 francs par mois.
Mais, je reconnais avec vous que la mutation doit être maîtrisée et que dans certains domaines nous avons fait preuve de naïveté.
Ne jetons pas totalement toute idée d’ouverture dans la mesure où tout se construit grâce à une coopération économique. Pour donner à ces pays des moyens de développement, il faut pouvoir lui acheter pour lui vendre.
Dans le même temps je pense à des discussions avec la Chine il faut être sans naïveté... Le bilan fait est très différent, surtout entre la France et l’Allemagne. C’est ce que l’on me disait en permanence alors que j’étais ministre de l’agriculture.
Je me souviens d’une visite du ministre de l’agriculture du Botswana, nous n’y avions pas encore découvert du minerai dans ce pays. C’était un des pays réputés les plus pauvres du monde ! li voulait absolument exporter 2 000 ou 3 000 tonnes d’abats sur le marché européen. Au nom de la protection des intérêts des agriculteurs Français, je lui ai répondu non. Et, le ministre s’est mis à pleurer dans mon bureau en disant « Vous ne vous rendez pas compte, nous ne pouvons acheter aucun produit pharmaceutique, aucun produit médical et vous refusez un échange qui nous permettrait un minimum de développement ! ».
Quand vous êtes face à ces questions, vous vous demandez « Où est l’intérêt général ? » 3 000 tonnes d’abats venant du Botswana en 1978, était-ce si catastrophique que cela ? D’autant que cela permettait de sauver des vies...
La Une : Votre modèle de développement pour la France ne serait-il pas tout simplement le modèle Allemand ?
Pierre Méhaignerie : Oui, avec la culture française, quand même... C’est un modèle d’économie sociale et écologique de marché. Un système décentralisé qui fait appel à la responsabilité et à l’initiative des hommes.
En même temps, un système qui prend conscience que l’État a un rôle à jouer autant sur l’efficacité pour assurer la cohésion sociale et une certaine unité du pays.
L’année dernière, la commission des finances a permis au gouvernement de faire un virage. De ne plus juger le Gouvernement sur ses dépenses mais sur sa capacité d’économie. C’était un changement culturel assez profond ! ·
Le parlement avait l’habitude de proposer des dépenses, nous avons inversé et proposé des économies. Cela a changé beaucoup de choses, y compris dans la préparation du budget de 1997.
La Une : Vous pensez y arriver réellement ?
Pierre Méhaignerie : J’espère bien, car, on ne peut pas vouloir l’investissement et l’emploi et prendre des mesures qui vont en sens inverse. Il y a un problème de cohérence.
Il y a des mots qui font saliver en France. C’est le cas du mot ISF. Dans toutes les réunions publiques, j’explique pourquoi je peux à la fois défendre le plafonnement de l’ISF pour sauver les emplois, des investissements et des entreprises, et en même temps lutter contre certaines niches qui créent des rentes de situation.
L’équité n’est pas dans le maintien de l’ISF tel qu’il est ! C’est de l’inefficacité et de l’absurdité.
Et, je regrette beaucoup que M. Seguin ne prenne pas ses responsabilités, n’ayant pas dans ce domaine pris une position claire à l’égard du plafonnement de l’ISF.
La Une : Pourquoi ?
Pierre Méhaignerie : Quelques personnes et ils ont une responsabilité importante disent avoir demandé à l’issue de la commission mixte paritaire, un vote personnel à chaque député. Chacun de ces députés n’ayant pas la capacité d’expliquer sa position, une certaine inquiétude s’est faite sentir... Pour ne pas engager un débat sans fin à l’Assemblée nationale, la majorité des membres de la commission des finances, RPR et UDF, a préféré différer la décision.
La Une : Vous pensez que c’était volontaire de la part de Philippe Seguin ?
Pierre Méhaignerie : Je n’apporte pas de réponse. Chacun pense ce qu’il veut. C’est ce que je disais à mes collègues parlementaires : la proposition ne visait en rien la suppression de l’ISF. Le plafonnement de l’ISF qui avait été décidé par M. Bérégovoy lui-même, constituait une erreur admise par le groupe socialiste lui-même.
Le non-plafonnement a des effets pervers beaucoup plus importants que les effets positifs. Il y a sans aucun doute un manque de rationalité et de capacité d’expliquer au pays tranquillement ces données... Mais, les médias ont également leur part de responsabilité.
La Une : Est-ce que vous pensez que les politiques français ont suffisamment conscience du danger pour les entreprises ?
Pierre Méhaignerie : Non pas assez, et il y a un autre élément qui compte : ce sont les entreprises familiales. Vous avez dit tout à l’heure que j’étais un élu de l’Ouest. Cette région, grâce à la qualité des hommes et des dirigeants, a connu un bon développement des entreprises familiales. Elles sont la base industrielle de l’ouest. Et, c’est sur cette base industrielle que nous pouvons asseoir une deuxième phase de développement.
Sachez que les frères et sœurs, membres de la famille et copropriétaires de ces entreprises familiales et n’ayant pas de fonctions dirigeantes, peuvent payer plus d’impôts sur le revenu que de revenus ! Du fait du système, l’ISF ne peut que les conduire c’est humain à estimer que dans le cadre d’une nouvelle phase d’investissement, il vaut mieux réaliser les investissements dans un pays voisin que chez soi ! C’est là où je dis que c’est négatif, à terme.
De plus, ils ne redistribuent pas les dividendes pour garder la propriété aux mains de la famille.
Donc, nous nous pénalisons nous-mêmes. De plus, nous risquons de voir les emplois, les investissements, le dynamisme, cassés par un système absurde !