Interview de M. Jacques Barrot, ministre du travail et des affaires sociales, dans "Le Parisien" le 27 janvier 1997, sur "les usages contestables" de la loi Robien de réduction du temps de travail contre embauche, et son inapplicabilité au secteur public.

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Média : Le Parisien

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Le Parisien : Depuis quelques jours, la polémique autour de la loi Robien, et de son coût potentiel, est montée d'un cran. Quel est votre point de vue ?

Jacques Barrot : Nous avons, de ces premiers mois d'expérience de la loi Robien, une appréciation globalement positive. D'abord parce qu'elle a développé une dynamique de la négociation sociale et de l'aménagement/réduction du temps de travail. Ensuite, même si nous n'avons pas assez de recul pour juger de l'efficacité de la loi en termes d'emplois, quand elle est bien employée, elle crée incontestablement des postes nouveaux et durables.

Le Parisien : Vous pensez donc qu'elle peut être mal utilisée ?

Jacques Barrot : J'ai deux remarques. D'abord, il ne faut pas ramener tout aménagement du temps de travail en France à la loi Robien. Certains salariés peuvent accepter une plus grande flexibilité de leurs horaires, contribuer à rendre leur entreprise plus productive, permettre l'obtention de nouveaux marchés… et donc rendre possible la création d'emplois supplémentaires.

Ensuite, il faut éviter des usages contestables de ce texte. Il ne faut pas s'éloigner de l'esprit de la loi, ni des règles de base d'une économie saine. Dans l'industrie comme les services, l'élément majeur de la compétition, c’est le coût horaire du travail. Or, que fait la loi Robien ? Elle donne une incitation financière pour le lancement d'une réorganisation de l’entreprise, qui implique des efforts de l’entrepreneur et des salariés. Mais elle est faite pour éviter de demander aux salariés les moins bien rémunérés (autour du Smic) des pertes de salaire trop significatives. Cela vaut pour une période de lancement, avec l’idée que, grâce aux efforts de tous, l'entreprise va trouver sa vitesse de croisière. Donc, à terme, l'incitation n'aura plus lieu d'être puisque l'entreprise aura réussi à gager ces nouveaux emplois sur des marchés en extension. Et, à ce moment-là, on peut dire que les aides de départ ne sont pas si colossales que cela, car elles débouchent sur des emplois durables.

Le Parisien : Dans quels cas, alors, l’esprit de la loi est-il dévoyé ?

Jacques Barrot : Il y a ici et là des petits malins qui peuvent chercher un effet d'aubaine ! C'est-à-dire qui peuvent profiter de l'abattement de 40 %, en particulier pour des salariés qui ont des rémunérations élevées, et pour lesquels les baisses de charges sont très significatives. Dans ces cas-là, on peut dire que l'entreprise a une stratégie à court terme : dans l'immédiat, elle se dit qu'elle a intérêt à recruter quelques collaborateurs supplémentaires sans pour autant donner des assurances sur le caractère durable de ces emplois. À l'inverse, dans certaines entreprises, on se lance dans le dispositif Robien par générosité, sans se préoccuper de la stabilité de l'entreprise, et l'effet, à terme, est aussi néfaste : le surcroît d'effectifs est supportable, pour le moment, grâce à l'incitation de la loi Robien, mais il ne le sera plus dès lors que l'incitation sera diminuée (dès la deuxième année), puis supprimée.

Le Parisien : Vous voulez en limiter l'usage, ou moment où certains secteurs, qui ne sont a priori pas concernés, aimeraient bien, eux aussi, en profiter !

Jacques Barrot : Cette difficulté est beaucoup plus sérieuse. Effectivement, certains secteurs, dont le financement est essentiellement public – les caisses primaires de Sécurité sociale, le secteur médico-social, etc. disent : mais pourquoi n'utiliserions-nous pas le dispositif ? Et là, nous répondons : nous ne pouvons pas réguler le secteur financé sur fonds publics comme le privé ? Pourquoi ? Parce que ce ne sont pas les clients qui paient, ce sont les contribuables… Bien sûr, là aussi, comme d'ailleurs dans la fonction publique, il faut aller vers l'aménagement du temps de travail. Mais on ne peut 'pas utiliser la même méthode. Et on ne peut pas, surtout, tirer sur la dépense publique, parce que l'argent supplémentaire qui « gagera » l’application de la loi Robien dans le secteur public, il faudra bien le prélever ailleurs. Cela se fera au détriment du secteur marchand, sous forme d’impôts ou de cotisations sociales plus lourds, et au risque de perdre des emplois…

Le Parisien : La barrière que vous mettez devant le secteur public, Nicole Notat demande pourtant qu’elle soit levée dans les transports publics…

Jacques Barrot : C'est sur ce point que l'affaire s'est cristallisée. Le secteur a d'abord réclamé la retraite à 55 ans, et moi-même, j'ai fait remarquer aux chauffeurs de bus que si leur vie était rude, ce n'était pas la peine d'attendre 55 ans pour l'aménager. Je suis d'accord pour reconnaître qu'il faut sans doute améliorer les conditions de travail, et en profiter pour avoir des emplois supplémentaires. Mais nous pensons que, pour y parvenir, nous pouvons prendre d'autres voies que la loi Robien. Il faut répartir l'effort entre le transporteur, qui peut gagner en productivité, la collectivité locale — qui peut, sans concours financier supplémentaire, mieux aménager les circuits dans la ville pour faciliter le travail des chauffeurs – et l'État. Pourquoi l'État ? Parce qu'il est en charge de la sécurité. Nous pouvons donc donner à ce secteur une aide spécifique, qui tienne compte des problèmes d’insécurité en périphérie urbaine. Nous ne fermons pas la porte au problème des transporteurs urbains, mais nous disons : négocions en apportant des solutions spécifiques, avec une aide ad hoc de l'État.