Interview de M. Jean Arthuis, ministre de l'économie et des finances dans "Le Monde" du 2 avril 1997, sur le contrôle de la gestion des entreprises publiques du secteur bancaire et financier, la réforme de la direction du Trésor, l'encadrement du pantouflage et le projet de réforme des règles de procédure budgétaire.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Le Monde : Quels enseignements tirez-vous de la crise que traverse le secteur financier public français ?

Jean Arthuis : Le principal enseignement que je tire de cette crise, c’est qu’il faut sortir au plus vite de l’économie administrée pour en finir avec ses dysfonctionnements et le gâchis irresponsable qui en résulte. Nous devons nous demander comment l’État a pu autant s’impliquer dans de telles aventures, où s’étaient multipliées les présomptions de connivence entre les gestionnaires, la haute administration et les politiques.

Les entreprises du secteur financier privé ont, elles aussi, été confrontées à la crise. Mais la règle est claire : les actionnaires sanctionnent sans délai les risques inconsidérés, les créanciers sont vigilants et le redressement s’opère ou l’activité cesse. Il en va autrement lorsque l’État est actionnaire : on joue les prolongations, recourant à des procédés contestables qui contribuent à dissimuler la gravité de la situation et à masquer les pertes. C’est entre 1988 et 199[Illisible] que s’accomplissent tous les sinistres graves dont nous mesurons aujourd’hui l’ampleur. Le Crédit lyonnais, le GAN, le Crédit foncier, le Comptoir des entrepreneurs, sont autant de dossiers dont l’évocation suscite l’incompréhension, la révolte des contribuables.

Nous devons chercher les responsabilités. De nombreuses actions ont été engagées devant les juridictions, tant en France qu’à l’étranger. Je vous rappelle qu’en août 1996 j’ai demandé que l’on engage des poursuites contre les anciens dirigeants du crédit lyonnais. Il doit être établi que, dans un groupe, les administrateurs de la société mère ne peuvent s’exonérer du devoir de contrôle de la gestion des filiales.

Le Monde : Il faut en sortir, dites-vous… mais comment ?

Jean Arthuis : En mettant les pendules à l’heure ! C’est-à-dire en prenant les moyens d’y voir clair, en recapitalisant lorsque c’est nécessaire, en responsabilisant les dirigeants des groupes publics. J’entends prendre toutes dispositions pour permettre à l’État d’exercer sa responsabilité d’actionnaire, prenant en compte la dimension sociale et financière, l’avenir des entreprises dans l’attente de leur privatisation. Ma priorité, c’est d’assainir la gestion publique, comme les finances publiques. J’entends parfois que ce n’est pas un projet politique. Certes… j’affirme qu’il n’y a pas de projet politique crédible sans image fidèle de la situation et sans assainissement des finances publiques. La politique n’est pas le marché des illusions. Nous avons besoin d’un langage commun qui permette à chacun de prendre conscience de la réalité et des enjeux. La gestion publique s’est trop longtemps rendue suspecte d’avoir créé l’opacité, laissant place à des régulations claniques.

Le Monde : Concrètement, cela veut dire quoi ?

Jean Arthuis : Que la gestion publique doit être transparente, volontaire et responsable. Qu’il faut cesser de faire peser sur les contribuables les risques de ces gestions aventureuses et qu’il faut rendre au secteur privé les sociétés publiques dont la loi a prévu la privatisation.

Le Monde : Comptez-vous accélérer le programme de privatisation ?

Jean Arthuis : Le gouvernement poursuivra les privatisations sans précipitation, mais avec détermination. Vous savez que 27 milliards de francs de recettes sont inscrits dans la loi de finances pour 1997. L’essentiel correspond au produit de l’ouverture du capital de France Télécom. Cette estimation devrait être largement dépassée.

Le Monde : Cela dépend de quoi ? Quel est votre projet de calendrier, pour les privatisations, en 1997 ?

Jean Arthuis : Certaines procédures sont déjà engagées ou le seront cette année. Elles concernent Thomson-CSF, le CIC, le GAN, la banque Hervet ou la Société marseillaise de crédit. Il y a enfin la mise sur le marché de France Télécom, dont nous espérons 30 à 50 milliards de francs. Sur ce dossier, certaines questions préalables doivent être tranchées : la valeur de l’action et la quotité du capital que nous mettrons sur le marché, étant entendu que l’État doit en garder au minimum 51 %.

Le Monde : Avez-vous une préférence ?

Jean Arthuis : Les arbitrages sont en cours. Mais je suis très attaché à ce que ce soit une grande opération d’actionnariat populaire, rassemblant tout à la fois les usagers de France Télécom et ses salariés.

Le Monde : La privatisation d’Air France peut-elle avoir lieu avant les élections législatives de 1998, comme l’espère son PDG ?

Jean Arthuis : Il importe, tout d’abord, de réussir la fusion entre Air France et Air Inter Europe. La privatisation dépendra de la situation de l’entreprise et du marché.

Le Monde : Celle du Crédit lyonnais aura lieu après ces élections ?

Jean Arthuis : Comme je l’ai dit, à la fin de 1998.

Le Monde : Quels autres enseignements tirez-vous de cette crise ?

Jean Arthuis : Une leçon essentielle : que l’État se recentre sur ses missions régaliennes, qu’il mette bon ordre dans ses modes de gestion. Au sein de mon ministère, s’agissant des entreprises, il importe de cesser de faire peser sur les mêmes personnes les fonctions de régulation et celles inhérentes aux responsabilités de l’État actionnaire. C’est en ce sens que la direction du Trésor doit se transformer, en se dotant d’un service « État-actionnaire ». Elle devient une équipe de consultants de très haut niveau dont les missions sont multiples. Ils doivent avoir une approche très professionnelle des problèmes d’entreprise, qui inclut une sensibilité sociale, une réponse aux besoins de financement, une capacité d’anticipation des risques, un potentiel d’intervention immédiate. Voilà ce que j’attends du Trésor. Il réunit toutes les compétences pour y parvenir.

Le Monde : Dans le cadre de cette réforme, et puisque certains hauts fonctionnaires sont parfois mis en cause, souhaitez-vous modifier la loi sur le « pantouflage » ?

Jean Arthuis : En période de crise, la tentation est grande d’instruire le procès de la haute fonction publique, d’autant que quelques comportements isolés peuvent prêter le flanc à la critique et alimenter des réactions populistes. Il est nécessaire de mettre la haute fonction publique à l’abri d’un tel risque, en faisant prévaloir une déontologie qui dissipe tout soupçon.

Le Monde : Que faut-il faire ?

Jean Arthuis : Mettre en œuvre des procédures encadrant des fonctionnaires dans le secteur public. Actuellement, la loi prévoit que la commission de déontologie est saisie quand un haut fonctionnaire passe au privé, mais rien n’interdit, après sa décision, qu’une procédure puisse être engagée devant le juge pénal ou le juge administratif. Nous réfléchissons à une réforme qui permettrait que la décision de la commission, après un délai normal de recours, ne puisse être contestée sauf, évidemment, si les engagements pris devant ladite commission n’ont pas été respectés. Dès lors, il est probable qu’il faille légiférer.

Le Monde : Votre souci de transparence implique-t-il également une réforme de la gestion des finances publiques ?

Jean Arthuis : Absolument. Sortir de l’économie administrée et de l’opacité, c’est aussi mettre de la clarté dans les comptes publics. Dans une véritable démocratie participative, nous avons le devoir d’informer les citoyens. L’une de mes ambitions est donc de créer les instruments nécessaires pour dresser un véritable bilan patrimonial de l’État, ce dont nous ne disposons pas actuellement.

Mais je veux aussi aller au-delà. Vous vous souvenez que, lors du débat d’orientation budgétaire, au printemps 1996, l’État a présenté, pour la première fois, son budget en distinguant les sections d’investissement et de fonctionnement. Je compte poursuivre cet effort. Je souhaiterais même, dans cette optique, que l’on réforme l’ordonnance du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances, en se donnant pour principe de prohiber désormais le déficit de fonctionnement. Ce serait une preuve supplémentaire de courage politique.