Texte intégral
RTL - jeudi 9 janvier 1997 - Alain Deleu
RTL : Vous avez rencontré pendant une heure trois quarts J. Barrot qui consulte les syndicats sur l'emploi des jeunes et la flexibilité. On a l'impression que la flexibilité est en train de devenir un nouveau cheval de bataille pour certains syndicats. Hier, vous avez (fermé qu'il n'était pas question de renforcer en 1997 l'insécurité des salariés ?
A. Deleu : Tout à fait. Malheureusement, quand démarreront des débats sociaux, il y a parfois de mauvais démarrages. Et ici, le fait qu'à nouveau la flexibilité devienne un peu un sujet phare des débats sociaux est très mauvais. Les salariés ont besoin de confiance, de sécurité et de pouvoir faire carrière, progresser, pouvoir investir, non pas craindre le lendemain. Et donc, c'est ce que j'ai dit à J. Barrot. On s'est compris là-dessus je crois.
RTL : C'est-à-dire ?
A. Deleu : Ce qui est essentiel, c'est effectivement la négociation sociale entre patronat et syndicats. Il y a un lien entre le fait que les branches négocient peu ou mal et le fait que le patronat demande de la flexibilité, comme s'il y avait un freinage à la négociation pour obtenir des résultats législatifs. J. Barrot, comme moi, nous ne sommes pas de cet avis. Il faut la négociation sociale et c'est là qu'on trouve les solutions sociales et non pas en jouant la pression sur le Gouvernement.
RTL : Mais vous êtes quand même d'accord pour que, même si on n'utilise pas le terme flexibilité, qu'il y ait une évolution ou au moins une discussion ?
A. Deleu : Vous savez, aujourd'hui, s'il s'agit d'embaucher et de licencier, la liberté des employeurs est très grande. C'est une illusion, c'est même un mensonge que de prétendre qu'il est difficile de licencier. La vérité, c'est que si on doit embaucher quelqu'un pour un projet précis, on connaît le projet, sa durée. Et donc, aujourd'hui, prétendre que l'emploi en France est rigide, peut-être dans le secteur public, mais je ne crois pas qu'il soit question de cela aujourd'hui et ce serait une révolution nationale, est une erreur et à l'évidence, aujourd'hui, en France, le licenciement est libre. D'ailleurs, c'est un acquis patronal d'il y a dix ans, il devait y avoir parait-il 400 000 emplois créés. On ne les a pas vus.
RTL : La flexibilité est quand même mise en pratique par plusieurs syndicats avec la direction de France Telecom ?
A. Deleu : Non, ce qui se passe, c'est qu'à France Telecom par exemple, nous avons une profession qui est face à une concurrence mondiale, intense et redoutable. Donc, évidemment, on adapte, la profession en négociant dans l'entreprise. Donc, c'est à chaque profession de trouver les chemins de l'adaptation. Il y en a qu'on a évoqué avec J. Barrot et qui me parait important, c'est celui d'une flexibilité positive, c'est-à-dire la capacité pour le salarié de progresser, de faire demain autre chose et mieux et plus que ce qu'il faisait auparavant, donc, tout ce qui est le parcours qualifiant sur la carrière professionnelle. Ça me parait une flexibilité positive qui vaut la peine d'être évoquée.
RTL : Autre sujet d'inquiétude pour les syndicats : la question des stages diplômants. Un nouveau CIP qui se profile ? F. Bayrou a dit hier qu'il ferait tout pour que ce ne soit pas la même chose.
A. Deleu : Oui, si ce n'est pas pire. Ce qui est important, c'est qu'on a compris dans l'affaire du CIP, il y a trois ans, qu'au fond les jeunes ont droit à être payés pour le travail qu'ils font. C'est une découverte. On ne va pas à nouveau inventer un système destiné à faire travailler les jeunes sans les payer. Ça n'a pas de sens, ça ne passera pas et ce projet sera évidemment abandonné. En revanche, ce qui est posé comme question par Pineau-Valencienne, c'est autre chose. C'est : est-ce qu'on ne devrait pas faire plus pour permettre à un jeune en formation à l'université ou au lycée pour qu'il connaisse mieux l'entreprise.
RTL : Pendant mais pas à la fin avec un stage à 1 500 francs.
A. Deleu : Voilà. Et là, si on pouvait avoir pour objectif que dans quelques années, tous les jeunes au niveau collège ou lycée et toutes les formations post-baccalauréat et universitaires incluent une phase d'observation, d'orientation et d'expérience en entreprise dans le cursus de formation, alors on aurait fait un progrès considérable. Là d'accord. Mais effectivement, rajouter au bout de la chaîne comme une période supplémentaire, les prolongations si j'ose dire des diplômes, pour attendre neuf mois, travailler sans être payés ou payés 1 500 francs, ça n'a aucun sens.
RTL : Autre sujet d'inquiétude ou de mécontentement des syndicats : l'épargne retraite. Vous rejetez le projet de loi du Gouvernement ?
A. Deleu : En l'état actuel des choses, toutes les confédérations syndicales considèrent comme mauvais ce projet de loi sur plusieurs points, mais au moins sur un qui est le fait que quand l'employeur va apporter sa part à l'épargne volontaire du salarié, il ne paiera pas de charges sociales sur cette rémunération différée. Autrement dit, sur les dix ans à venir, c'est la mort politique des régimes de retraite par répartition parce qu'évidemment, d'un côté on paiera des charges sociales et pas de l'autre. On ne peut pas l'accepter. Le Président de la République nous dit : dialogue social. Oui. Voilà un sujet où les cinq confédérations ne sont pas d'accord. Est-ce que le Parlement, la semaine prochaine, va continuer dans cette voie sachant qu'il n'y a pas du tout d'accord chez les syndicats de salariés, aucun d'entre eux ? Est-ce que ça a un sens ? Est-ce que ça a un sens de dire dialogue sociale si lorsque ce dialogue aboutit à un constat de désaccord profond, on continue comme si de rien n'était ?
La Croix - 21 janvier 1997 - Alain Deleu
La Croix : Vous êtes allé apporter votre soutien dimanche aux salariés du Crédit foncier qui engageaient ce lundi leur quatrième jour d'occupation des locaux. Comment analysez-vous la situation ?
Alain Deleu : Heureusement qu'il y a des salariés qui croient à leur entreprise I Dans le cas du Crédit foncier, les syndicats ne se contentent pas de manifester. Ils ont aussi présenté au fil des mois au ministre de l'économie et des finances des propositions argumentées pour répondre à une situation dont ils ne peuvent être tenus pour responsables. Malheureusement, malgré nos avertissements répétés aux pouvoirs publics, il n'en a pas été tenu compte. Il ne faut donc pas s'étonner de la solution de dernier recours utilisée depuis vendredi. Nous sommes bien dans l'ère du salarié jetable. Mais il arrive aussi que les salariés jetés se rebellent.
La Croix : Vous avez fait référence à un conflit du type de celai de Lip. Il y a plus de vingt ans, Dans quelle mesure est-ce comparable ?
Alain Deleu : Je suis de la génération qui a entendu un jour Raymond Barre déclarer que Lip, c'était fini. Je ne veux pas entendre de nouveau le même arrêt de mort. C'est pourquoi les jours qui viennent s'annoncent très délicats, tant pour les syndicats que pour la direction. Il faut tout faire pour éviter un enfermement.
La Croix : Dans ce cas, l'unité syndicale semble mieux se porter à la base qu'au sommet des confédérations…
Alain Deleu : J'entends bien les slogans dans les manifestations récentes : « Tous ensemble », nous demandent les salariés. Dans le cas du roncier, cette unité a un sens puisqu'elle poursuit deux objectifs : sauver l'emploi et sauver l'entreprise. En même temps, il faut se garder d'une certaine naïveté. L'unité est efficace torque les objectifs sont communs.
Plus largement, nous avions espéré contribuer à un renforcement du courant réformiste. Mais nous avons dû constater une fois encore que nous devions en rester à une coopération au coup par coup. Le climat ne risque pas de changer notablement, puisque nous entrons dans l'année des élections prud'homales, qui encouragent la concurrence et la division. Mais j'ai aussi proposé à mes collègues des autres confédérations d'agir ensemble pour obtenir la suppression des exonérations de charges sur l'épargne-retraite. J'attends les réponses.
La Croix : Que répondez-vous à Jean Gandois, le président du CNPF, qui, au « Club de la presse » sur Europe 1, a déclaré qu'il faut réécrire le code du travail avec les organisations syndicales ?
Alain Deleu : Je réponds que c'est impossible aujourd'hui. C'est vrai que notre pays éprouve des difficultés à affronter la mondialisation. On estime que 20 % des emplois français sont exposés à la concurrence mondiale. Dans les dix ans, ils devraient doubler. On ne pourra affronter cette situation que dans la négociation entre les deux parties en présence. Or, la perte de confiance des salariés sous le coup de la précarité croissante est un de nos handicaps majeurs. Dans ce contexte, pour réviser le code du travail, il faut d'abord rassurer les salariés et non l'inverse. Alors que M. Gandois ne peut nier que le code du travail a déjà beaucoup évolué dans le sens qu'il souhaite en permettant aux patrons de pratiquer la flexibilité. En fait, beaucoup d'employeurs, se cachant dans le brouillard juridique actuel, font déjà ce qu'ils veulent. Le vrai débat porte en fait sur la gestion et l'organisation de l'entreprise. Trop de hiérarchie bloque aujourd'hui l'initiative.
La lettre confédérale – N° 688 - 22 janvier 1997 - Jacques Voisin
Question de dignité
Au moment où le patronat demande d'en prendre toujours plus â son aise vis-à-vis du code du Travail, les salariés du Crédit foncier se mobilisent pour sauver leur entreprise. A l'ère de l'actionnaire anonyme, fantôme et irresponsable, le salarié jetable se révolte et défend l'idée que l'entreprise est d'abord une communauté de personnes.
En temps de crise, les erreurs de gestion, l'absence de transparence, le manque de considération vis-à-vis des salariés ont des conséquences plus lourdes. L'homme n'est pas un objet que l'on manipule au gré des erreurs du comptable. Vient un moment où le roseau de la fable, fatigué de plier, se redresse.
Il est fou de penser que l'entreprise se fera demain sans les salariés. La jeunesse a besoin de repères. Va-t-on se contenter de lui offrir le chômage, le travail précaire, les stages incertains, les horaires aléatoires et tous les ingrédients d'une vie sociale à la morale flexible ? Le sommet sur les jeunes doit mettre en œuvre d'autres ambitions. Jadis, la culture ouvrière naissait de la communauté de travail et de l'exigence de « la belle ouvrage ». Depuis un siècle nous travaillons à implanter dans l'entreprise une culture de participation « l'homme acteur de la construction sociale dans une économie au service de l'homme ». L'idée fait son chemin, d'autres nous rejoignent aujourd'hui… C'est que l'ambition pour l'avenir est toujours une question de dignité.
Le Parisien - 22 janvier 1997 - Alain Deleu
Le Parisien : Vous êtes partisan de l'introduction d'une clause « jeunes » dans la loi Robien ?
Alain Deleu : La loi Robien va assez vite buter sur les 800 millions de francs prévus au budget cette année. Il ne serait pas acceptable de ne pas pouvoir franchir cette ligne rouge dans la mesure où le gouvernement, en juin 1996, s'était déclaré prêt à débloquer le montant de l'allocation pour le premier emploi des jeunes, l'Apej. Cela représente 1,7 milliard ! Nous lui disons aujourd'hui ne bridez pas le dispositif Robien, affectez-lui ce crédit supplémentaire en le réservant pour l'emploi des jeunes. Il faut créer une espèce de « Robien jeunes ».
Le Parisien : Vous vous retournez vers l'État, mais pourquoi l'assurance chômage, dont le régime est excédentaire, ne mettrait-elle pas également la main au pot ?
Alain Deleu : Nous avons, dans le cadre de l'Unedic, prévu cette année un crédit de 500 millions de francs pour les jeunes. Nous allons proposer à nos partenaires d'affecter cette somme au dispositif, performant, de retraite anticipée contre embauche. On appelle ça l'allocation de reclassement pour l'emploi, ou l'Arpe. Concrètement, l'affectation du 1,7 milliard de l'Apej à un « Robien jeunes » et des 500 millions de l'Unedic vers l'Arpe permettrait de doper et d'orienter vers les jeunes les deux systèmes qui créent actuellement le plus d'emplois.
Le Parisien : Combien d'emplois seraient susceptibles d'être créés ?
Alain Deleu : Probablement 45 000 à 50 000 emplois pour les jeunes. Je rappelle par ailleurs que les autres systèmes, comme le CIE ou les baisses de charges, par exemple, coûtent beaucoup plus cher et sont sans effet.
Le Parisien : Avez-vous présenté votre proposition de « Robien jeunes » au gouvernement ?
Alain Deleu : J'en ai parlé avec Jacques Barrot, le ministre du Travail. Nous rencontrons un problème car l'argent de l'allocation pour le premier emploi des jeunes est affecté à des dépenses qui ne correspondent pas aux engagements pris par Alain Juppé. Il revient donc au gouvernement de faire un choix : ou il s'engage dans la bataille contre le chômage, notamment celui des jeunes, ou il reste polarisé sur la question de la qualification de la France pour la monnaie unique. Je préférerais pour ma part des résultats significatifs sur l'emploi.