Texte intégral
14 janvier 1998
Source : FRANCE EUROPE EXPRESS
Mme OCKRENT - Regardez ce qui se passe chez nous cette semaine : les chômeurs qui manifestent, le débat sur les 35 heures qui repart, la mise en cause de la politique sociale du gouvernement et la crise de l'Asie qui n'affecte qu'un petit nombre de Français, mais qui touche la Bourse et peut-être la croissance.
Tous ces problèmes, ces interrogations, ces angoisses n'ont pas, n'ont plus de solutions purement franco-françaises. On le sait bien ici, à FRANCE-EUROPE-EXPRESS. On le démontre chaque mois. Et en ce début d'année, c'est plus vrai que jamais. Car 1998, c'est l'année de l'Euro, l'année de la mise en place de la monnaie unique européenne.
L'Euro, ce n'est plus un mythe ce n'est plus un épouvantail pour les uns, un espoir pour les autres, c'est une réalité nous concentre tous car il s’agit de notre argent, de nos salaires, de nos ressources, de notre épargne, de nos emplois, de notre chômage, de notre croissance. Et c'est, pour notre génération et nos enfants, un chambardement historique sans précédent.
Alors, évidemment, l'Euro, est-ce que ce sera bon pour nous ou pas ? C'est évidemment, Monsieur Strauss-Kahn, bonsoir...
M. STRAUSS-KAHN. - Bonsoir.
Mme OCKRENT - ...le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, la question centrale autour de laquelle, avec Gilles Leclerc, on va organiser la discussion de ce soir. On va vous faire dialoguer avec d'autres Européens, et surtout bien sûr avec des Français, de toutes convictions en la matière et de tous horizons.
Mais voyons d'abord, l'Euro, c'est quoi ? C'est comment ? Et c'est pour quand ?
Isabella Battesti sait tout sur l'Euro.
« Compte à rebours de l'Euro »
Première étape : mai 1998
Pendant le weekend du 2 mai, les chefs d'Etats et de gouvernements européens dresseront la liste de pays prêts pour l'euro. Concrètement, ils regarderont si leurs performances économiques de 1996 et 1997 respectent les critères de Maastricht.
2ème étape : 1er janvier 1999 - Naissance de l'Euro
Les taux de conversion entre la monnaie unique et les monnaies nationales sont fixés. On saura combien de francs exactement vaut un euro. Aujourd'hui, un euro vaut environ 6 francs 70.
A partir du nouvel an 1999, les Etats qualifiés pour la monnaie unique libellent leurs dettes en euros, et c'est la Banque Centrale Européenne qui mène la politique monétaire.
Les marchés financiers passent à l'euro le 4 janvier 1999. Tous les titres sont cotés dans la nouvelle monnaie.
3ème rendez-vous de l'euro le plus visible : 1er janvier 2002
La monnaie européenne fait son entrée dans nos porte-monnaie. Tout peut s'achever en euros, ou en francs, car les deux monnaies circulent en parallèle. Cette double circulation durera au maximum 6 mois.
Au supermarché, à la pharmacie partout, les étiquettes seront doubles : un prix en franc, un prix en euro. Votre pouvoir d'achat reste le même, mais vos salaires, pensions ou retraites seront exprimés en euros.
Attention ! 1er juillet 2002 : l'euro est la seule monnaie valable. Le franc disparaît. Si des billets traînent dans vos tiroirs. Vous pourrez les changer à la Banque de France pendant encore 10 ans.
A quoi ressembleront les nouveaux billets et pièces ?
Il y aura 7 billets, identiques dans tous les pays de la zone euro. Des coupures de 5, 10, 20, 50, 100, 200 et même 500 euros.
Les pièces auront une face européenne et une face nationale. Puisqu'un euro vaut plus de 6 francs, une subdivision, le "cent", appelé aussi "centime", permettra de payer des articles à moins de 6 francs.
Au total, vous manipulerez 8 pièces, des pièces de 1 et 2 euros, et des pièces de 1, 2, 5, 10, 20 et 50 cents ou centimes, si vous préférez.
Mme OCKRENT. - Monsieur Strauss-Kahn, ce calendrier 2002, cela paraît loin. Ce n'est pas si loin que cela. Va-t-on le respecter ? Ou, à partir du moment où tout s'enclenche, on va essayer de le raccourcir pour réduire un peu la confusion et l'inquiétude ?
M. STRAUSS-KAHN. - Je ne crois pas qu'il y ait d'inquiétude. La première date, on l'a vu, c'est le 1er janvier 1999. Et c'est très remarquable que, aujourd'hui, vous et moi, dans la rue, quand on rencontre des gens, plus personne ne doute de ce que l'euro sera là au 1er janvier 1999.
Mme OCKRENT. - Il y a encore des gens qui sont contre.
M. STRAUSS-KAHN.- C'est autre chose, il y a des gens qui sont contre. Mais il y a encore six mois, nous rencontrions beaucoup de gens qui disaient : "Cela ne se passera pas. Cela va exploser en vol ou alors il faut reporter - vous vous rappelez, il y avait cette idée -, "il faudra reporter plus tard. Cela se fera peut-être, mais pas le 1er janvier 1999". Aujourd'hui, les six derniers mois qui viennent de s'écouler ont été très importants pour cela. Je crois que la France, d'ailleurs, y a joué un assez grand rôle. Tout le monde est convaincu - il y a des gens qui restent contre -, mais tout le monde est convaincu, et ils ont raison, qu'au 1er janvier 1999, l'euro sera là.
Après, ce n'est que trois ans plus tard, en effet, que les pièces et les billets seront en circulation.
Ce qui est discuté aujourd'hui, c'est de savoir s'il faut raccourcir la période de double circulation. Vous avez vu dans le reportage, il y aura une période qui court au maximum six mois, du 1er janvier 2002 au 1er juillet 2002 et où, dans tous les pays européens, de la zone euro, il y aura circulation, en France, du franc et de l'euro, en Allemagne, du deutsche mark et de l'euro, etc.
Peut-être qu'on pourra raccourcir ? Mais on discute de cette question. Il y a des avantages et des inconvénients. Plus c'est court, comme vous dites, moins il y a de confusion. D'un autre côté, il faut laisser aux gens l'habitude d'utiliser les nouveaux billets. Donc, on verra ! Peut-être faudra-t-il le raccourcir ? En tout cas, ce qui est prévu, c'est au maximum six mois.
FRANCE EUROPE EXPRESS le 23 janvier 1998
L’Euro - Attentes et inquiétudes
M. LECLERC - Monsieur le ministre, il y a d'autres inquiétudes déjà en France aujourd'hui, des inquiétudes sociales, des inquiétudes économiques, que tout le monde a bien sûr présent à l'esprit. Est-ce que l'euro ne va pas ajouter une inquiétude supplémentaire ? Et est-ce que l'euro, qui va bientôt arriver, ne va pas contribuer à creuser l'écart ou donner l'impression de creuser l'écart entre ceux qui savent, ceux qui ont un emploi et les autres qui sont plus défavorisés ?
M. STRAUSS-KAHN. - Sur la première partie de votre question, sur l'inquiétude. Il est clair que beaucoup de nos concitoyens encore sont plutôt inquiets. Encore que les sondages montrent régulièrement que la proportion de Français qui attendent l'euro avec plutôt de satisfaction augmente. Il est aujourd'hui près de 60 %. Enfin, il en reste 40 qui, effectivement, sont inquiets.
Donc, je rejoins votre point de vue. En effet, il faut qu'on fasse en sorte, pendant l'année qui vient, d'expliquer, de mieux en mieux, le plus possible, pourquoi il n'y a pas de raison de s'inquiéter.
Puis, il y a la deuxième partie de votre question qui évoque l'idée que l'euro pourrait contribuer à rendre la vie plus difficile, à accroitre les inégalités. C'est tout le contraire, Nous aurons avec l'euro une zone de stabilité monétaire en Europe, et donc une zone de croissance. Et c'est cela qui est important.
M. LECLERC. - Mais la réalité sociale qu'on vit aujourd'hui, on connaît le problème des chômeurs aujourd'hui, est-ce que cette réalité sociale ne va pas vous forcer, éventuellement, à accélérer, pour des raisons plus politiques, simplement le calendrier de l'euro ?
M. STRAUSS-KAHN. - Alors, maintenant, vous êtes dans l'autre sens.
Mme OCKRENT. - A accélérer ou à ralentir, d'ailleurs.
M. LECLERC. - Ou à ralentir.
M. STRAUSS-KAHN. - Dans les difficultés, il faut aller plus vite.
M. LECLERC. - Cela vaut aussi pour l'Allemagne, d'ailleurs.
M. STRAUSS-KAHN. - Nous avons des difficultés sociales. Nous les avons vécues au cours de ces derniers jours, et le gouvernement y a répondu. Le calendrier de l'euro ne doit pas être changé. La force qui fait que l'euro sera là, le 1er janvier 1999, et qui date d'un mouvement qui a commencé il y a des années, la force vient de ce que, à chaque étape du calendrier, il a été respecté. Je pense qu'il faut rester dans les rails. La puissance de l'euro repose sur sa crédibilité. Et sa crédibilité, c'est justement le fait que chaque fois, au moment qui a été prévu, il s'est passé les choses qui avaient été prévues. Et donc, n'accélérons, ni ne ralentissons, faisons les choses au rythme prévu. Et très bientôt maintenant, c'est très bientôt, nous aurons cette monnaie unique.
M. LECLERC. - Le chômeur ou le RMIste qui va recevoir son aide de l'Etat français en euro, va-t-il y comprendre quelque chose ? Va-t-il s'y retrouver ?
M. STRAUSS-KAHN. - Le problème du chômeur ou du RMiste, ce n'est pas tellement de savoir s'il l'aura en franc ou en euro, encore que nous serons en 2002...
Mme OCKRENT. - C'est de l'avoir.
M. STRAUSS-KAHN. - ...c'est de l'avoir, absolument ! et de l'avoir la plus grosse possible, parce que c'est cela son problème.
Par ailleurs, il ne le touchera en euro, le RMIste, qu'en 2002. Je ne vous dirai pas qu'en 2002, il n'y aura plus de gens RMIstes en France, ce serait malheureusement absurde de dire cela, mais j'espère bien que le chômage...
M. LECLERC. - Il y aura encore des minima sociaux.
M. STRAUSS-KAHN- …j'espère bien que le chômage aura reculé et donc qu'il y aura moins de situations comme celles que nous avons connues aujourd'hui.
Mme OCKRENT. - Mais d'ici là, pas question d'augmenter les minima sociaux. Ne serait-ce que, parce que cela ferait déraper à nouveau les...
M. STRAUSS-KAHN. - ...non, pas parce que cela ferait déraper. Parce qu'un pays peut s'assurer des dépenses sociales en fonction de la richesse dont il dispose. Il peut en vouloir plus ou en vouloir moins. Mais il y a un moment où il n'est plus possible dans un pays donné de transférer plus de ressources les uns vers les autres. C'est un débat politique. Mais cela n'a rien à voir avec l'euro.
Nous ne serions pas dans une période de préparation de l'euro, le même problème de savoir : à quel niveau il convient de fixer les allocations qui sont versées aux chômeurs, aux chômeurs de fins de droit, se poserait de la même manière.
M. LECLERC. - On peut mobiliser les énergies pour les Français pour justement que cet euro arrive enfin, lors qu'il y a déjà d'autres problèmes et d'autres inquiétudes ? Vous allez avoir besoin des Français.
M. STRAUSS-KAHN. - On peut mobiliser les énergies, on doit les mobiliser, parce que, justement, l'arrivée de l'euro ne résoudra pas tous les problèmes - ce n'est pas du tout ce que je veux dire -, mais sera un élément qui permettra plus de croissance. Et on sait bien que la croissance, c'est quand même l'élément de l'emploi. Si vous voulez, j'y reviendrai plus tard.
Mme OCKRENT. - Mobiliser les énergies, on le voit bien, il y a une campagne qui est mise en place. Tout le monde s'y met, les banques. Il y a des colloques en tout genre...
M. STRAUSS-KAHN. - Le petit prospectus que mon Ministère a fait distribuer...
Mme OCKRENT. - ...on n'y a pas échappé. On l'a tous eu. "L'euro et moi", vous connaissez...
M. STRAUSS-KAHN. - ...ce n'est même pas la peine que je vous le représente.
Mme OCKRENT. - Oui. Il y a d'ailleurs parfois des formulations qui sont intéressantes. On en reparlera tout à l'heure...
M. STRAUSS-KAHN. - ...lesquelles ? Il y en a qui vous ont choquée ?
Mme OCKRENT. - Choquée, c'est un grand mot ! Mais c'est vrai qu'il y a des raccourcis, à la fin, sur le rôle respectif de la Banque Centrale...
M. STRAUSS-KAHN. - ...vous entrez dans la technique, là.
Mme OCKRENT. - Oui, mais c'est écrit.
Ce qui est sûr bien évidemment - Gilles y faisait allusion -, c'est qu'on ne peut pas faire cela sans le consensus du pays, sans le consensus aussi de nos voisins. La clé, c'est la confiance. Et, alors là, nous sommes allés voir, en Italie, ce qui s'est passé dans ce pays. Alors, c'est vrai un paradoxe. Souvenez-vous, il y a six mois, tout le monde disait : "Les Italiens n'y arriveront pas". Et puis il y a eu une espèce de mouvement de bascule où, en fait, les pays du Sud, l'Italie et l'Espagne, d'ailleurs, se sont avérés très performants, après d'ailleurs une politique de rigueur extrêmement sévère. Et il y a maintenant en Italie, plus qu'en France semble-t-il, un enthousiasme pour l'euro et des expériences à très grande échelle, comme vous allez le voir dans la région de Florence où sont allés François-Guillaume Clavière et Jean-Jacques Butti.
Leur résultat : les Italiens et l'euro.
"L'Euro en Toscane"
M. CLAVIERE. - A quelques kilomètres de Florence, l'Europe est devenue une réalité très concrète. Depuis le 1er octobre, les 35.000 habitants de Fiesole et de Pontassieve peuvent faire leurs courses en utilisant des euros spécialement frappés à cette occasion par le Trésor italien.
Mme CRESCIOLI. - Vous pouvez me changer 100.000 lires en euros ?
Voilà, ce sont des billets de 3 euros, l'équivalent de 6.000 lires. Puis, il y a aussi deux pièces : l'une d'un euro qui représente 2.000 lires et l'autre d'un demi-euro, soit 1.000 lires.
Bon, maintenant, je vais aller faire mes courses.
Ici, on peut tout payer en euros, le journal, le lait, le pain, tout, les vêtements, le développement photo, le restaurant. On peut vraiment tout payer.
M. CLAVIERE. - Dans son portefeuille, la famille Crescioli glisse avec plaisir cette nouvelle monnaie. D'autant qu'en Italie, la lire n'a jamais été un symbole de puissance.
Le taux de change de l'euro a été arrondi à 2.000 lires, alors que la conversion véritable, elle, devrait inclure dans le futur et pour la première fois en Italie des décimales. Mais pour une première, mieux valait faire simple.
Mme CRESCIOLI. - Au début, on était un peu perplexes devant cette nouvelle monnaie. Les pièces étaient lourdes. Et puis on s'y est fait petit à petit. D'autant que la conversion est facile, on la fait mentalement. Au début, cela a été dur, on devait réfléchir avant de payer. Mais maintenant on a l'habitude. Comme cela, quand la monnaie unique arrivera, eh bien on aura un avantage certain sur les autres.
M. CLAVIERE. - La moitié des magasins des deux villes, soit près de 300 commerces, ont accepté de jouer le jeu. Un jeu, cependant, à usage restreint, car il n'y a pas beaucoup d'euros en circulation. Alors même que les Italiens préfèrent payer en liquide. Dans ce pays, l'usage de la carte bancaire et du chèque n'est pas encore généralisé.
Voici le monsieur "euro" de ce supermarché. Ricardo dirige le centre commercial le plus important de Pontassieve, 100.000 clients par mois. Son rôle est capital. A lui la mission d'aider le consommateur à se repérer facilement dans ce nouvel univers monétaire et de le préparer psychologiquement au grand saut. Le temps presse car, dans quatre ans, tout se paiera en euros.
M. BIANCHI. - On s'attend à une baisse de la consommation au moment de la monnaie unique. Les consommateurs auront du mal à comprendre le prix des produits. Mais je pense que, petit à petit, avec le temps et l'habitude et avec des initiatives comme celle-là, les choses rentreront dans l'ordre.
M. CLAVIERE. - Pour l'instant, place à l'information. Omniprésents dans le magasin, des affiches et surtout le double-étiquetage qui semble vite avoir été assimilé par la clientèle.
INTERVENANTE. - Vous avez à gauche le prix en euros, à côté le prix en lires. Ces pâtes coûtent zéro euro 69. A la caisse, on donne un euro et on nous rend la monnaie en lire puisque, dans cette opération, on n'a pas de petite monnaie en euro.
M. CLAVIERE. - Le supermarché a aussi la charge de faire circuler les euros en les proposant à sa clientèle. Les plus réticentes restent les personnes âgées.
INTERVENANTE. - Est-ce que je peux vous rendre la monnaie en euros, Madame ?
INTERVENANTE. - Non, non en lires. Je suis trop vieille pour cela.
M. CLAVIERE. – Pourquoi ? C'est trop compliqué pour vous de faire la conversion ?
INTERVENANTE. - C'est bon pour mes petits-fils, pour les jeunes, mais pas pour moi.
M. CLAVIERE - Sur les portes de cette teinturerie, au centre de Pontassieve, il n'y a pas de signalétique "euro". La moitié des commerçants ne participe pas à l'opération. Certains parce qu'ils vendent des produits que l'on achète difficilement avec 3 euros, comme des lunettes ou de la fourrure. D'autres, parce qu'ils n'y voient aucun intérêt. C'est le cas d'Alessandro.
M. PAPI. - Cela nous crée des soucis en plus. Il faut aller à la banque, expliquer aux gens ce qui se passe et alors, on perd du temps.
INTERVENANT. - Moi, je paie souvent en euros afin de promouvoir cette monnaie.
M. CLAVIERE. - Monsieur le maire est à l'origine de cette opération. Son idée-force, c'est de rendre plus concrète cette Europe qui, jusque-là, était surtout perçue par ses concitoyens au travers des impôts spécial "euro" que chaque Italien doit verser.
M. PERINI. Se sentir européen, c'est fascinant, c'est comme recevoir une promotion. Moi, je veux faire comprendre aux gens que nous devons faire partie des pays leaders. On ne doit pas rester à la traîne. Être dans le groupe "euro", ce sera un pas en avant. Ce sera une sorte de reconnaissance pour l'Italie.
M. CLAVIERE. - C'est en mai prochain que Mauro Perini saura si l'Italie fait partie ou non du groupe participant à l'euro.
A cette date, l'expérience toscane, elle, sera terminée. Elle aura duré six mois.
Mme OCKRENT. - Avec nous, en direct de Rome, Monsieur Paulo Landi, Monsieur Landi, bonsoir.
M. LANDI. - Bonsoir.
Mme OCKRENT. - Vous êtes le Président de l'ADICONSUM qui est l'une des grandes organisations de consommateurs en Italie. Expliquez-nous pourquoi il y a cet enthousiasme des Italiens pour l'euro ? C'est quand même compliqué, surtout par rapport aux lires.
M. LANDI. - Avec cette expérience que vous avez présentée à la télévision, certains Italiens ont découvert que l'euro était quelque chose de proche. C'est quelque chose d'historique. On va passer d'une économie de village, d'une économie nationale à une économie européenne.
Pourquoi sont-ils très positifs avec l'euro ? En tout cas, pour les Italiens, quand on parle des européennes, cela veut dire "droits nouveaux", cela veut dire "modernité". Alors, il y a une attitude culturelle positive avec l'Europe.
Mme OCKRENT. - Mais c'est aussi -il faut bien le dire - parce que la lire a été dévaluée beaucoup de fois. Je me souviens même d'une époque, quand il n'y avait pas le complément, on vous donnait des bonbons, vous vous souvenez, il y a quelques années. Donc, c'est vrai qu'il n'y a peut-être pas, en Italie, le même attachement à la monnaie nationale qu'il peut y avoir chez nous ?
M. LANDI. - C'est vrai. Et les Italiens ne sont pas attachés beaucoup à la lire parce qu'elle était toujours une monnaie faible.
Et aussi on voit qu'avec l'euro, avec ce choix, il y a eu en Italie un certain résultat. Il y a eu une baisse de l'inflation, il y a eu une réduction du coût de l'argent. La classe politique a réalisé une certaine mesure économique pour entrer dans l'euro. Elle a créé les conditions positives sur l'inflation et le coût de l'argent. Ce choix va apporter certains résultats.
Mme OCKRENT. - Monsieur Strauss-Kahn, c'est un enthousiasme qui vous fait envie ? Vous avez l'impression qu'en France nos concitoyens sont dans le même état d'esprit ? Y a-t-il des leçons, en fait, à retenir ?
M. STRAUSS-KAHN. - Ils sont sans doute un peu moins enthousiastes que ne l'est Monsieur et que ne le sont les Italiens, mais je crois que ce sont eux qui ont raison. C'est une grande aventure dans laquelle nous nous lançons, qui a déjà donné des résultats. Et Monsieur le rappelait pour l'Italie. En France aussi.
Nous avons cette année 1 % d'inflation, je parle de 1997. C'est le résultat d'inflation le plus faible depuis 1955. Je ne suis pas absolument sûr qu'on aurait cela si nous n'étions pas dans la perspective immédiate d'avoir l'euro. Donc, cela rejoint un peu ce qui se passe en Italie.
Puis-je vous poser une question, Monsieur ? Vous représentez, si je comprends, une association de consommateurs. Est-ce que chez les consommateurs il y a une anxiété ? Est-ce que le fait de dire, comme on l'a vu dans le reportage, "cela va être compliqué", "on va se faire avoir", "les prix vont augmenter", "dans la conversion, on ne va pas tout comprendre", est-ce que cela existe en Italie ou est-ce que cela ne vous est pas apparu ?
M. LANDI. - Oui, il y a aussi des inquiétudes avec les Italiens sur l'euro. Il y a une inquiétude surtout liée aux difficultés, liée aux décimales, aux centimes, Ce sera une difficulté très importante. Et aussi il y a une certaine inquiétude au niveau, surtout dans le changement de la lire à l'euro, d'une augmentation des prix. Alors, il faut réaliser un certain contrôle au niveau local pour empêcher que la conversion de la lire à l'euro puisse apporter une augmentation des prix.
Mme OCKRENT. - Ce problème existera aussi chez nous, évidemment ?
M. STRAUSS-KAHN. - Oui, c'est pourquoi je me permettais de poser cette question. Et cette crainte a été exprimée par les associations de consommateurs en France aussi. Il faut leur dire clairement que ce risque est un risque extrêmement faible. Il n'existe pas. D'abord, les contrôles seront effectués, l'arsenal juridique existe. En plus, la concurrence fera que personne n'a intérêt à essayer de saisir...
M. LECLERC. - ... On va arrondir les prix.
M. STRAUSS-KAHN. - Cela peut s'arrondir vers le bas ou s'arrondir vers le haut...
M. LECLERC. - ...vous croyez que les commerçants vont arrondir vers le bas ?
M. STRAUSS-KAHN. - Si nous avons si peu d'inflation, c'est bien parce qu'il y a des prix qui augmentent...
M. LECLERC. - ...au moment du passage ?
M. STRAUSS-KAHN. - Je ne vois pas pourquoi si un commerçant ou une entreprise avait envie d'augmenter ses prix, elle attendrait le passage à l'euro pour le faire ? Elle n'a aucune raison de saisir cette occasion. Ou elle considère qu'elle est compétitive comme ça et elle ne veut pas changer ses prix, ou elle considère qu'elle veut être plus compétitive, faire un coup vis-à-vis de la concurrence, elle va baisser ses prix. Mais c'est indépendant du passage à l'euro.
Ce qu'il faut éviter, c'est qu'il y ait tromperie et qu'on vous dise : "Cela vaut ça en franc et cela fait ça en euro", mais que la multiplication ne soit pas juste.
Mme OCKRENT. - Et cela, comment va-t-on le contrôler ?
M. STRAUSS-KAHN. - Les Services du Ministère des Finances feront des contrôles extrêmement...
M. LECLERC. - …ils sont armés pour le faire ?
M. STRAUSS-KAHN. - Absolument !
Mme OCKRENT. - On peut faire confiance aux contrôles du Ministère des Finances.
M. STRAUSS-KAHN. - Là, vous vous en plaignez...
Mme OCKRENT. - ...ah ! Non !
M. STRAUSS-KAHN. - Les Français s'en plaignent souvent de ce que le contrôle est parfois trop tatillon. Mais, là, pour le coup, je pense qu'ils en sont satisfaits. Moi, je n'ai absolument pas de crainte. Je ne dis pas qu'il n'y aura pas, par ci, par-là, un mauvais coucheur qui essaiera de profiter de la situation, mais globalement je n'ai de crainte sur cette conversion.
FRANCE-EUROPE-EXPRESS le 23 janvier 1998
L'EURO
Mme OCKRENT - Justement, avec nous, un restaurateur-hôtelier de Nyons, Monsieur Serge Watel.
Bonsoir, monsieur.
Vous tenez un établissement, vous avez des clients tous les jours. Vous êtes aussi, je le précise, dans votre région...
M. WATEL. - …pas toujours, excusez-moi.
Mme OCKRENT. - ...le président du CID-UNATI. Et, vous, vous êtes quand même plutôt ronchon sur tout cela, vous dites : "cela ne va pas me simplifier la vie" ?
M. WATEL. - Pas tout à fait ! Parce que nous avons fait passer une émission en Italie, je vous le présente si la caméra veut le montrer, les euros de Nyons et nous avons anticipé, nous aussi. Nous avons vécu avec plusieurs euros, avec des euros-souvenirs, pour faire connaître cela à travers l'Europe, puisqu'il y a eu de nombreux numismates qui s'en ont accaparé...
Mme OCKRENT. - ...et cela a été positif dans l'ensemble ?
M. WATEL. - Nous l'avons fait parce que nous avons la volonté à Nyons - je pense que beaucoup de gens connaissent la Drôme provençale, capitale de l'olivier, un petit pays où il fait bon vivre si les affaires étaient meilleures...
Mme OCKRENT. - …Ah ! Monsieur le ministre, c'est pour vous, ça.
M. WATEL. - Je suis un restaurateur en difficulté, comme bon nombre de mes confrères, non seulement restaurateurs, mais commerçants en général, commerçants et artisans en France. Il ne faut pas se cacher les difficultés actuelles. Je pense que les problèmes sociaux qui se greffent aujourd'hui en sont le témoignage.
Pour revenir à l'euro, vous me parlez de la façon dont il a reçu. Cela a été reçu avec un certain enthousiasme, d'abord par les jeunes qui ont vu en cela une manifestation qui annonce l'Europe. Je pense que parmi les jeunes, en particulier, aujourd'hui il y a un enthousiasme, parce que si cela passe comme c'est souhaité, tout ira bien.
Mme OCKRENT. - Mais dans votre expérience professionnelle, à vous, vous dites quoi ? Cela va m'obliger à avoir deux caisses, deux monnaies... ?
M. WATEL. - Pour notre corporation, en particulier, cela ne posera pas de gros problèmes. Nous en sommes déjà à une monétique et un paiement par chèque qui est très étendu. Donc, la monnaie, je peux vous dire que des espèces, par moments, quand il y a des nouveaux billets, comment c'est fait ? Donc, si certaines personnes parlent de faire du "black" dans notre métier, personnellement, je ne sais pas comment je ferais ? Parce que je peux remettre intégralement ma comptabilité en factures et en reçus, tout y passe !
Mme OCKRENT. - On vous en félicite. Et le ministre, le premier. Mais que va-t-il se passer pour le "black", comme on dit ? Le "black", c'est donc l'argent au noir. Il y en a ou pas ?
M. WATEL. - C'est un secret de polichinelle.
M.OCKRENT. - Mais alors, en euro, comment ça se passera ?
M.WATEL. - Je voudrais dire quelque chose au point de vue technique sur l'euro, en ce qui concerne les décimales. Il y a eu, à mon sens, une faute dans la présentation. Et si elles ne sont pas tirées, ce ne serait peut-être pas mal de les corriger. Lorsque vous regardez les décimales, vous avez le chiffre, par exemple, 50 cents et vous aurez 50 euros-cents. Cela pourrait prêter à confusion au niveau des vieilles personnes qui pourraient être victimes d'arnaque avec cette façon de présenter les monnaies décimales.
Mme OCKRENT. - C'est trop tard. Monsieur Strauss-Kahn, pour prendre en compte cette remarque ?
M. STRAUSS-KAHN. - Vous pensez aux pièces, monsieur, sans doute ?
M. WATEL. - Oui, oui.
M. STRAUSS-KAHN. - Cela me parait tard de changer. Cela a été un processus très compliqué pour les mettre sur pied. Ceci dit, ce qui caractérise les vieilles personnes généralement, c'est qu'elles ne vont pas lire dans un détail très fin ce qu'il y a sur les pièces. Je ne pense pas qu'il y ait obligatoirement beaucoup de confusion. Mais enfin vous faites bien de soulever ce point. Cela mérite une information particulièrement précise.
M. WATEL. - Vous voyez ce que je veux dire sur la pièce ?
M. STRAUSS-KAHN. - Oui, oui, je vois très bien.
M. WATEL. - Je voudrais vous citer la conclusion d'un article de Bernard Guetta...
Mme OCKRENT. - Excellent confrère dans "Le Nouvel Observateur".
M. WATEL. - ...du "Nouvel Obs", qui déclare pour conclure dans son article : "il ne peut y avoir de rebond économique sans Union européenne" - je pense que, là, tout le monde en est conscient -, "mais la politique que mènera cette Union n'est pas acquise. L'Europe peut être sociale, mais peut aussi ne pas l'être du tout. L'Europe est une bataille qui ne s'achève pas avec l'euro, mais commence avec lui".
Mme OCKRENT. - Monsieur Strauss-Kahn.
M. STRAUSS-KAHN. - C'est absolument juste. Nous mettons en place un instrument qui va servir. Mais après la politique qui sera conduite, elle dépendra des hommes et des femmes. Et c'est pour cela que la France s'est beaucoup battue au cours des six derniers mois, pour qu'existe cette coordination économique. Vous l'avez peut-être vu apparaître dans la presse, on a appelé cela "le Conseil de l'euro", parce qu'il faut que la politique menée soit celle que nous attendons, dans le domaine social comme dans celui de la croissance. Mais Monsieur a absolument raison.
L'instrument qu'est l'euro apporte une manière, un des moyens d'avancer, restent les choix politiques.
Mme OCKRENT. - Il y a les choix politiques, il y a surtout le concret. Je voudrais demander à Sabine Dubois, bonsoir...
Mme DUBOIS. - ...bonsoir.
Mme OCKRENT. - ...vous êtes chef de caisse dans un centre Leclerc. Il faut dire que Michel-Edouard Leclerc a fait beaucoup d'expériences dans les supermarchés en ce qui concerne l'euro. Et vous, vous êtes à Creutzwald, donc en Lorraine. Expliquez-nous déjà, vous travaillez avec trois devises.
Mme DUBOIS. - Oui, tout a fait ! Nous, nous travaillons avec le franc, le deutsche mark et l'euro. Donc, sur des étiquettes électroniques.
Mme OCKRENT. - Et vous vous en sortez ?
Mme DUBOIS. - Oui, puisque tout est informatisé. Donc, on rentre un taux donné, ce qui nous donne les trois prix.
Mme OCKRENT. - On le comprend bien, c'est une région-frontière, il y a énormément de passage...
Mme DUBOIS. - ...tout à fait, oui.
Mme OCKRENT. - Mais les consommateurs qui viennent acheter chez vous, que choisissent-ils ? Ils choisissent quand même plutôt le franc ?
Mme DUBOIS. - En premier lieu oui, bien sûr ! Mais étant donné qu'on a fait une opération également sur l’euro il y a deux ans ils s’intéressent à l’euro. Donc on voit par impulsion l’intérêt des consommateurs sur l'euro.
Mme OCKRENT. - Cela se passe comment ? C'est-à-dire qu'ils disent : "Je préfère que vous me comptiez cela en euros" ?
Mme DUBOIS. - Non, on n'a pas adopté cela encore au niveau des caisses. C'est uniquement sur l'opération euro en 1996...
M. LECLERC. - ...avec un double étiquetage ?
Mme DUBOIS. - Avec un double étiquetage, tout à fait.
M. LECLERC. - C'est quelque chose que vous recommandez, Monsieur le ministre ? C'est quand même compliqué pour les entreprises. Pour les grandes entreprises, c'est plus simple. Mais pour les PME, par exemple...
M. STRAUSS-KAHN. - ...il y a déjà des activités, les banques, par exemple, beaucoup de banques vous donnent votre solde en francs et en euros. A partir du 1er janvier 1999, les grands facturiers publics, EDF-GDF, etc. feront aussi le double étiquetage. Vous aurez les deux chiffres. Et, en effet, ce qui peut être fait en matière de double étiquetage, qui peu à peu deviendra la règle et ensuite on passera à l'euro seulement, est quelque chose qui permettra d'éclairer.
Mais ce qui est très intéressant dans l'exemple de ce qu'évoque cette jeune femme, c'est que, dans les régions frontalières...
Mme OCKRENT. - ...elle est là. Vous pouvez lui parler.
M. STRAUSS-KAHN. - Je peux lui parler directement, vous avez raison.
Dans les régions frontalières, vous parliez de Creutzwald, mais c'est vrai dans d'autres régions frontalières de notre pays, la circulation de deux monnaies se fait déjà, et les gens ont pris l'habitude. La majorité, évidemment, se fait en francs parce qu'on est en France. Mais l'habitude d'utiliser des marks à la frontière allemande, parfois des lires à la frontière italienne, est une habitude qui a été prise. Et les gens, quel que soit leur âge, puisque tout à l'heure on disait : "les personnes âgées, c'est plus compliqué", c'est sans doute vrai ! Mais néanmoins les gens, quel que soit leur âge, ont pris l'habitude de faire la conversion, et personne ne considère que ce soit un problème si compliqué.
Donc, je ne voudrais pas que de cet événement qui est important et qui, c'est vrai, ne va pas être si simple pour tout le monde, on fasse non plus une montagne. C'est quelque chose qu'on a l'habitude de voir. D'abord, tous les gens qui ont la chance de voyager le savent. Quand ils vont à l'étranger, au bout de quelques jours, ils ont l'habitude de compter dans la monnaie du pays dans lequel ils sont. Cela prend quelques jours, un peu plus, un peu moins, selon les gens, mais ils prennent cette habitude.
Et je n'avais pas à l'esprit l'exemple que vous donnez, mais il est très bien venu : de façon beaucoup plus générale encore que les voyageurs, dans les régions frontalières, la pratique existe depuis très longtemps. Et donc, je crois qu'on s'y mettra sans trop de difficultés. Il faudra une semaine, il faudra un mois, il faudra deux mois...
Mme OCKRENT. - ...cela complique, j'imagine, la formation et puis le travail quotidien des dames qui sont à la caisse quand même ? Parce qu'au fond elles doivent expliquer. Elles font un travail, à la fois, d'explication, de psychologue...
Mme DUBOIS. - ...oui, parce que les clients étaient à l'époque, par rapport à aujourd'hui où on en parle plus, mais en 1996, lorsque, nous, nous avons fait notre opération, les gens étaient très mal informés sur l'euro et n'attendaient pas que ce soit aussi rapide, l'année à venir. Il y a eu pas mal de questions, mais l'opération a été très positive puisque beaucoup de gens se sont dirigés vers le point d'information que nous avions mis dans le magasin.
Mme OCKRENT. - Mais parmi le personnel, parmi les caissières...
Mme DUBOIS. - Les hôtesses de caisse.
Mme OCKRENT. - ...cela doit être compliqué ? Il doit y avoir des réticences ? Cela ne doit pas forcément leur faire plaisir.
Mme DUBOIS. - C'est sûr, cela leur donne du travail en plus puisqu'il faut être rapide au niveau de la caisse et, en plus, donner des informations. Ce n'est pas toujours évident. Il faut qu'on y passe aussi. Nous sommes les premières sur le terrain. Donc, il faut qu'on soit motivées pour le faire aussi.
Mme OCKRENT. - Avec nous, en direct de Strasbourg, l'homme qui a été l'un des grands artisans de ce gigantesque chantier communautaire, je veux parler de Monsieur Yves-Thibault de Silguy.
Bonsoir, Monsieur de Silguy.
M. de SILGUY. - Bonsoir.
Mme OCKRENT. - Vous êtes commissaire à Bruxelles. Vous êtes ce soir à Strasbourg. Je crois que le Parlement européen est en session à Strasbourg toute la semaine. Vous êtes en charge des affaires économiques et monétaires. Pour vous, d'une certaine manière, le plus dur est fait où cela ne fait que commencer ?
M. de SILGUY. - En ce qui concerne la mise en place de l'euro, oui, le plus dur est fait. Maintenant, nous sommes dans la dernière ligne droite et nous sommes en train, actuellement, de préparer les décisions qui seront prises par les chefs d'Etat et de gouvernement. C'est-à-dire que nous préparons la recommandation, le texte sur lequel il y aura la liste des pays que les chefs d'Etat et de gouvernement devront accepter après avoir reçu l'avis du Parlement européen et avoir été examiné par les ministres des Finances.
Donc, la préparation technique, le cadre juridique est en place. La convergence économique, c'est-à-dire le rapprochement des économies - je sais, heureusement, avec la reprise de la croissance - est en bonne voie pour espérer qu'on ait un nombre, je dirais une majorité d'Etats-membres prêts à remplir les conditions pour passer.
La mobilisation sur le terrain est importante. Et je suis très intéressé d'entendre ce que j'entends ce soir. Ce n'était pas du tout ce qu'on entendait il y a deux ans ou deux ans et demi. Il y a deux ans et demi, les soutiens les plus forts qu'on avait sur l'euro, c'était les camionneurs et les transporteurs routiers qui à l'époque, je me rappelle, nous disaient : "Oui, vous avez raison, faites cela parce que, nous, nous en avons assez. Quand on va de Copenhague à Paris, il faut dans la journée changer quatre fois de monnaie si on veut s'arrêter. Alors que, quand nos collègues vont de New York à Los Angeles, ils parcourent trois fois plus de kilomètres et ils n'ont pas à changer de monnaie". Je me rappelle de ce détail, de cet exemple à l'époque qui montre que maintenant, effectivement, il y a un chemin absolument considérable qui a été fait.
Mme OCKRENT. - Mais, vous le savez bien un fait toujours le même reproche à la commission dont vous faites partie. On dit : "oui, à Bruxelles, tous ces technocrates, ils s'occupent des règlements, mais ils ne s'occupent pas assez de la psychologie des gens". Maintenant, est-ce que vous considérez que c'est encore de votre ressort ou est-ce le boulot des gouvernements nationaux et donc, en particulier, pour ce qui nous concerne, Monsieur Strauss-Kahn ?
M. de SILOUY. - Je crois que les campagnes de communication qui sont lancées dans les pays européens - et tout à l'heure vous avez vu la petite brochure qu'a présentée Dominique Strauss-Kahn -, sont financées en partie par la Communauté européenne et par la commission. Et ces campagnes de communication ont été lancées à l'initiative - il y a déjà deux ans - de la Commission et du Parlement européen, avec un principe très simple auquel, personnellement, je tiens beaucoup, c'est la décentralisation. C'est-à-dire qu'il faut apporter l'information là où les gens s'attendent à la trouver et apporter une information qui répond à leur demande.
Mme OCKRENT. - Et c'est le cas, Monsieur Strauss-Kahn ? Pardon de vous interrompre. C'est le cas d'après vous ?
M. STRAUSS-KAHN. - On a essayé. Maintenant, c'est plus à vous de me dire si on y est parvenus ?
Mme OCKRENT. - C'est le début.
M. STRAUSS-KAHN. - Il faudra d'ailleurs d'autres campagnes. Monsieur de Silguy a raison, l'effort d'information doit s'intensifier à mesure qu'on approche de la date du 1er janvier 1999 et encore, ensuite, à mesure qu'on s'approchera de 2002 quand il y aura les billets. J'ai l'impression, c'est en tout cas ce qu'on a comme information à partir des sondages qui ont été faits, que cette brochure, ce qui a été diffusé, les petits films, ont été bien reçus et ont apporté une bonne information.
M. LECLERC. - Est-ce qu'on se préoccupe autant de l'épargnant que du consommateur, Monsieur le ministre ?
M. STRAUSS-KAHN. - Bien sûr.
M. LECLERC. - Parce que, là, il y a des inquiétudes également.
M. STRAUSS-KAHN. - Oui, il y a des inquiétudes. Encore que les épargnants, nombre d'entre-eux en tout cas, s'informent plus volontiers.
M. LECLERC. - Par exemple, quand l'euro sera là, est-ce qu'on pourra acheter des actions européennes tout en gardant un certain nombre d'avantages fiscaux qui existent dans notre pays ?
M. STRAUSS-KAHN. - La fiscalité reste une fiscalité nationale. Cela ne change rien. Le fait que ce soit exprimé en euro et que l'on paie en euro, que les prix soient exprimés en euro, ne changera rien, n'a pas d'influence sur la fiscalité de chaque pays.
Mme OCKRENT. - Pour le moment.
M. LECLERC. - On pourra plus facilement délocaliser son épargne.
M. STRAUSS-KAHN. - Que, par ailleurs, on puisse souhaiter en Europe rapprocher les fiscalités comme nous le faisons en ce moment, c'est une chose et on essaie d'y travailler. Ce n'est pas si simple ! Mais a priori aucune raison ne s'impose pour que l'euro modifie la fiscalité de chaque pays. Certains préfèreront la fiscalité française. D'autres, la fiscalité italienne ou la fiscalité allemande...
Mme OCKRENT. - ... ou plutôt la britannique, d'après ce qu'on peut entendre ces temps-ci, dans certains milieux en France.
M. STRAUSS-KAHN. - Encore qu'il ne vous a pas totalement échappé que, au moins au démarrage, les Britanniques ne feront pas partie de l'euro.
M. LECLERC. - La délocalisation de l'épargne, ce n'est pas un risque tout de même pour l'économie française ?
M. STRAUSS-KAHN. - Ceci est un grand débat qui existait bien avant...
M. LECLERC. - …cela peut accentuer cette impression.
M. STRAUSS-KAHN. - Cela peut faciliter la comparaison des produits, des placements possibles, puisque ce sera plus simple de les comparer. C'est vrai pour l'épargne, comme c'est vrai pour les automobiles ou comme c'est vrai pour n'importe quel autre produit. Et, de ce point de vue là, cela augmentera la concurrence. Cela est vrai ! Généralement, l'augmentation de la concurrence entre les fournisseurs se fait au bénéfice du consommateur ou de l'épargnant.
Mme OCKRENT. - Justement, je vous propose de regarder maintenant quels seront, dans différents secteurs d'activité, en France, les gagnants et les perdants de l'euro. C'est un reportage de Stéphane Dubun et de Victor Ariche.
FRANCE-EUROPE-EXPRESS le 23 janvier 1998
L’Euro - Les perdants et les gagnants
M. DUBUN. - Salle des marchés de Paribas l'une des plus importantes banques d'affaires du Monde.
Ça marche pour l'une des 5.000 opérations que les cambistes de Paribas traitent chaque jour. Ils achètent et vendent des devises. Sur les marchés des changes, ils servent des clients dans le Monde entier. Résultat, ils brassent 15 milliards de dollars par jour. Aujourd'hui, tout va bien. Mais dans un an, l'euro arrive et ça change tout.
Depuis deux ans, à Paribas, 300 personnes travaillent déjà sur l'euro. Les cambistes ont sondé leurs clients. Le sondage est inquiétant. On s'attend à 35 % de transactions en moins.
Les Perdants :
M. DYER. - Il est clair que le nombre de gens qui vont travailler sur le marché des changes est appelé a diminuer assez fortement encore, mais qu'il a déjà commencé à diminuer au cours des années précédentes. Nous avons, nous-mêmes, centralisé nos opérations de change à Paris. Nous avons fermé notre site de Londres sur le change et cela s'est traduit, naturellement, par des réductions de personnes.
M. DUBUN. - Moins de transactions, donc moins de cambistes, mais ceux qui vont rester espèrent que l'euro pourra sérieusement concurrencer le yen et le dollar.
Les Bosseurs :
L'euro pour les administrations et l'Etat français, c'est aussi un immense défi informatique. A la Direction Générale des Impôts, pour être fins prêts, les réunions se succèdent. Il faut modifier tous les systèmes informatiques pour être capables, dès l'an prochain, de traiter en euros les 20 millions de déclarations d'impôts des entreprises, un travail de titan.
Selon le tout nouveau directeur général des impôts, pas de panique, tout se passera bien.
M. BEAUFFRET. - Je vous rassure, tout est fait. C'est-à-dire que les applications informatiques de la Direction Générale des Impôts seront modifiées pour comprendre évidemment, au niveau des déclarations comme au niveau des paiements, la possibilité de saisir des sommes en euros, dans les déclarations des entreprises ou dans les paiements des entreprises et des particuliers.
Là, il n'y a pas de problème.
M. DUBUN. - Pas de problème, mais cela va coûter cher pour les entreprises publiques. Rien que pour adapter les systèmes informatiques, c'est 1 % de leur chiffre d'affaires.
Les Gagnants :
La modification des systèmes informatiques, c'est une mine d'or pour les fournisseurs. Par exemple, sur Internet, si vous voulez acheter cette bague, vous la paierez 1.200 francs, soit 183 euros. Pour cette simple conversion, il a fallu changer des centaines de données informatiques.
Vous pourrez même payer votre bague en francs ou en euros avec ce porte-monnaie électronique.
M. AUBERT. - L'avantage de Bull, il est à la fois parce que nous avons développé un certain nombre d'outils pour accélérer ce passage. Donc, pour permettre à notre client d'être compatible "euro" le plus rapidement possible. Il est aussi un avantage lié au fait que, dans certains domaines, comme la carte à puce électronique, on est l'un des leaders mondiaux et que cela va nous donner une opportunité fantastique de développer ces cartes à puce électroniques un peu partout. Et donc l'ensemble de ces événements fait que, pour la Compagnie Bull, c'est une opportunité extraordinaire d'augmenter son chiffre d'affaires dans les prochaines années.
M. DUBUN. - Une hausse conséquence du chiffre d'affaires puisque, en Europe, le marché de la rénovation informatique est évalué à plus de 500 milliards de francs.
Les Conseillers :
L'autre marché gigantesque, c'est le conseil en entreprise. Andersen Consulting est numéro 1 mondial. Leur métier, c'est aider les entreprises à se transformer et notamment faciliter le passage à l'euro.
300 personnes en Europe, dont 50 en France, y travaillent déjà.
En Europe, Andersen conseille 60 grosses entreprises.
M. CHARRIERE. - L'essentiel des projets se décale vers des projets euros. Donc, une partie de notre demande également se décale vers des projets euros. Est-ce que cela va se traduire par une hausse significative de notre chiffre d'affaires ? C'est trop tôt pour le dire parce que, assez traditionnellement, nous sommes plutôt limités dans notre croissance par notre capacité à recruter de nouveaux collaborateurs.
M. DUBUN. - C'est-à-dire ?
M. CHARRIERE. - C'est-à-dire que, en France, l'année dernière, on a recruté environ 400 personnes. Il est difficile d'en recruter beaucoup plus.
M. DUBUN. - Pour l'instant, en France, quatre entreprises seulement ont fait appel à Andersen. Prix du conseil : jusqu'à 10.000 francs par jour.
Les Malins :
Le plus âgé a 22 ans. Ils sont encore étudiants à Toulouse. Leur bonne idée, la voici : c'est un convertisseur franc-euro avec un emplacement réservé au logo des entreprises. Objet pratique + objet publicitaire, dès l'an prochain, le convertisseur deviendra une nécessité. Ils en ont vendu 20.000 en deux mois.
Mme OCKRENT. - C'est vrai, ça, Céline ? Céline Cluzel, bonsoir...
Mlle CLUZEL. - …Bonsoir.
Mme OCKPENT. - Vous êtes l'un des membres, l'un des piliers de cette petite entreprise de Toulouse. 20.000 en deux mois ?
Mlle CLUZEL. - Oui, tout à fait ! On a vendu 20.000 convertisseurs de franc en euro, en deux mois.
Mme OCKRENT. - Et, alors, ça continue ?
Mlle CLUZEL. - Oui, oui, ça continue. Désormais, nous allons recevoir une autre commande fin mars et nous allons à commercialiser les convertisseurs de franc en euro.
Mme OCKRENT. - Et l'idée vous est venue comment ?
Mlle CLUZEL. - En fait, nous étions en école de commerce à l'IFAG à Toulouse, donc tous les quatre. Et suite à une simulation de créations d'entreprises, nous nous sommes penchés sur les problèmes qu'allait apporter l'euro face à la population française. Et donc ce petit produit est né et nous avons créé la SARL CYSO, au capital de 50.000 francs.
Mme OCKRENT. - Monsieur Strauss-Kahn, il faut leur passer une commande, à Bercy ?
Mlle CLUZEL. - Avec plaisir.
Mme OCKRENT - Ils sont tous là. Vous avez les quatre représentants fondateurs de l'entreprise CYSO.
M. STRAUSS-KAHN. - Je pense que ce sont plutôt les entreprises qui vont distribuer les petites calculettes en question. Mais on peut envisager en effet que, par exemple, dans les Services fiscaux,... quand les gens viennent et qu'ils ne sont généralement pas contents parce qu'ils paient leurs impôts, on leur donne en échange une petite calculette. On va en reparler.
Mme OCKRENT. - Est-ce que c'est vrai qu'à Bercy certains de vos collaborateurs font collection ? Parce qu'il y a plein de gadgets qui circulent.
M. STRAUSS-KAHN. - On ne me l'a pas dit, vous me l'apprenez. Mais enfin c'est peut-être vrai !
Mme OCKRENT. - Céline, est-ce que vous vous heurtez, quand vous essayez de prospecter des clients - on sait que Toulouse est une région particulièrement dynamique - à des blocages ? Y a-t-il des gens qui vous disent : "Oh ! Bon ! De toute façon, cela ne servira à rien. Cela ne se fera jamais" ?
Mlle CLUZEL. - On a eu des blocages au niveau de la vente de cet objet puisque les Français, les personnes qu'on a prospectées pensent que l'euro, c'est loin, pensent que, en 1999, c'est l'entreprise, en 2002, tout le monde. Mais tout le monde pense qu'ils n'en ont pas besoin encore. Donc, c'est pour cette raison que les Français doivent prendre conscience que c'est maintenant.
M. OCKRENT. - Monsieur le ministre, je vous présente un patron, un chef d'entreprise qui sait que l'euro, c'est tout de suite.
Monsieur Courbis, bonsoir.
Vous êtes le patron d'une entreprise qui s'appelle comme vous, "Courbis", qui fait du caoutchouc ou plutôt, m'avez-vous dit, de l'élastomère, c'est plus élégant et cela marche bien. Vous n'êtes parmi ceux qui se plaignent trop dans votre secteur d'activité ?
M. COURBIS. - Nous avons une entreprise qui fonctionne très bien, avec des perspectives intéressantes.
Mme OCKRENT. - Et vous avez quoi ? 135 personnes.
M. COURBIS. - Oui.
Mme OCKRENT. - Et vous êtes à Romans ?
M. COURBIS. - A Romans, oui.
Mme OCKRENT. - Une région qui n'est pas tellement gâtée en matière d'emploi.
M. COURBIS. - Le cuir et la chaussure sont la principale activité.
Mme OCKRENT. - Pour votre entreprise, l'euro, c'est une grosse difficulté qu'il faut surmonter ?
M. COURBIS. - L'euro, pour nous, ce n'est pas une difficulté puisque l'on est une entreprise d'innovation, donc cela fait partie des péripéties de l'entreprise. Notre souci, Monsieur le ministre, c'est que l'on va mettre 1 % de prévision sur notre bilan du coût de l'euro en 1997. On va provisionner 1 % en 1998, que l'on réintégrera aux bilans 1999 et 2000. Je crois que c'est une bonne gestion. Puis-je faire cela, Monsieur le ministre ?
M. STRAUSS-KAHN. - Je ne veux pas que l'on donne le sentiment que les responsables gouvernementaux donnent des conseils aux chefs d'entreprise. Ce n'est pas l'époque.
Mme OCKRENT. - Parce que cela s'est fait déjà ?
M. STRAUSS-KAHN. - Néanmoins, il faut en effet que les modalités soient trouvées pour qu'une partie des coûts, que cela va entrainer, vous avez raison, puisse être amortie. Et de ce point de vue-là, les provisions que vous faites me paraissent raisonnables.
M. LECLERC. - Les coûts restent bien uniquement à la charge de l'entreprise, c'est bien clair ? C'est simple dans votre esprit ?
M. STRAUSS-KAHN. - Les coûts restent à la charge de l'entreprise. C'est une adaptation, comme le disait monsieur, à une évolution qui, par ailleurs, - il ne l'a pas dit, mais je pense que cela doit être son avis - sera positive pour l'entreprise.
M. LECLERC. - Il y a des entreprises plus en difficulté, donc ce sera un coût supplémentaire, donc plus de difficultés ?
M. STRAUSS-KAHN. - Mais ce qu'il faut, c'est qu'évidemment lorsqu'il y a des investissements qui sont faits pour permettre ce passage, cela dépend des professions, parfois ce sont des caisses, parfois c'est de l'informatique, etc., que cela puisse effectivement être amorti dans de bonnes conditions, et c'est ce sur quoi nous travaillons maintenant.
FRANCE-EUROPE-EXPRESS le 23 janvier 1998
L’Euro - L'Administration
Mme OCKRENT - Et les relations avec l'administration, les administrations, Monsieur Courbis, je pense notamment à toute la paperasserie sociale, par exemple. Avez-vous le sentiment que, du côté des administrations, les gens se préparent avec zèle ?
M. COURBIS. - Je ne sais pas. Je sais que, nous, nous serons prêts. L'administration, j'ai peur qu'elle ne soit pas prête. Mais je crois que ce sera sons problème. Ce ne sera pas le problème des chefs d'entreprise.
M. STRAUSS-KAHN. - Quelle réputation terrible a l'administration !
M. COURBIS. - Ah, oui ! Mais je ne vous la fais pas, Monsieur le ministre.
M. STRAUSS-KAHN. - L'administration sera prête. Comme cela a été dit dans le petit film tout à l'heure, dès 1999 les entreprises pourront faire le choix "tout euro". Elles ne sont pas obligées de le faire. Le choix, que nous avons fait, nous, est de dire : "Vous passez à l'euro au rythme que vous voulez. Il y a trois ans pour cela, vous pouvez le faire au rythme que vous voulez". Mais ceux qui voudront dès le début ou un peu plus tard, mais éventuellement dès le début, faire le choix "tout euro" pourront le faire : faire leur déclaration fiscale, etc., en euro ; faire leur paiement en euro. Et, donc, l'administration sera en situation d'être votre correspondant en euro, si vous voulez, à partir du 1er janvier 1999.
M. COURBIS. - Nous avons une obligation des étrangers à faire toutes nos factures en euro à partir du ler janvier 1999.
Mme OCKRENT. - C'est le cas de l'un de vos gros clients ?
M. COURBIS. - Notre gros client MERCEDES nous a écrit en disant : "Au 1er janvier, soyez en euro". Donc, on ne peut pas avoir deux comptabilités, on ne peut en avoir qu'une qui sera en euro à partir du 1er janvier.
M. STRAUSS-KAHN. - Donc, vous ferez le choix tout euro à partir du 1er janvier 1999.
M. LECLERC. - Monsieur le ministre, vous avez annoncé une charte pour aider justement les PME à réaliser leur passage à l'euro. Cela en est où et qu'est-ce qu'il y aura dans cette charte ?
M. STRAUSS-KAHN. - J'ai effectivement annoncé une charte à un certain nombre d'associations professionnelles, notamment les banques, par exemple, viennent nous aider pour le faire, et elles devraient être prêtes pour la fin du mois de janvier.
Quel est le contenu de la charte ? C'est un certain nombre de règles notamment entre les fournisseurs et les acheteurs à l'intérieur du système de production, entre ceux qui sont en amont et ceux qui sont en aval comme l'on dit, pour que certains ne soient pas coincés par les autres.
Ce que vous évoquiez à propos de MERCEDES, ce n'est pas une entreprise française, mais le problème serait exactement le même, fait que vous pouvez vous mettre à l'euro, qui le souhaite ; d'autres entreprises peuvent être dans de plus grandes difficultés. Il faut que, entre les fournisseurs et les acheteurs, dans le cercle de production, des règles de bonne conduite soient mises en place, et c'est l'objet de cette charte.
Mme OCKRENT. - Au niveau européen, Monsieur de SILGUY, vous avez, vous, j'imagine des moyens de savoir si les administrations des autres pays membres, dont on peut penser qu'ils vont rejoindre le Groupe euro, est-ce que les autres administrations nationales sont plus en avance que nous ou pas ?
M. de SILGUY. - Non. C'est à peu près au même point. On a publié au mois de décembre le tableau, justement, des opérations qui seront autorisées en euro dans les relations avec l'administration pour l'ensemble des pays européens. Et je dirai que la France se situe plutôt en tête des options tout euro, qui sont offertes aux entreprises.
Mme OCKRENT - Mais vous dites cela pour faire plaisir à Monsieur Strauss-Kahn...
M. de SILGUY. - Dans certains pays, ils vont plus loin, notamment pour les particuliers. Je pense aux pays du Benelux qui, eux, sont en général très ouverts et pour lesquels les citoyens circulent énormément, et eux, en général, offrent des options euro aux particuliers dès 1999. Mais pour les entreprises, la France n'est pas en retard.
Mme OCKRENT. - Pas de souci non plus du côté des administrations.
Du côté des maires, des collectivités locales, là cela va être lourd à...
M. STRAUSS-KAHN. - Là est tout le problème, vous avez raison. C'est un sujet très important. Le ministère des Finances a diffusé, dans le cadre de cette campagne, 150.000 exemplaires d'un petit recueil, d'un petit livre en direction des élus, justement pour traiter de ces questions-là. Les collectivités locales ont des dettes, des emprunts. Elles paient des choses, et elles doivent aussi, elles, passer à l'euro, dans des conditions qui ne sont pas exactement les mêmes, ni que les particuliers, ni que les entreprises. Là aussi, la formation, la pédagogie se fera pendant l'année. Je pense que cela va se faire sans trop de difficultés. Mais cela ressemble plus quand même à une entreprise, une collectivité locale, qu'à un particulier.
FRANCE-EUROPE-EXTRESS le 23 janvier 1998
L’Euro - L'Emploi
M. LECLERC - Monsieur le ministre, j'ai un peu de suite dans les idées, je voudrais revenir un court instant sur le problème de l'emploi : vous avez dit vous-même, il y a quelques minutes, que l'euro, c'était sans doute plus de concurrence européenne, donc plus de compétitivité pour les entreprises est-ce que, là, il n'y a pas un vrai risque supplémentaire de plan de licenciement pour un certain nombre d'entreprises qui y seront obligées ?
M. STRAUSS-KAHN. - Je ne comprends pas le lien. Le fait qu'il y ait plus de concurrence, fait que l'économie est plus dynamique, que le consommateur peut avoir des services ou des biens qui lui sont fournis au meilleur prix...
M. LECLERC. - ...la concurrence est plus rude ?
M. STRAUSS-KAHN. - Le fait que la concurrence soit plus rude, die veut pas dire que cela entraîne des plans de licenciement...
M. LECLERC. - On l'a vu par le passé...
M. STRAUSS-KAHN. - Non, pas du tout. Ce qui entraîne le licenciement, c'est l'absence c'est l'absence de demande.
Vous savez, aucun chef d'entreprise ne licencie par plaisir. Il licencie lorsqu'il y est contraint parce qu'il n'y a pas de demande.
Au gouvernement français et à l'ensemble de la communauté européenne d'assurer la plus forte croissance possible, la plus forte demande possible. Et c'est ce que nous commençons à retrouver à l'instant.
Mme OCKRENT. - Parce que, face à l'euro, il faut quand même toujours le rappeler : il y a 20 millions de chômeurs en Europe. 20 millions.
M. STRAUSS-KAHN. - Il y a 18 millions de chômeurs en Europe, mais je ne dirais pas : face à l'euro.
Je dirais que l'euro ne résout pas tous les problèmes, ne rêvons pas ! Et l'euro posera quelques difficultés, on l'a vu. Elles se sont exprimées. Mais, globalement, l'existence de l'euro, la stabilité monétaire résultant de l'euro et le potentiel de croissance contribueront à résoudre, peut-être pas la totalité, mais une partie de ces 18 millions de chômeurs, plutôt que cela ne l'aggravera.
M. LECLERC. - Donc, cela annule le risque pour vous ? Cela équilibre en tout cas le risque potentiel d'une plus grande compétitivité ? C'est cela que vous voulez dire ?
M. STRAUSS-KAHN. - La compétitivité n'est pas une mauvaise chose, ce qu'il faut, c'est développer la demande. C'est ce que nous faisons en France, vous le savez, je n'insiste pas là-dessus. C'est ce qu'il faut que l'ensemble des pays européens puisse faire. On aura plus de croissance, et l'euro y servira par le biais, notamment, vous l'avez dit très justement, de la compétitivité et de la concurrence.
Mme OCKRENT. - Précisément, je vous propose d'aller voir dans un secteur bien particulier, qui est familier pour énormément de passionnés, d'acheteurs, de consommateurs, d'automobilistes, je veux parler bien évidemment de l'industrie automobile. C'est l'industrie européenne par excellence, et l'on sait pourtant que, d'un pays de la communauté à un autre, il y a des différences de prix importantes. Alors, que va-t-il se passer à partir du moment où les voitures seront vendues en euro ?
Je vous propose ce reportage qui nous l'explique grâce à Rozenn Kerlan.
LE GRAND MARCHE DE L'AUTOMOBILE
Mme KERLAN. - L'euro entraînera-t-il une baisse des prix des voitures en Europe ? Au siège parisien de Peugeot, on s'y prépare. Mais ce n'est pas tout, la monnaie unique, ce sont bien d'autres soucis.
Patrice Bouton planche sur le sujet depuis près de deux ans : changer les logiciels, informer le personnel et anticiper les effets de la monnaie unique. Certes, il est trop tôt pour parler d'alignement des prix. Les voitures sont soumises à des T.V.A. et autres taxes différentes suivant les Etats de l'Union européenne. Mais une seule monnaie, cela veut tout de même dire une concurrence plus rude, une guerre des prix : tout faire pour se démarquer.
M. BOUTON. - Cela va nous obliger, cela va obliger tout le monde à innover. On va encore plus se battre sur la qualité du produit que sur les prix... là, de toute manière, on va continuer. Mais, comment dirais-je ? Définitivement, on ne va pas pouvoir continuer à réduire nos prix de manière drastique comme cela pendant 20 ans. Parce que, à la limite, on va finir par les donner les voitures !
Mme KERLAN. - La même voiture, même marque, même modèle, sera-t-elle vendue au même prix dans toute l'Europe ? Aujourd'hui, ce n'est pas le cas. Les constructeurs français ou allemands pratiquent des prix plus élevés sur leur marché national. En un mot, hors taxes, une Peugeot est plus chère en France que dans les autres pays européens.
M. BOUTON. - Ce qui est un peu énervant, c'est de se concurrencer soi-même. Et donc, si l'on peut supprimer ce genre de situation, c'est préférable à la fois pour nous et pour nos concessionnaires.
Mme KERLAN. - Avec l'euro, les automobilistes pourront-ils comparer les prix en Europe ? Pas si simple.
Banlieue parisienne, tous les jeudis, une livraison de véhicules des Pays-Bas ou de l'Espagne, des voitures achetés, comme sur catalogue, par des Français. Leur prix : 15 à 20 % moins cher que chez un concessionnaire de l'hexagone.
L'intermédiaire : Ce marchand intracommunautaire appelé, dans le secteur automobile, un mandataire.
Ce sont finalement ces mandataires qui rendent le marché plus transparent aux clients. Car, en Europe, les mêmes modèles ont des noms et des équipements parfois différents d'un pays à l'autre.
M. LAURENT. - Il y a deux choses qui peuvent changer et se cumuler d'ailleurs, l'une est l'appellation, l'autre est le niveau d'équipement.
Les appellations commerciales, en particulier pour les marques françaises, sont de plus en plus différentes dans chaque pays, et les équipements, qui sont mis de série sur un véhicule, varient parfois énormément, avec des équipements en plus, des équipements en moins, ce qui rend la comparaison, ligne à ligne, assez difficile.
Mme KERLAN. - La grande transparence n'est donc pas pour demain. D'autant plus qu'une voiture neuve achetée à l'étranger est encore soumise aux taxes de son pays d'utilisation, des taxes européennes si variables que cela ne sert à rien de comparer les prix affichés, même en euro.
L'euro changera-t-il le commerce des voitures en Europe ? La réponse est sans doute en Belgique. La monnaie unique, on l'affiche partout ou presque. Encore quelques mois, et le prix des voitures sera également libellé en euro. Ici, pas de constructeurs nationaux, un marché libre avec une soixantaine de marques, une concurrence féroce, des prix intéressants. Bref, le secteur automobile que l'on pourrait imaginer, demain, à l'échelle de l'Europe. Et depuis six ans, on y trouve des hypermarchés de la voiture, multi-marques, neuf ou occasion, le choix est là, la livraison immédiate, le prix avantageux, le service en plus et l'argument de vente décapant : "Si vous trouvez la même voiture neuve à un prix inférieur, on vous rembourse la différence".
Chez les Cardoen, on fait du commerce de voitures depuis 50 ans. Aujourd'hui pour Karel, l'avenir, c'est cet hypermarché. Plus que l'euro, c'est l'Europe qui va changer les choses, avec, en 2002, la fin de la distribution exclusive et sélective des concessionnaires.
M. CARDOEN. - On a tâché de faire, ici un garage du futur où l'on n'a pas seulement le meilleur prix mais où l'on a aussi le choix entre toutes les marques. Un avantage que tous les autres garages devront avoir aussi après 2002.
Mme KERLAN. - Pour le consommateur, l'euro est un plus, avec une baisse des prix, on l'a vu, des voitures de meilleure qualité et un choix plus large, grâce à de nouveaux modes de distribution. Seul point noir : la transparence du marché ne sera pas totale tant que les taxes en Europe ne seront pas harmonisées.
Mme OCKRENT. - Précisément, Monsieur Strauss-Kahn, transparence pour les consommateurs, on le voit bien. On peut penser qu'il y a des habitudes de proximité qui prévaveront, et surtout en matière de voiture. Mais, quand même, tant que l'on n'harmonise pas les taxes et les différentes formes de fiscalité, finalement il y aura toujours intérêt à aller acheter sa voiture ailleurs et, au fond, l'euro ne sera pas un élément de nivellement des prix ?
M. STRAUSS-KAHN. - Ce sera un élément de transparence, cela ne suffit pas à garantir que les prix seront les mêmes partout, notamment pour des raisons fiscales, vous avez raison. Et tant que nous n'aurons pas en Europe, mais ce n'est pas vraiment pour demain, exactement la même fiscalité sur tous les produits, il pourra rester des différences, bien sûr.
Mme OCKRENT. - Mais cela, c'est bon pour le consommateur et mauvais pour l'industriel ?
M. STRAUSS-KAHN. - Mais c'est quelque chose qui existe déjà aujourd'hui. L'euro, de ce point de vue-là, ne fait que faire disparaître l'un des éléments de complexité et, dans la comparaison, qui venait des différences de taux de change. Le reste du problème de la distribution de l'automobile demeure en effet et n'est pas résolu par l'euro. L'euro ne doit pas apparaître comme une sorte d'ouvre-boîtes qui permettrait d'ouvrir toutes les boîtes et de régler tous les problèmes, ce n'est pas vrai.
Mme OCKRENT. - Mais peut-il en casser des boîtes, parce que c'est bien là l'inquiétude ?
M. STRAUSS-KAHN. - Non. Je ne crois pas. Dans tout ce que nous avons vu jusqu'à maintenant, et nous allons continuer cette discussion, je ne vois pas d'élément dans lequel on ait vu des aspects négatifs.
Mme OCKRENT. - Nous comptons sur Monsieur Calvet pour nous expliquer ces aspects négatifs.
FRANCE-EUROPE-EXPRESS le 23 janvier 1998
L’Euro - L'industrie
Monsieur Calvet, bonsoir. On sait que vous êtes l'ancien patron du Groupe PSA - Peugeot - Citroën - et vous êtes, l'adjectif est poli, un "euro-sceptique" convaincu. Mais, pour vous, l'euro, est-ce carrément néfaste ou, d'une certaine manière, cela ne servira-t-il pas à grand-chose, en tout cas dans certains secteurs puisque, précisément, il demeure ces différentiels importants et ces différences de politique fiscale et de politique économique ?
M. CALVET. - Je ne crois pas que l'on puisse dire que je sois un "euro-sceptique" convaincu, l'archétype de l'affreux.
Mme OCKRENT. - Ah, non, ce n'est pas ce que je voulais dire ! Toutes les opinions sont estimables en la matière.
M. CALVET. - Oh, cela y revenait à peu près ! Non, je suis au contraire convaincu de la nécessité de faire l'Europe et j'en suis d'autant plus convaincu que je ne suis pas passionné par l'Europe comme certains hommes politiques, que je suis arrivé à la conclusion que l'Europe était inéluctable et qu'à partir de ce moment-là il fallait la construire. Donc, je suis pro-européen.
En revanche, là où je ne comprends pas du tout comment l'on est en train d'agir et comment la classe politique, en général, est en train d'agir, c'est de voir comment l'on essaie de continuer, comme depuis Jean Monnet, à construire une Europe à partir de domaines techniques, alors qu'il est clair maintenant - je sais bien que l'on est incapables de se mettre d'accord avec les autres pays, et c'est grave !; je sais bien que les peuples ne seraient pas nécessairement favorables à l'Europe telle qu'on la leur présente, et c'est grave ! - que l'on ne peut plus continuer à créer l'Europe en ajoutant simplement les "boîtes" techniques, comme vous dites.
Je crois que l'on a commis une erreur fondamentale en considérant que la monnaie était encore un élément technique, comme l'agriculture, l'acier ou l'euratome dans le passé. La monnaie, c'est vraiment le politique. Et, à partir de ce moment-là je réponds à votre question : "Bien sûr, il n'y aura pas de transparence complète dans les prix des voitures, parce que les différences de fiscalité sont énormes entre les différents pays". Dans certains cas, d'ailleurs, la commission de Bruxelles a été obligée d'exclure certains pays de l'Union européenne de ces comparaisons de prix, parce que les taxes spécifiques sont tellement élevées qu'il n'est pas possible d'avoir de conclusion sérieuse.
Par conséquent, ce qu'il faut, c'est d'abord avoir un rapprochement de toutes les structures économiques, financières, fiscales, sociales, arriver à une véritable convergence des politiques, pour espérer pouvoir avoir un euro durable.
J'ai très, très peur, Monsieur le ministre, de ce qui s'est passé en septembre 1992 : pendant des semestres, avant septembre 92 : on était restés dans une situation qui était pratiquement de parité fixe, il n'y avait plus d'évolution, qu'il aurait dû y avoir, à l'intérieur du système monétaire européen. Résultat : l'éclatement du système, les dévaluations très compétitives de la lire, de la peseta et de la livre.
Je crains beaucoup que la convergence, qui s'est améliorée depuis 1992 mais qui ne me paraît pas suffisante, n'amène à un moment déterminé, 18 mois, 2 ans - après le 1er janvier 1999, bien sûr l'euro sera mis en place -... mais j'ai peur que nous n'ayons un nouvel éclatement.
M. STRAUSS-KAHN. - L'euro va justement faire que les dévaluations compétitives, dont vous parliez et qui, effectivement, sont nuisibles, ne pourront plus avoir lieu. Alors, vous me dites : "Elles ne pourront plus avoir lieu et, du coup, cela va exploser". C'est un argument qui existe depuis 1957, depuis que l'Europe a commencé d'être construite, beaucoup ont dit : "Cela ne marchera pas : la politique agricole commune, et puis le reste..."
M. CALVET - Cela s'est produit en 1992 ?
M. STRAUSS-KAHN. - Oui, mais il n'y avait pas encore l'euro, justement. Lorsque l'euro sera là...
M. CALVET. - Mais nous sommes dans un système comparable !
M. STRAUSS-KAHN- Comparable mais pas le même. La différence, c'est quand l'euro sera là, il n'y aura plus le risque que vous évoquez.
Je voudrais, si vous me permettez, vous poser une question sur vos prémices. Vous disiez, si j'ai bien compris, vous me corrigez si je me suis trompé : "On ne peut pas continuer à accumuler la construction technique de l'Europe, les "boîtes" techniques, il faut faire du politique". C'est bien cela ?
M. CALVET. - Tout à fait.
M. STRAUSS-KAHN. - Et, par ailleurs, vous nous avez dit : "L'euro, ce n'est pas autre chose, c'est de la politique". Alors, vous devriez être satisfait ?
M. CALVET. - Pas du tout. Je ne peux pas être satisfait de voir ce qui est éminemment du domaine politique : l'euro être mis en place, alors qu'aucune des structures politiques nécessaires, comme on l'a vu en Confédération Helvétique, vous savez qu'il s'est passé 300 ans entre la constitution de la Confédération Helvétique et l'arrivée du franc suisse ?
Mme OCKRENT. - Et nous, il nous faudrait 300 ans ?
M. CALVET. - Vous savez qu'aux Etats-Unis d'Amérique, cela a pris 75 ans. Il est clair qu'il faut avoir une structure politique de l'Europe, une organisation de l'Europe, des institutions qui fonctionnent, au lieu de cette confusion abominable qui est la situation actuelle.
J'ai été très frappé, Monsieur le ministre, dans votre première intervention, on vous a parlé de la Banque Centrale, et vous avez dit : "Ah ! Vous rentrez dans la technique". Mais ce n'est pas du tout la technique. Vous, les politiques, vous avez abandonné vos pouvoirs et vos responsabilités, en matière monétaire, à une institution de fonctionnaires, de technocrates ?
M. STRAUSS-KAHN. - Vous avez pour les fonctionnaires un mépris que je n'ai pas, Monsieur Calvet. Mais au-delà de cela....
M. CALVET. - J'en suis.
M. STRAUSS-KAHN. - ...dans tous les pays qui composeront la zone euro, il y a aujourd'hui une Banque Centrale indépendante ? C'est le cas.
M. CALVET. - Je le regrette.
M. STRAUSS-KAHN. - Vous pouvez le regretter, mais c'est le cas partout. Et je ne voudrais pas que vous-même, en regrettant l'évolution qui s'est produite partout, vous vous conformiez à ce que vous reprochait Christine Ockrent tout à l'heure, c'est-à-dire de refléter une image d'hier : partout les Banques Centrales sont indépendantes.
Alors, on peut dire : "La Banque Centrale indépendante européenne, elle, ne doit pas rester toute seule". Dans les pays, la France, l'Allemagne, la Banque Centrale est indépendante, mais, en face, il y a un Gouvernement. Et, en Europe, il faut qu'il y ait quelque chose en face de la Banque Centrale, sinon nous rentrerions dans ce que vous disiez. Vous auriez raison : une Banque Centrale toute seule, sans contrepoids. Eh bien, c'est pour cela que depuis Amsterdam, depuis 6 mois, le Gouvernement, que dirige Lionel Jospin, a beaucoup insisté pour que se crée ce Conseil de l'euro qui réunira les ministres de l'Economie et des Finances, et qui sera le correspondant naturel de la Banque Centrale, c'est-à-dire une instance de coordination économique et de décision économique. Il fallait cela. Sur ce point, je vous rejoins.
M. CALVET - C'est la thèse française. Je ne suis pas sûr que ce soit totalement la thèse de certains de nos grands associés, et notamment l'Allemagne ?
M. STRAUSS-KAHN- L'Allemagne a accepté cette procédure parce qu'il lui est apparu que c'était le bon sens et qu'il fallait ce Conseil. D'ailleurs, vous savez qu'il a été adopté en décembre, à Luxembourg, à l'unanimité des participants.
M. CALVET - Mais alors, Monsieur le ministre, au niveau national, si nous allons vers cet euro qui va, vous l'avez très bien dit, provoquer plus de concurrence, plus de compétitivité, et donc plus de chance, la fois pour certaines entreprises de gagner ou de perdre dans le même secteur, comment peut-on, en même temps, avoir des éléments de politique intérieure qui vont contre la compétitivité de l'économie française ? Quelle est la cohérence entre la volonté de mettre en place le 1er janvier 1999 l'euro, d'une part, et, d'autre part, un prélèvement public et social dont vous savez qu'il est tout à fait excessif, une réduction des dépenses publiques, qui n'a pas été suffisante dans le Budget de 1998, et cette espèce de menace des 35 heures, qui paralyse, qui est une très, très mauvaise mesure - chacun en est convaincu et je suis persuadé que vous avez le même sentiment - et qui paralyse actuellement...
M. STRAUSS-KAHN. - ...vous allez me laisser répondre ?
M. CALVET. - ...oui, oui, bien entendu... mais qui paralyse actuellement beaucoup de décisions, notamment d'investissement ?
M. STRAUSS-KAHN. - Il y a un point sur lequel je suis d'accord avec vous, c'est que la compétitivité doit être recherchée partout.
Dans le Budget de 1998, vous aurez noté comme moi, on ne va pas mener maintenant un débat sur le Budget 1998, que la dépense publique a été maintenue constante par rapport à l'année précédente, et que c'est la première fois que cela arrive depuis 20 ans dans notre pays. Vous me direz que ce n'est pas suffisant...
M. CALVET. - Ah, non, c'est très insuffisant.
M. STRAUSS-KAHN. - Bon, d'accord. Reconnaissez à tout le moins que c'est, effectivement, la première fois depuis 20 ans que cette stabilité est acquise.
Quant aux 35 heures, peut-être que Madame Ockrent aura l'envie d'organiser, un jour, un débat sur les 35 heures en Europe, auquel cas elle nous conviera. On ne va pas mener le débat entièrement aujourd'hui.
Je suis convaincu que la mise en place des 35 heures, si elle se fait correctement, et je pense qu'elle se fera correctement, que l'ensemble du patronat et des organisations syndicales discuteront, sera un élément qui améliorera la compétitivité de nos entreprises, parce qu'elle permettra un dialogue social qui, aujourd'hui, est très largement absent.
On ne va pas rentrer dans le débat, ce n'est pas votre thèse, je l'ai compris !
M. CALVET. - Comment peut-on parler de dialogue social, alors que le résultat du dialogue sera prévu dès la première loi ?
Mme OCKRENT. - Pardonnez-moi d'interrompre ce duel ou ce duo, je voudrais demander à Jean-Louis Beffa qui dirige l'une des grandes multinationales françaises, Jean-Louis Beffa qui est le patron de Saint Gobain, 130.000 salariés, une stratégie et des filiales dans beaucoup de pays, dans l'Union européenne mais aussi ailleurs : quelle réponse faites-vous, vous, homme d'entreprise, à Monsieur Calvet ?
M. BEFFA. - Oh, c'est très simple, je reste tour à fait euro-enthousiaste. Je crois qu'il suffit de voyager en dehors de France, en dehors de l'Europe pour se rendre compte qu'il y a urgence à faire l'Europe. Et l'idée suivant laquelle on peut attendre, suivant laquelle il va falloir régler tous les problèmes au préalable, que l'on se mette d'accord sur le politique, que l'on se mette d'accord sur le fiscal, me paraît irréaliste. Il faut un grand mouvement. Il faut créer un choc, parce que, sinon en Europe, nous n'allons pas bouger assez vite. Et créer ce choc, c'est à l'évidence l'euro. Seul l'euro va nous permettre de raisonner dans un nouveau contexte. Et, bien entendu, une fois l'euro fait, alors il faut que le politique retrouve toute sa place. Il faut que le social retrouve toute sa place
Mme OCKRENT. - Mais il faut que ces processus aient lieu en même temps quand même ?
M. BEFFA. - Bien entendu. Mais il ne faut pas reculer sur l'euro. Ce serait un exemple dramatique en ce moment de reculer sur l'euro. Il faut faire le pari d'aller de l'avant. Il faut montrer la confiance dans l'Europe. Et dans cette Europe évidemment, il faut qu'en France nous nous adaptions.
Et là, à cet égard, je suis quand même un tout petit peu inquiet. Je voudrais interroger le ministre sur un point : nous pensions, il y a 3, 4 mois qu'en effet la croissance, en France, allait être de 3 %. Vous en avez besoin pour tenir votre objectif budgétaire. Depuis, sans penser quand même du malaise créé par les 35 heures, restons calmes sur ce sujet, mais le moins que l'on puisse dire, c'est que cela crée un malaise, et si l'on rajoute à cela la crise asiatique, ne craignez-vous, Monsieur le ministre, d'être un peu juste sur le taux de croissance français ? Si vous l'êtes, que comptez-vous faire ? Ne faudrait-il pas réduire, par exemple, les taux d'intérêt, si possible le plus vite possible ? Sinon n'êtes-vous pas contraint à être très prudent dans les dépenses budgétaires, Monsieur le ministre ?
M. STRAUSS-KAHN. - Je vais vous répondre : la crise asiatique crée sans doute une difficulté supplémentaire que personne, évidemment, ne pouvait prévoir. Elle n'est pas immense pour le moment, parce que ces pays ne représentent pas une très grosse part de nos exportations, mais, enfin, elle n'est pas non plus négligeable, ils vont moins nous acheter, on va moins leur exporter.
Mais, d'un autre côté, par rapport à ce que nous pensions les uns et les autres vers le mois d'octobre, la croissance en France est plus forte que prévu. Nous sommes aujourd'hui sur une pente de croissance de 3,5 %...
Mme OCKRENT. - Et cela, c'est un chiffre que vous maintenez ?
M. STRAUSS-KAHN. - Ah, oui, cela, ce n'est pas une prévision, c'est une réalité : le deuxième semestre 1997 est sur une pente de 3,5 %. Je pense que nous ne tiendrons pas ce 3,5 % en 1998, pour la raison que vous venez de dire, à cause de la crise asiatique, qui va nous ramener un peu vers le bas. Et, donc, l'on reviendra vers 3 %.
Finalement, je crois que l'on aura les 3 % qui étaient prévus, avec une structure un peu différente de ce que l'on avait imaginé au départ. Au départ, il y avait plus d'international et un peu moins d'énergie ou de production française, de demande française. Finalement, ce qui va sans doute se passer, c'est un peu moins de demande internationale, pour la raison de la crise asiatique que vous évoquiez, mais sans doute un peu plus qu'on ne l'avait prévu à l'intérieur. Et, au total, je pense qu'il est encore raisonnable aujourd'hui de prévoir une croissance de 3 %.
Je dis : "encore raisonnable aujourd'hui"... parce que personne ne sait ce qui peut arriver demain ou après-demain. Si une immense crise mondiale se créait, je reverrais mes prévisions évidemment. Ni vous, ni moi, personne ici ne le souhaite. On ne sait pas ce qui peut arriver ! Mais, aujourd'hui, la crise asiatique est dans une meilleure situation qu'elle ne l'était il y a quelques semaines, notamment en Corée, même si c'est loin d'être réglé. Et, donc, je pense que la prévision de 3 % reste une prévision solide.
Si, comme vous le disiez, et vous auriez raison, la réalisation de ces 3 % n'est pas au rendez-vous, alors il faudra prendre des mesures. Vous avez parlé des taux d'intérêt, c'est un point très important que je veux souligner : la perspective de l'euro, le fait qu'aujourd'hui l'euro soit certain dans 12 mois, fait que nous avons les taux d'intérêt à long terme les plus faibles que nous ayons connus depuis très, très longtemps. Et cette situation-là, évidemment, est favorable pour les entreprises. Mais je ne veux pas parler à la place des chefs d'entreprise, présent ou passé, mais cela sert évidemment à favoriser l’investissement.
M. CALVET. - En taux nominaux plus qu'en taux réels.
Mme OCKRENT. - Et l'investissement repart ?
M. STRAUSS-KAHN. - C'est exact. Vous avez raison. Néanmoins, par rapport aux 10 dernières années, même en taux réels, par rapport à il y a 25 ans...
M. CALVET. -...mais vous croyez toujours aux 3 %, je le souhaite beaucoup également, alors que de plus en plus d'instituts, d'observateurs sont vers 2,5, 2,4, 2,6. Vous ne croyez véritablement pas, soit par le jeu direct, soit par le jeu indirect des pays tiers, puisque l'on aura beaucoup plus de concurrence sur les pays tiers, des produits coréens, thaïlandais, etc., à une baisse d'un demi-point au moins du taux de croissance ?
M. STRAUSS-KAHN. - Vous mettez le doigt sur le problème. Tant qu'il y a instabilité en Asie, on a un problème parce que ces pays nous achètent moins. Et puis le jour où cette instabilité sera résorbée, j'espère le plus vite possible, alors nous allons nous retrouver avec des pays, dont la Corée ou quelques autres, qui, en raison de la baisse de leur monnaie, vont être particulièrement compétitifs et qui, donc, vont être très concurrents. Mais ceci est quand même à la mesure des liens économiques qu'il y a entre la France et ces pays-là, qui sont quand même limités.
Mme OCKRENT. - Pas pour certaines banques, d'après ce que l'on dit ?
M. STRAUSS-KAHN. - La situation des banques est un peu différente. Là, on parlait des produits.
Et puis vous dites : "Attention, il y a l'effet indirect - vous avez tout à fait raison - par les Etats-Unis ou par le Japon". Et l'estimation qui est faite aujourd'hui par les différents experts - vous avez raison, cela fluctue, mais, enfin, bon ! - de l'impact de cette situation, telle qu'on peut la mesurer aujourd'hui, se situe entre 0,3 et 0,6 point de P.I.B. ; et c'est sur la base de cet effet-là et compte tenu du fait que nous sommes aujourd'hui sur une pente de 3,5, que je crois qu'il est raisonnable de revenir à une prévision de 3 %.
M. BEFFA.- Juste un point, Monsieur le ministre, est-ce qu'en tout cas on peut être d'accord que, dans la situation actuelle, il n'y a pas de marge de manœuvre, malgré les demandes que l'on voit monter quand même en ce moment un peu de tous côtés, pour augmenter les dépenses publiques. Après les efforts que vous avez demandés aux entreprises en 1997, pour tenir le chemin vers l'euro, sur lequel nous sommes d'accord, est-ce que vous pensez aussi que vous ne pouvez pas non plus augmenter les charges des entreprises ? Donc, pouvons-nous compter sur ces deux points : pas de hausse des dépenses publiques, pas d'augmentation des charges des entreprises ?
M. STRAUSS-KAHN. - Le Premier ministre l'a dit avec clarté, la dépense publique doit être retenue comme elle a été votée. Il peut y avoir des réaffectations à l'intérieur. On peut être contraint, parce qu'il y a des besoins qu'il faut satisfaire, de faire moins de dépenses d'un côté, plus de dépenses d'un autre. Et j'ai signé d'ailleurs aujourd'hui le décret qui permet de transférer les ressources nécessaires d'autres parties du Budget vers le 1 MDF qui est nécessaire aujourd'hui pour subvenir aux besoins de ceux qui sont les plus démunis.
Mme OCKRENT. - Mais on voit bien que la marge de manœuvre est étroite, de plus en plus étroite ?
M. STRAUSS-KAHN. - Non, elle n'est pas de plus en plus étroite, notre pays est de plus en plus riche, nous avons quand même de la croissance. Mais elle est étroite, en effet. Et je donne acte à Monsieur Beffa : l'effort qui a été produit par les entreprises en 1997 pour permettre de redresser des comptes publics qui étaient gravement détaillants et qu'il fallait redresser pour tendre vers l'euro, et je crois que vous partagez ce point de vue, est un effort dont on a d'ailleurs demandé à l'Assemblée Nationale et au Sénat qu'il soit voté pour 1998, pour 1999 et qu'il disparaisse après. Eh bien, cet effort temporaire parce qu'il était nécessaire pour l'euro, les entreprises, je crois, l'ont accepté. Il n'y a pas de raison évidemment qu'il se poursuive au-delà de la période nécessaire.
Mme OCKRENT. - A ce stade de notre discussion, je vous propose de faire un plongeon dans l'Histoire, parce que s'il y a bien quelque chose qui réunit et qui, en même temps, dissocie les différents pays européens, c'est bien l'histoire et la mémoire qu'ils ont de leur propre Histoire.
Eh bien, en matière de monnaie, vous allez le comprendre ou vous en souvenir, ce qui se passe avec l'euro, c'est tout simplement sans précédent. C'est ce qu'explique Stéphane DARNIS de la Monnaie de Paris à Sophie Roland.
FRANCE-EUROPE EXPRESS le 23 janvier 1998
L’Euro - Passé et avenir
M. DARNIS. - Jusqu'à présent, il n'existait aucune monnaie unique. Mais, par le passé, il y a eu des tentatives d'unions monétaires.
Pour exemple, au temps de la Grèce Antique du 5 et 4ème siècle avant Jésus-Christ, des cités autonomes ont leur propre monnaie qui circule d'une ville à l'autre.
Autre exemple, un peu plus tard Alexandre le Grand innove en imposant par la force une monnaie unique à sa gloire. Elle circule de la Gaule celtique à l'Inde.
Mais il faudra attendre le 19ème pour voir se concrétiser de véritables unions monétaires cohérentes en Europe. L'une qui en est le moteur : le Zollverein d'Allemagne-Autriche de 1857. L'accord est rompu par la victoire allemande sur l’Autriche à Sadowa en 1866.
Pour contrer la montée en puissance de l'Allemagne, Napoléon III prend alors l'initiative de créer une union monétaire avec d'autres pays d'Europe. L'union monétaire latine voit le jour en 1865.
Cinq pays en font partie : la Belgique, la France, la Suisse, l'Italie puis la Grèce. Chaque Etat émet sa propre monnaie. Mais elles circulent d'un pays à l'autre. La guerre 14-18 met fin à cette aventure.
Dans les années 1970, l'union monétaire revient à l'ordre du jour en Europe. Mais c'est par le Traité de Maastricht de 1991 que les 15 pays de la Communauté s'entendent pour la première fois dans la création d'une monnaie unique.
Mme OCKRENT. - Et ce sera à vous, Delphine DUFOUR, ce sera à votre génération, vous avez 17 ans, vous êtes lycéenne à Laval, de vivre encore beaucoup plus longtemps ce gigantesque bouleversement.
Mlle DUFOUR. - Oui, tout d'abord je pense que l'euro, d'après ce que nous pensons, c'est plutôt une façon de pouvoir plus voyager et de ne plus se préoccuper d'aller à la banque pour changer nos francs.
Mme OCKRENT. - Pour changer de l'argent... Il faut préciser que vous avez gagné avec votre lycée un concours organisé dans votre région. C'était quoi ? La meilleure campagne d'émissaires pour l'euro ?
Mlle DUFOUR. - Oui, c'était cela. C'était un dossier qui portait sur les jeunes et l'euro, organisé par les Pays de la Loire, et nous avons gagné ce concours.
Mme OCKRENT. - Et du coup le prix c'était ?
Mlle DUFOUR. - C'était un voyage à Bruxelles de trois jours et nous avons visité notamment le Parlement européen.
Mme OCKRENT. - Et cela ne vous a pas découragée de la suite ?
Mlle DUFOUR. - Non, non, pas du tout, au contraire ; cela nous a plutôt encouragés vers l'euro.
Mme OCKRENT. - Voilà qui va faire plaisir à Monsieur de Silguy... Monsieur Strauss-Kahn, un mot quand même, parce qu'on voit bien que les jeunes, et tous les sondages le prouvent dans les pays d'Europe, sont majoritairement pour l'Europe et, selon la pyramide des âges, cela change. Mais il y a là quand même un symbole d'identité nationale et d'attachement fort à l'état-nation dans un vieux pays comme le nôtre ?
M. STRAUSS-KAHN- Cela dépend des pays. On a entendu tout à l'heure les Italiens dire que la monnaie pour eux n'était pas un élément fort...
Mme OCKRENT. - Mais chez nous ?
M. STRAUSS-KAHN. - Chez nous, je crois que c'est un élément important, pas aussi important que chez les Allemands. L'identité française se fonde sur bien d'autres choses depuis la Révolution.
M. LECLERC. - C'est un élément de la souveraineté, au même titre que la justice...
M. STRAUSS-KAHN - C'est un débat complètement différent de celui de l'identité. L'identité française se fonde certainement sur bien d'autres choses que la monnaie, et quand hier on célébrait le centenaire de "J'accuse", il y a quelque chose qui a forgé notre conscience, là, qui n'est pas aussi important peut-être que l'existence d'une monnaie nationale, mais qui contribue, comme bien d'autres choses, à faire que la France soit ce qu'elle est.
Mais ce qui est formidable quand on entend cette jeune fille, c'est que dans cet euro qui va arriver, on a la première traduction très concrète pour tout le monde de ce que c'est que l'Europe. L'Europe va commencer à exister pour des dizaines de millions, des centaines de millions de personnes, surtout les jeunes qui le ressentent plus et c'est normal, va devenir quelque chose dans le monde.
M. LECLERC. - Va commencer à exister par la monnaie.
M. STRAUSS-KAHN. - Va commencer à exister par la monnaie, parce que la monnaie va donner à l'Europe la force d'être dans le monde l'équivalent de ce que sont aujourd'hui les Etats-Unis, d'équilibrer le rôle des Etats-Unis et de faire diffuser sur l'ensemble de la planète notre culture européenne.
Tout à l'heure, on parlait de la culture italienne, différente de la culture française, différente de la culture allemande, mais ces cultures sont quand même des cultures européennes très proches les unes des autres. Si nous voulons qu'elles continuent de survivre, monsieur Beffa disait qu'il ne faut pas attendre, il a raison.
Si nous voulons que dans le monde, dans les pays qui aujourd'hui commencent à se développer, à organiser la démocratie chez eux, parce que le développement économique arrive, et qui veulent choisir un système, ils se tournent aujourd'hui vers où ? Vers les Etats-Unis, le seul modèle qui existe. Demain, il y aura un modèle européen. Ce n'est pas parce que l'euro sera là qu'il y aura plus ce modèle, mais c'est parce que l'euro sera là que ce modèle se verra. Donc nous allons tous ensemble porter vers l'extérieur, et c'est pour cela que c'est un pari formidable pour ces jeunes et je comprends que les jeunes soient en majorité enthousiastes, nous allons porter vers l'extérieur ce que c'est que l'Europe et l'euro va le permettre.
Mme OCKRENT. - Nous allons porter à plusieurs, on connaîtra le chiffre exact en mai, et puis il y a nos amis britanniques. Nos amis britanniques, j'ai envie de dire comme d'habitude, s'y préparent, ils y vont sans y aller. Ce n'est pas "être ou ne pas être", c'est comment en être sans y être. Regardez.
L'AMBIGUITE BRITANNIQUE
M. BRUCKER. - En plein cœur de Londres, celui de la City bat fort. Cette ville, la première place financière d'Europe, 750.000 employés à la taille de Francfort.
Englix paradoxe, l'Angleterre qui préside aux destinées de l'Union européenne jusqu'en juin reste politiquement en dehors de l'euro, alors que, dans les faits, elle s'y prépare activement financièrement. De quoi alimenter bien des déjeuners d'affaires...
INTERVENANT. - On a l'habitude de notre monnaie, alors pourquoi en changer ?
INTERVENANT. - Je pense que c'est une bonne idée que le Royaume-Uni ait le même système monétaire que le reste de l'Europe.
INTERVENANT. - Il n'est pas forcément nécessaire d'avoir l'euro pour rejoindre le système monétaire européen.
M. BRUCKER. - Le Banque d'Angleterre, favorable à l'euro, elle veut pourtant conserver la livre.
L'état-major de la plus vieille banque centrale au monde pense que rien n'empêchera la City de conserver son rang de tout premier marché financier mondial au côté du dollar. Du coup, on active la préparation des banques nationales : brochures sur la monnaie unique ou, comme ici, séminaires sur les nouveaux systèmes de paiement.
Stratégie anglaise par rapport à l'euro : celle du "to be and not to be", "en être et ne pas en être".
INTERVENANT. - Il y a toujours eu un marché actif du dollar et, bien sûr, du yen à Londres. Nous avons chez nous le plus grand marché de cange au monde. Et ce serait donc vraiment bizarre de ne pas faire l'euro. C'est vraiment un développement naturel et je ne crois pas du tout que la place prééminente de Londres soit menacée.
M. BRUCKER. - La preuve : dans sa "Préparation euro", la National Westminster Bank, la Natwest, la plus grosse banque du royaume, fait mieux que la plupart de nos banques.
Exemplaire, Hilary Thomson, la "Dame Euro" de Natwest : cette femme énergique a mis le paquet pour sensibiliser 37.000 entreprises clientes, parfois mal informées, le plus souvent mal préparées.
En interne, effort de formation intense aussi : 520 employés concernés, du coursier au directeur d'agence, sans compter le lancement en avant-première de comptes et d'emprunts en euros.
Mme THOMPSON. - Les marchés financiers saisiront la chance qu'offre l'union monétaire parce qu'ils la considèrent en termes financiers. C'est l'occasion de faire des affaires, de dégager du profit, s'il y a du profit à réaliser.
M. BRUCKER. - Un enjeu politique ?
Mme THOMPSON. - Non, l'euro n'est pas un enjeu politique, ni pour la City, ni pour les milieux d'affaires. C'est un enjeu de marché.
M. BRUCKER. - Paribas aussi parie sur l'euro. C'est à cause de lui et de la place financière prééminente de Londres que cette grande banque d'affaires française vient d'ouvrir sa plus grande salle de marchés ici, dans un siège flambant neuf où règnent des centaines d'agents de bourse.
L'économiste de marchés, Nick Parsons, très apprécié des médias britanniques, car il connaît les marchés mondiaux comme sa poche. Son rôle : prévoir les mouvements sur les changes et conseiller judicieusement investisseurs et traders. Car à la City, les marchés, actions et obligations en euros, se sont envolés ces derniers mois et attirent en masse capitaux américains et asiatiques.
M. PARSONS. - Je pense que la City est très favorable à l'euro. D'ailleurs, par tradition, elle saisit toutes les occasions de changement. Le changement donne aux agents de bourse de nombreuses opportunités de gagner de l'argent sur les nouveaux marchés. Je pense que l'euro va augmenter le volume des affaires et que la perte de certains marchés de change, par exemple franc contre mark ou shilling contre florin, sera plus que compensée par l'intérêt des investisseurs pour le nouvel euro.
La City attend avec impatience ce changement et accueillera favorablement les ouvertures commerciales qui en résulteront.
M. BRUCKER. - Si les financiers de la City ont plongé avec ivresse dans le tourbillon des marchés fouettés par la prochaine apparition de l'euro, 30 % des flux financiers mondiaux, une question reste en suspens : l'Angleterre rejoindra-t-elle finalement l'euro et quand ? La question est explosive.
Mme OCKRENT. - Monsieur Connolly, bonsoir. Vous êtes à Londres, vous êtes économiste, vous êtes membres du patronat britannique et vous êtes, il faut bien le dire, plutôt minoritaire même parmi les patrons et les banquiers britanniques dont on voit bien, sondage après sondage, qu'ils sont de plus en plus favorables à une entrée de la Grande-Bretagne dans la zone euro.
M. CONNOLLY - D'abord, heureusement et malheureusement, je ne suis pas responsable du patronat…
Mme OCKRENT - Je n'ai pas dit cela.
M. CONNOLLY- Il est peut-être intéressant pour vos téléspectateurs de savoir que, pendant très longtemps, j'étais chef de l'unité de la Commission de Bruxelles responsable des affaires monétaires. Maintenant je suis économiste, je travaille dans les sphères financières...
Mme OCKRENT. - Je vous interromps, mais pour que l'information de nos téléspectateurs soit complète, vous avez écrit en quittant Bruxelles un livre qui a fait scandale, il faut bien le dire, où vous dénonciez à votre façon la manière dont cela se passe là-bas. Peut-être d'ailleurs aurons-nous l'occasion dans cette émission d'en discuter une autre fois.
Quand même, monsieur Connolly, vous êtes, vous, carrément euro-sceptique ? Les Britanniques le sont de moins en moins, et surtout votre gouvernement travailliste.
M. CONNOLLY. - D'abord, il faut reconnaître que le gouvernement est séduit par l'idée de l'euro, mais il y a de fortes réticences de la plupart des gens au Royaume-Uni, surtout des gens en Angleterre faut-il le préciser.
Pour deux raisons : il y a un aspect politique et il y a un aspect économique, et les deux sont assez fortement liés.
L'aspect politique d'abord : on sait très bien que le vrai objectif de l'union monétaire, en dépit de ce qui est écrit très clairement dans le Traité, le vrai objectif est l'union politique. L'union monétaire, c'est une étape...
Mme OCKRENT. - Je vous interromps pour la réponse de Dominique Strauss-Kahn. Vrai ou pas vrai ?
M. STRAUSS-KAHN. - L'objectif de l'union monétaire, c'est l'union monétaire. Qu'ensuite les pays veuillent éventuellement discuter d'union politique, c'est un autre débat. Mais si les mots ont un sens, le traité qui a été signé, qui en France a été ratifié par referendum, c'est l'union monétaire.
Mme OCKRENT. - Monsieur Connolly.
M. CONNOLLY. - Il est vrai que tous les gouvernements, et en plus la Commission de Bruxelles, essaient d'obscurcir cette réalité que l'union monétaire est une étape dans un processus qui s'achemine fatalement vers l'union politique. La réalité est reconnue par la plupart des gens au Royaume-Uni et il reste le cas que la plupart de ces gens n'acceptent pas l'abandon de l'indépendance nationale, et ce à presque n'importe quel prix économique. Voilà pour l'aspect politique.
Mme OCKRENT.- On voit bien en même temps, monsieur Connolly, qu'en ce qui concerne l'euro, notre reportage vient de le prouver, Londres est la première place financière en Europe, même s'il y a maintenant une alliance entre Paris et Francfort pour essayer de vous faire concurrence en bénéficiant justement de l'euro, mais on voit bien quand même que vous avez énormément de Britanniques qui se préparent et qui parient sur une volonté politique du gouvernement actuel et même d'une frange du parti conservateur pour aller plus vite.
M. CONNOLLY. - Ce qui est vrai, et ceci a été très bien décrit dans votre reportage filmé, c'est que la Cité aime l'idée de l'euro pour les raisons qui ont été expliquées par Nick Parsons. Les marchés financiers aiment l'idée de l'euro parce que l'euro va créer de l'instabilité financière, et les marchés financiers aiment l'instabilité financière. Ça c'est l'aspect économique de la question.
Mme OCKRENT - Monsieur Strauss-Kahn, votre réplique à cela ?
M. STAUSS-KAHN. - Le paradoxe anglais s'exprime bien par la bouche de monsieur Connolly. Aujourd'hui, ce que l'on constate, c'est que l'euro crée de la stabilité et que c'est pour cela que les taux d'intérêt sont les plus faibles que nous ayons connus. L'instabilité, elle est en Asie. La stabilité, elle est en Europe en matière de monnaie et elle sera demain encore plus grande quand l'euro sera là. La thèse paradoxale que développe monsieur Connolly est bien connue : c'est celle de tous ceux qui sont hostiles à l'euro.
Il y a eu plusieurs phases : il y a eu une phase où l'on a dit : "Cela ne va pas se faire" ; après, il y a eu une phase où l'on a dit : "Cela va se faire, mais cela ne va pas marcher". Maintenant, il y a une phase où l'on dit non seulement "cela ne va pas marcher", mais "cela va créer des problèmes". Si on avait écouté ces discours depuis 1957, on n'aurait jamais rien construit en Europe, et heureusement ces sceptiques sur la politique agricole il y a de cela 40 ans, et ensuite sur les différentes étapes de la construction européenne, ont été laissés de côté et on a avancé, et les choses sont là.
M. LECLERC. - Il n'y a pas un vrai paradoxe tout de même à avoir un pays, en l'occurrence la Grande-Bretagne, qui préside aux destinées de l'Europe en ce moment, qui va donc préparer l'avènement de l'Europe et qui ensuite va assister en tant que spectateur ?
M. STRAUSS-KAHN. - Vous avez raison, c'est vrai.
M. LECLERC. - Ce n'est pas une difficulté pour vous et pour les autres pays ?
M. STRAUSS-KAHN. - Ce n'est pas une difficulté, vous avez raison, c'est une sorte de paradoxe que le semestre où les décisions vont se prendre, ce soit le Royaume-Uni qui préside, c'est vrai. Mais je suis frappé de voir le mouvement formidable qui a été fait par le gouvernement de Tony Blair pour aller en direction de l'euro. Ils ne sont pas prêts aujourd'hui parce que les gouvernements britanniques précédents n'ont pas fait...
M. LECLERC. - C'est parce que l'économie britannique est en trop bonne santé par rapport à nous et à l'Allemagne ?
M. STRAUSS-KAHN. - Non, les techniciens diraient qu'ils sont en décalage de phase, la convergence n'est pas assurée, et sans doute parce que les gouvernements britanniques précédents, qui n'en voulaient pas, n'ont pas fait cette convergence. Mais quand je vois l'effort qui est fait, quand je vois un certain nombre de conservateurs britanniques, de l'autre côté, de l'opposition, qui rejoignent en disant finalement : "Arrêtons ces querelles byzantines, il faut aller de l'avant et l'euro est une bonne chose", et quand je vois la place de Londres, dans le reportage que vous montriez, montrer aussi qu'ils s'y préparent, on voit bien, et je le souhaite, que les Britanniques rejoindront l'euro le plus tôt possible, au bénéfice de l'Europe et évidemment du Royaume-Uni.
Mme OCKRENT. - Changeons de côté maintenant et allons vers l'Allemagne avec notre ami Joachim Dorfs, qui est le correspondant à Paris du grand journal économique allemand "Handelsblatt". Monsieur Strauss-Kahn est à vous.
M. DORFS. - Merci. Monsieur Strauss-Kahn, quand on regarde la discussion en France, on a toujours l'impression que la France a trop plié vis-à-vis de l'Allemagne en ce qui concerne l'euro. Vous connaissez les exemples : il y a déjà le nom euro, il y a le siège de la future Banque européenne à Francfort, il y a le pacte de stabilité. Qu'en dites-vous ?
M. STRAUSS-KAHN. - C'est un paradoxe, parce que d'un autre côté quand on fait des sondages, c'est en France que les Français sont majoritairement pour l'euro et en Allemagne que les Allemands sont majoritairement contre. Donc si nous avions à ce point cédé, je pense que la proportion serait inverse.
La réalité, je crois, est que chacun a fait des pas : les Allemands ont fait des pas, les Français ont fait des pas, mais les autres pays aussi : les Néerlandais, les Belges, chacun a fait des pas pour aller vers l'autre. Cette coopération, qui va aboutir à la construction de l'euro, est un grand mouvement où les Européens veulent se réunir pour créer l'Europe, et donc chacun a progressé. Dans chaque pays, on peut dire : "Le pas que vous avez fait, c'était trop". Aujourd'hui, en Allemagne, mes collègues allemands, d'un gouvernement qui n'est pas de la même couleur politique que le mien, mais qui va dans le même sens pour ce qui est de la construction européenne, mes collègues allemands se voient critiquer en disant : "Nous ne voulons pas abandonner le deutsche mark, parce que l'euro ne sera pas aussi fort que le deutsche mark". Vous savez cela...
Mme OCKRENT. - Il y a encore des plaintes à la Cour constitutionnelle.
M. STRAUSS-KAHN. - L'euro sera, j'en suis sûr, aussi fort que le franc et le deutsche mark. Je n'ai pas de qualité pour rassurer les Allemands qui d'ailleurs ne nous regardent pas aujourd'hui...
Mme OCKRENT. - Ils nous regarderont sur TV5.
M. STRAUSS-KAHN. - Alors je leur dis : "L'euro sera aussi fort que le franc et le deutsche mark, mais tout le monde aura fait des pas". C'est très difficile de peser qui en aura fait plus que l'autre, et je crois d'ailleurs que cela n'a même pas de sens. Il ne s'agit pas de peser sur une balance, comme si nous étions les comptables de la construction. Nous sommes les acteurs de la construction européenne et c'est, je crois, petit à petit ce qui finit par transparaître, au moins dans les jeunesses.
M. DORFS. - Est-ce que vous êtes content avec la construction du Conseil de stabilité ou Euro X comme il s'appelle maintenant ? Cela n'a pas de pouvoir, c'est informel...
M. STRAUSS-KAHN. - C'est informel parce qu'il ne s'agissait pas de faire revoter le traité, mais cela a des pouvoirs et c'est justement parce que cela a des pouvoirs que par exemple nos amis britanniques se sont battus contre pendant tellement longtemps en disant : "Cela va avoir des pouvoirs et comme on ne sera pas dans l'euro, on ne sera pas dedans ; donc on n'en veut pas". Ils ne l'ont pas emporté et nous avons réussi à le construire. Je suis convaincu que le Conseil de l'euro aura beaucoup de pouvoirs, aura beaucoup d'importance en matière de coordination économique, qui est absolument nécessaire comme cela a été plusieurs fois évoqué ce soir.
Le mouvement va être prouvé en marchant : nous mettons en place des institutions et c'est dans le fonctionnement quotidien qu'on verra comment l'ajuster. Ce que je constate, et qui me paraît extrêmement important, c'est que tous mes collègues ministres de l'économie et des finances, que nous rencontrons très régulièrement à Bruxelles, à Luxembourg, sont très disposés à ce que nous travaillons de plus en plus ensemble. On a parlé du domaine fiscal à plusieurs reprises, on a parlé des aspects concrets et il y aura bien d'autres sujets qu'il va falloir harmoniser.
Mais nous allons dans le sens d'une Europe de plus en plus européenne, conservant les spécificités nationales. Chaque pays, dans beaucoup de domaines, continuera d'agir évidemment sous sa propre volonté comme il le souhaite ; mais en matière monétaire, nous allons dans le sens d'une plus grande harmonisation et très sincèrement, je vous le dis comme je le pense sinon je ne le ferai pas, dans le sens qui permettra plus de croissance et, au bout du compte donc, plus d'emplois.
M. DORFS. - Puisqu'on parle de l'Euro X, êtes-vous sûr aujourd'hui que ce sera un Europe XI, comme le disait votre collègue Moscovici aujourd'hui ?
M. STRAUSS-KAHN. - Il faut peut-être expliquer à ceux qui nous regardent le débat : XI, cela veut dire que nos amis italiens seront dedans, X cela voudrait dire qu'ils ne seraient pas.
M. DORFS. - Et il y a cette démarche néerlandaise que les efforts des Italiens ne seront pas assez durables pour entrer dans...
M. STRAUSS-KAHN - Je peux seulement vous dire deux choses : au vu de ce que je sais de l'économie italienne aujourd'hui, mais nous n'aurons les chiffres définitifs que dans quelques semaines, je crois que les résultats qu'ont obtenus les Italiens leur permettent effectivement de satisfaire à ce qui était demandé.
La deuxième chose, c'est que je souhaite qu'il en soit ainsi. Le gouvernement français a souhaité plusieurs critères pour dire : "Pour que cela marche, il faut que cela soit le plus large possible, qu'il y ait les Espagnols et les Italiens". Il faut qu'il y ait le Conseil de l'Euro, etc., etc., donc un certain nombre de conditions qui sont aujourd'hui réunies avec la présence des Italiens. Donc je le souhaite et rien ne me donne à penser pour le moment que nous serons moins que onze.
Mme OCKRENT. - L'avis de monsieur de Silguy sur ce point précis. Monsieur de Silguy, à Strasbourg, dans les couloirs du Parlement, on dit toujours qu'en Europe le contrôle démocratique n'est pas assez pressant. Est-ce qu'à Strasbourg où vous êtes, les euro-députés vous interrogent comme Joachim Dorfs sur les pays qui seront véritablement dans le Conseil de l'Euro ?
M. de SILGUY. - Oui, toute la journée. Je peux vous assurer qu'on va de réunion en réunion et d'explication en explication. Combien y aura-t-il de pays ? Je n'en sais rien, on verra quand on aura les résultats définitifs de 1997 et nous ne pouvons les avoir qu'à la fin du mois de février. Donc la Commission fera ses propositions au vu des résultats définitifs, c'est-à-dire des chiffres réalisés en 1997.
J'ai de bonnes raisons de penser qu'effectivement une majorité d'Etats membres devrait remplir les conditions. Mais ce sur quoi il faut être très vigilant...
Mme OCKRENT. - Là, nous avons une rupture de faisceaux avec Strasbourg, ce qui est quand même paradoxal parce que c'est quand même en France...
La vigilance à laquelle appelle monsieur de Silguy, on peut imaginer que c'est bien évidemment sur la manière dont les critères seront perçus par les différentes opinions publiques, parce qu'on voit déjà de ci de là des gens qui disent : "De toutes façons, comme l'Allemagne et la France sont dans une situation économique affaiblie par rapport à d'autres, il y aura une tentation quand même non pas de tricher, mais de maquiller un peu les chiffres, pour faire en sorte que l'on puisse continuer".
M. STRAUSS-KAHN. - Non. D'abord, je ne sais pas par rapport à qui l'Allemagne et la France seraient en situation économique affaiblie. L'Europe sera le pôle de croissance le plus important du monde en 1998, plus fort que l'Asie...
Mme OCKRENT. - En croisant les doigts ou... ?
M. STRAUSS-KAHN. - Non, non ... Plus fort que l'Asie : on voit bien qu'ils ont des difficultés ; plus fort que les Etats-Unis et l'Amérique du nord en général où la croissance a tendance, malheureusement mais c'était prévisible, à faiblir un peu après une très longue phase de forte croissance. Le moteur de la croissance dans le monde, ce sera l'Europe dans les années qui viennent. Donc je ne crois pas qu'on puisse se plaindre de ce côté-là.
Qu'il y ait des risques non pas de tricher, mais de ce que l'appréciation des chiffres qui seront fournis par les pays soit corrigée par la Commission, je n'en sais rien, nous verrons.
Mme OCKRENT. - C'est le verbe, quoi, élégant ?
M. STRAUSS-KAHN. - Non. Nous, nous avons joué franc jeu. Le critère était de tendre vers 3 %, qui est le critère le plus traditionnellement évoqué. J'ai dit en arrivant : "Ecoutez, je trouve une situation, vous vous en souvenez, qui est à 3,5-3,7. Je vais faire tous mes efforts et je verrai bien où j'arrive". Je dis aujourd'hui que je n'arrive pas loin de 3 %, entre 3 et 3,1.
Mme OCKRENT. - Et ils font cela avec vous, parce que les efforts, ils les ont faits...
M. STRAUSS-KAHN. - Bien sûr, bien sûr.
M. LECLERC. - Ensuite, monsieur Strauss-Kahn, il y a tout de même une question qui est centrale, et on arrive en fin d'émission : quels seront les leviers économiques qu'aura votre gouvernement, en l'occurrence le Gouvernement Jospin, pour avoir une politique économique encore un peu autonome ? Quels sont les leviers dont vous allez pouvoir encore disposer ? Vous ne pourrez plus avoir vraiment avoir d'occasion sur les prix, plus vraiment d'armes budgétaires véritablement autonomes. Qu'est-ce qui va vous rester comme leviers économiques par exemple en cas de crise sociale grave ?
M. STRAUSS-KAHN. - Pourquoi dites-vous cela ? La monnaie est aujourd'hui gérée par une banque centrale indépendante. Le fait que cette banque centrale soit indépendante au niveau de l'Europe ou au niveau de la France ne change rien à son indépendance. D'ores et déjà la monnaie est gérée par une banque centrale indépendante.
Le budget, j'ai dit que de toutes façons j'avais l'intention d'essayer de faire en sorte que le déficit budgétaire baisse. Ce n'est pas un problème européen...
M. LECLERC. - Que pourra-t-on faire encore de différent par rapport à nos voisins en matière de politique économique ? C'était cela la question.
M. STRAUSS-KAHN. - Monsieur Calvet tout à l'heure n'était pas d'accord avec les 35 heures, mais je pense que dans son désaccord il traduisait le fait que nous traduisons cela pas comme d'autres.
Mme OCKRENT. - Ca, c'est sûr.
M. LECLERC. - Et on pourra encore le faire ? Parce qu'on va être obligé d'aller à une harmonie fiscale, à une harmonie sociale ?
M. STRAUSS-KAHN. - Encore que certains, comme les Hollandais par exemple, ont fait beaucoup dans la direction de la réduction du temps de travail, vous le savez. Mais c'est vrai que ce n'est pas obligatoirement la majorité des pays. Qu'est-ce qui change de ce côté-là ? Nous sommes libres de continuer à mener la politique de l'emploi que nous voulons. Et d'ailleurs, si Joachim Dorfs était encore là, il vous confirmerait qu'en Allemagne...
M. LECLERC. - Il n'y a pas à terme une harmonie sociale obligatoire ?
M. STRAUSS-KAHN. - ...ils ont beaucoup insisté pour que la politique de l'emploi reste une politique nationale, que chacun puisse mener la politique nationale qu'il entend. Non, il n'y a pas d'homogénéité, de nivellement obligatoire.
M. LECLERC - Pas tout de suite, mais à moyen terme ?
M. STRAUSS-KAHN. - Il y a simplement que nous sommes des économies qui se ressemblent, et donc il n'est pas surprenant qu'il se passe des choses comparables dans les différents pays. Mais l'autonomie sur une très large part de la politique, en dehors du problème monétaire, restera à chaque pays. Quant au problème monétaire, c'est déjà entre les mains de banques centrales.
M. LECLERC. - Il pourrait y avoir une exception française sociale au sein de l'Europe.
M. STRAUSS-KAHN. - Si vous considérez qu'elle existe aujourd'hui, oui.
Mme OCKRENT. - Monsieur Strauss-Kahn, merci. A très court terme maintenant, grâce à notre ami Alex Taylor, une revue de presse un peu particulière sur les questions qui nous intéresse, c'est-à-dire l'euro.
REVUE DE PRESSE d'Alex TAYLOR.
Mme OCKRENT. - Et nous, que ferons-nous de nos pièces ?
M. STRAUSS-KAHN. - Il faut évidemment les fondre, on verra les modalités. Il y a peu de pièces en circulation dans un pays comme le nôtre, mais l'utilisation des vieilles pièces n'est pas absolument le sujet le plus compliqué.
Ce que je constate dans la revue de presse qu'Alex Taylor fait, et qui est toujours aussi passionnante et enlevée, c'est que dans la plupart des pays, comme dans le nôtre, on commence à avoir dans les journaux, et demain dans les opinions je l'espère de façon plus massive, le sentiment qu'il se passe vraiment quelque chose, qu'il n'y a pas à craindre, qu'il y a à avancer, à pousser et que nous tous Européens, nous allons réaliser quelque chose d'extraordinaire qui n'a pas de véritable équivalent dans le passé, parce que ce que vous disiez sur les Suisses n'est pas exactement la même opération. On en a vu la description tout à l'heure : ce n'est pas exactement cela.
Ce qui est en train de se passer, la volonté de créer un empire économique de 300 millions d'habitants avec une seule monnaie, n'a pas d'équivalent dans l'histoire, et on le fait par la volonté des hommes, par la paix, parce qu'il faut bien voir qu'à travers toute cette construction européenne il y a eu beaucoup d'économies depuis 40 ans, il y aura demain la monnaie, mais ce qui a été consolidé dans l'ensemble de ce mouvement, et c'est sans doute ce que la jeunesse sent fortement, c'est la paix en Europe, et la paix en Europe, loin de la troisième guerre mondiale, passe aussi par le fait que nous soyons capables de construire toujours plus avant cette Europe. L'étape qui est devant nous est une étape formidable. On est en train de la gérer.
M. LECLERC. - C'est un défi plus enthousiasmant pour vous que, éventuellement, la présidence d'une région importante française ?
M. STRAUSS-KAHN. - Je ne vois pas de quoi vous voulez parler.
Mme OCKRENT. - Dominique Strauss-Kahn, merci d'avoir été notre invité.
Nous vous donnons rendez-vous pour un nouveau numéro de France-Europe-Express. Ce sera le 11 février prochain, et le thème en sera la sécurité alimentaire.
Bonne soirée sur France 3. Merci.