Interviews de M. Jean-Marie Spaeth, secrétaire national de la CFDT et président de la CNAM, à RTL le 7 novembre 1996 et à Europe 1 le 15, sur le bilan de la réforme de la Sécurité sociale et la position des médecins sur la convention médicale proposée par la CNAM.

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Média : Emission L'Invité de RTL - Europe 1 - RTL

Texte intégral

Date : vendredi 15 novembre 1996
Europe 1

J.-P. Elkabbach : La Sécurité sociale ? Ça fait un an que cette réforme d’A. Juppé a été lancée. Est-ce qu’elle a ou non des chances d’être totalement réalisée et de s’imposer un jour ?

J.-M. Spaeth : C’est une réforme structurelle, et comme toute réforme structurelle, la mise en œuvre est relativement longue. Je le dis très sincèrement, je pensais que ça irait plus vite. Mais ça montre bien qu’on est dans une réforme fondamentale de la Sécurité sociale pour que, justement, elle reste fondée sur ses valeurs de solidarité.

J.-P. Elkabbach : Mais on ne la comprend pas toujours de cette façon-là. Des médecins, les syndicats – C.G.T., F.O. –, la rue, ont peur pour la qualité des soins et la protection sociale. Ils manifestent aujourd’hui. Est-ce qu’à votre avis c’est justifié ?

J.-M. Spaeth : Prenons tout d’abord la question de la qualité des soins. La qualité des soins est une question importante. Il faut vérifier la qualité des soins en France et surtout l’utilité de l’ensemble des soins qui sont dispensés.

J.-P. Elkabbach : Il y en a beaucoup d’inutiles ?

J.-M. Spaeth : Oui, tout à fait. Je crois qu’il faut en permanence se poser la question de l’utilité et de l’inutilité des soins en France. Cette question n’a jamais été posée en France, car en permanence on a uniquement régulé le système par une augmentation de cotisations ou une diminution des remboursements, sans vérifier la pertinence de l’organisation de notre système de soins. Et la réforme, telle qu’elle a été engagée, est une modification de logique profonde, c’est-à-dire que la Sécurité sociale, ou moi-même, partiront toujours de l’intérêt des usagers et des malades. Sur la question des manifestations je pense que dans notre pays, il y a deux formes de syndicalisme. Ça se retrouve au niveau des médecins et au niveau des salariés. Le premier est une forme de syndicalisme que j’appellerai « conservateur », qui refuse ou qui n’accepte aucune forme d’évolution. Et il y a un syndicalisme de transformation sociale fondée sur des valeurs et qui estime qu’il faut peser sur les événements, organiser l’avenir plutôt que le subir. Pour résumer : le premier, c’est un syndicalisme du rétroviseur, et le deuxième, c’est un syndicalisme de perspectives d’avenir.

J.-P. Elkabbach : Mettez des noms !

J.-M. Spaeth : Chacun les mettra.

J.-P. Elkabbach : On avait promis le redressement financier pour 1997. Il tarde. On dit maintenant que c’est plutôt 1999. L’équilibre, si ce n’est pas une sornette de plus, c’est pour quand ?

J.-M. Spaeth : Je crois que trop longtemps en France, on a limité la réflexion sur la Sécurité sociale sur : il y a un trou ou il n’y a pas de trou à la Sécurité sociale.

J.-P. Elkabbach : Malheureusement, il y avait souvent des trous !

J.-M. Spaeth : Il y avait souvent des trous. Mais justement parce qu’on avait peur dans ce pays de regarder sous l’angle du bien public, de la santé publique. On a une sorte de pudeur en France. Il faut dire en France que la santé a un prix et qu’il est nécessaire de regarder le rapport qualité-prix.

J.-P. Elkabbach : Alors, c’est pour quand ?

J.-M. Spaeth : Il dépend de deux éléments. Le premier : je pense que les objectifs de dépenses d’assurance-maladie peuvent, fin 1998 ou du moins pour le budget 1997, être équilibrés. Mais, le deuxième volet ce sont les recettes, et je crois qu’il est nécessaire d’avoir un redressement, notamment en terme d’emploi, pour équilibrer la Sécurité sociale. Et je pense d’ailleurs qu’il est nécessaire de revoir la forme de financement de la Sécurité sociale de manière à mieux la diversifier.

J.-P. Elkabbach : Aujourd’hui, vous allez recevoir les médecins. Ils vous diront s’ils acceptent le projet de la Cnam. Ils sont divisés mais ils sont en majorité hostiles à la convention que vous leur proposez. S’ils vous disent non ?

J.-M. Spaeth : On va laisser venir cet après-midi. Je crois que d’une manière générale, la réforme de la Sécurité sociale est une nouvelle chance pour la Sécurité sociale, mais c’est aussi une nouvelle chance pour l’ensemble des médecins de ce pays. Et donc, ce que je propose cet après-midi, avec l’ensemble du conseil d’administration, c’est un véritable contrat entre les médecins et les assurés sociaux que nous sommes.

J.-P. Elkabbach : Ils vous ont déjà répondu, non ?

J.-M. Spaeth : Non, non.

J.-P. Elkabbach : Les médecins sont excédés, au bord de la révolte. Ils ont raison : vous leur fixez des objectifs de dépenses selon les régions et les spécialités. Ils devront reverser à la Sécurité sociale s’ils dépassent les objectifs. Bientôt, on va les sanctionner. Qu’est-ce qu’ils vous ont fait ?

J.-M. Spaeth : Les médecins ne m’ont rien fait du tout. Je crois qu’en général, les médecins, sauf quelques cas particuliers – mais c’est vrai ailleurs aussi – remplissent correctement leur mission. Mais je crois que le fait que notre système ne soit pas régulé, ça conduit à une concurrence effrénée entre les médecins, à une multiplication d’actes, à une spécialisation outrancière – on va bientôt diviser notre corps en autant de spécialités qu’il y a d’organes ! –, c’est ça qui est en train de se passer en France. Ce que je leur propose, c’est de se mettre d’accord sur une organisation du système de soins qui donne une perspective d’avenir aux médecins, c’est-à-dire que le système de soins soit restructuré de manière à ce que chacun puisse exercer son art en toute liberté, sans restrictions individuelles, mais qu’on ait une gestion médico-économique de notre système de santé.

J.-P. Elkabbach : Vous voulez dire qu’ils y ont intérêt pour eux-mêmes et pour l’assuré social ?

J.-M. Spaeth : Nos intérêts sont parfaitement convergents, entre les médecins et nous. La Sécurité sociale ne peut pas se passer des médecins, mais les médecins ne peuvent pas se passer non plus de la Sécurité sociale. Et c’est en ce sens que notre intérêt est lié, et que je leur propose un véritable contrat de cogestion non pas de l’assurance-maladie – parce que la gestion de l’assurance-maladie, ce sont les représentants des usagers et des cotisants, vous et moi –, mais une cogestion du système de soins, de manière à ce qu’il soit le plus efficace possible au meilleur coût, car chaque franc mal utilisé est un franc perdu, et demain on en aura besoin.

J.-P. Elkabbach : Il y a eu beaucoup de gaspillage ?

J.-M. Spaeth : Oui, il y a du gaspillage à la Sécurité sociale, il y a des redondances. Tout le monde le sait.

J.-P. Elkabbach : C. Bébéar, le patron d’Axa, a déclenché une polémique parce qu’il a l’idée – l’idée ! – de mettre l’assurance-maladie en concurrence avec des sécurités sociales privées. Il est dans son rôle. Pourquoi pas ?

J.-M. Spaeth : Parce que tout simplement, en France, l’année dernière, il y a eu un débat. C’est-à-dire la non séparation entre l’assurance et la solidarité dans notre pays, c’est-à-dire pas une Sécurité sociale à deux vitesses. Que des régimes complémentaires interviennent ne me pose aucun problème, mais il est pour moi inacceptable qu’il puisse y avoir une Sécurité sociale pour les riches, une Sécurité sociale pour les pauvres. Car je rappellerai toujours que 80 % des dépenses de santé profitent à 10 % des personnes et que tout être humain en France consomme le plus les six derniers mois de sa vie. Je crains qu’un système type Bébéar ne conduise à la sélection du risque et à accélérer encore l’exclusion dans notre pays.

J.-P. Elkabbach : Entre nous, si la réforme Juppé échoue, est-ce que M. Bébéar n’aura pas eu de l’avance et n’aura pas eu raison ?

J.-M. Spaeth : Peut-être que M. Bébéar joue l’échec de la réforme. En tout cas moi et le conseil d’administration, on joue la réussite de cette réforme parce que je pense que c’est la dernière chose pour une Sécurité sociale solidaire.

J.-P. Elkabbach : Mais si la réforme échoue, on aura peut-être du Bébéar ?

J.-M. Spaeth : On peut avoir du Bébéar, et je souhaite qu’on n’en arrive pas là.

J.-P. Elkabbach : Dernière question : vous avez montré que la réforme n’est pas une réforme de circonstance. Allons plus loin. En 1998, si la gauche retrouve le pouvoir, est-ce qu’elle pourra revenir sur le plan Juppé ?

J.-M. Spaeth : Non. Pourquoi je dis non ? Par qu’il y a un accord des partis politiques sur le diagnostic de notre système. Je crois que le diagnostic a été qu’il faut arrêter de peser sur les malades, parce qu’on a des dépenses plus importantes, des remboursements de moins en moins importants et, en plus, des exclusions. Alors, que sur la manière dont a été organisée la réforme, il puisse y avoir discussion, oui, mais à mon avis par sur le fond. Tout le monde sait que la Sécurité sociale est un bien collectif de notre pays, que tous les Français sont très attachés à leur Sécurité sociale et donc personne ne reviendra là-dessus.

 

Date : jeudi 7 novembre 1996
Source : RTL : Édition du matin

RTL : Est-ce que les médecins ont le pouvoir de bloquer la réforme de la Sécurité sociale ?

J.-M. Spaeth : Les médecins refusent l’idée d’être salariés de la Sécurité sociale, ce que j’accepte volontiers, donc je ne comprends pas très bien le mouvement de grève. Mais sur le fond, je crois que jamais, dans l’histoire de la Sécurité sociale, nous n’avons fait une telle proposition de partenariat avec les médecins, une vraie proposition de cogestion. Tout le monde, dans ce pays, les financeurs que nous sommes, vous et moi, les assurés sociaux que nous sommes tous quand nous sommes malades, ont le droit de savoir quelle est l’utilisation de l’argent que la collectivité met à la disposition, comment il est utilisé, et surtout que tout le monde puisse être soigné correctement. Donc, c’est la bonne utilisation des moyens financiers qui est posée.

RTL : Mais précisément, est-ce qu’il ne faut pas croire les médecins quand ils disent à leurs malades « l’année prochaine, je ne pourrais plus vous prescrire les mêmes traitements parce qu’il n’y aura plus d’argent ? »

J.-M. Spaeth : Il n’y a aucun quota individuel qui est proposé aux médecins. Je suis indigné quand j’entends des gens qui m’écrivent, en particulier des personnes âgées à qui leur médecin indique qu’il ne peut pas leur prescrire ceci ou cela à cause de la Sécurité sociale. C’est totalement faux ! C’est une pratique que je ne peux pas accepter et, je le répète, nous sommes tous, les uns et les autres, indignés de voir ça.

RTL : Mais il y a bien des sanctions financières prévues, en cas de dépassement ?

J.-M. Spaeth : Le code de déontologie médicale dit qu’il faut faire les meilleurs soins aux meilleurs coûts. La Caisse nationale propose qu’ensemble, on définisse ce que veut dire collectivement le meilleur soin au meilleur coût. Et qu’on se mette d’accord là-dessus. C’est une vraie cogestion du système de soins français. Nous sommes, en France, un des premiers pays au monde en dépenses de santé. Nous avons un deuxième record : nous sommes un des pays qui remboursent le moins. Nous avons en France des régions qui dépensent 20 % de plus par rapport à une autre région, en matière de santé. On ne peut pas me dire que, dans la région où on dépense 20 % de moins, il y a des restrictions.

RTL : Pourquoi les médecins sont-ils aussi hostiles ? Uniquement pour des questions de revenus ?

J.-M. Spaeth : Bien sûr, il y a des écarts de rémunération, dans les professions médicales, qui sont énormes, que ça soit entre médecins généralistes et spécialistes ou dans n’importe quelle catégorie. Mais le problème que l’on a, ce n’est même pas tout cela. Le problème est que nous sommes dans un pays où nous savons qu’il y a des redondances, des multiplications d’actes qui ne sont pas toujours liées à l’intérêt des malades et l’intérêt de la population. Comment se fait-il qu’au point de vue des médicaments, on en consomme 30 % de plus que nos voisins européens ?

RTL : Mais pourquoi les médecins font-ils cela ? Uniquement pour gagner de l’argent ou par souci de traiter leurs malades ?

J.-M. Spaeth : Écoutez, je n’ai pas connaissance que l’espérance de vie en Allemagne, en Angleterre, en Hollande ou en Suède soit inférieure à celle de la France. Je n’ai pas connaissance que, dans les régions où on dépense notoirement plus dans une autre, que dans les départements où on fait le double d’interventions de l’appendicite, ce soit dans l’intérêt forcément des malades. Alors, c’est tout un système qui, au fil des années, s’est dégradé.

(...)

RTL : Et le Gouvernement vous soutien assez ?

J.-M. Spaeth : Le Gouvernement, c’est une autre question. Je crois qu’il faudra bien que les députés et les sénateurs se préoccupent des dépenses de santé de notre pays, car c’est leur rôle. Il y aura des arbitrages à faire. J’estime, pour ma part, qu’un franc mal utilisé est un franc perdu pour des soins utiles et il y en aura de plus en plus, compte tenu des évolutions technologiques et du vieillissement de la population. Alors, pour les députés, c’est le premier obstacle. Je souhaite que, la prochaine fois, ils sautent l’obstacle.