Déclaration de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale de la recherche et de la technologie, sur les valeurs républicaines fondant le système scolaire, la laïcité et la citoyenneté, Montpellier le 10 septembre 1997.

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Intervenant(s) : 
  • Claude Allègre - ministre de l'éducation nationale de la recherche et de la technologie

Circonstance : Journées parlementaires du PS à Montpellier du 10 au 11 septembre 1997

Texte intégral

Mesdames et Messieurs les élus,

S’il fallait donner un titre à mon intervention, je l’intitulerais « traditions républicaines et modernité socialiste ». Car c’est bien, au tournant de ce siècle, la question qui nous est posée à nous tous socialistes. Non pas la question si rebattue de la conciliation entre tradition et modernité, ni celle – absurde – du choix entre tradition et modernité, mais la vraie et difficile question de l’identité et du changement.

À cette question, le Premier ministre a donné une réponse, parmi d’autres, en donnant naissance à un nouveau ministère de l’éducation nationale, de la recherche et de la technologie. On a parlé de nouveau découpage ministériel. Les ministères ne sont pas des territoires, que l’on découpe. Oublions la géographie. Ce sont d’abord et avant tout des visions politiques. Ce nouveau ministère, dont j’ai reçu la charge, est l’instrument dont la France a besoin pour gagner la bataille de l’intelligence, celle qui déterminera notre avenir économique et culturel. Il est la traduction d’une volonté politique : intégrer les conquêtes, permanentes et fondamentales, de la science et de la technologie à l’éducation. Je dis bien à l’éducation tout entière. C’est-à-dire non pas seulement à la recherche et à l’université mais à l’ensemble de notre système éducatif, et cela le plus en amont possible.

La réussite de cette diffusion, de ce partage des savoirs les plus avancés, sera décisive pour l’avenir de notre citoyenneté. Former tous les jeunes à l’innovation et à la création dans un contexte technologique moderne, donner à tous les moyens d’entrer de plain-pied dans une société profondément modelée par la science, c’est aussi une façon d’offrir à tous la possibilité de partager une citoyenneté commune. C’est bien pourquoi j’ai choisi aujourd’hui de vous parler de traditions républicaines et de modernité socialiste. Car cette volonté de s’adapter aux évolutions que la science impose à la société en respectant les valeurs républicaines auxquelles nous sommes attachés est au cœur même du socialisme. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’engagement constant de Jaurès aux côtés de la science ou la formule du travailliste anglais Harold Wilson que j’aimerais vous citer : « le socialisme, c’est la science ».

Ces valeurs républicaines, qui fondent notre tradition, définissons-les.

La première d’entre elles, pour moi, c’est la laïcité. Elle est au cœur de notre démocratie. Elle s’est confondue, au XIXe siècle, avec l’histoire de l’enracinement, grâce à l’école, de la République dans notre pays. Mais ses racines sont plus lointaines, et plus fortes encore. La laïcité est un des plus anciens et des plus beaux projets de l’occident. Elle est née de la volonté de surmonter la guerre atroce des croyances, l’affrontement sans limite des opinions religieuses, dans le contexte des grandes guerres de religions européennes. C’est alors qu’a été peu à peu élaborée cette idée fondamentale que nul ne pouvait arbitrer entre les croyances et donc que chaque individu possédait, de façon inaliénable, un espace propre : celui de sa conscience. La laïcité est née de cette frontière, infiniment fragile et pourtant tellement essentielle qu’on la retrouvera dans la Déclaration des Droits de l’Homme, entre un espace public où aucun pouvoir ne peut être placé en position d’arbitre et des consciences individuelles qui se doivent un respect mutuel. C’est la laïcité qui a ouvert à l’Occident les chemins de ce que l’on appelait au XVIIe siècle « la concorde », la réconciliation, aujourd’hui nous dirions « le vivre-ensemble », ou mieux la tolérance.

La laïcité moderne, la nôtre, doit se souvenir de ces racines-là. J’ai le sentiment, parce que je suis profondément et depuis toujours attaché à cette valeur, qui était celle de mes parents, parce que je suis socialiste, que nous sommes tous collectivement en danger de ne plus la comprendre, de ne plus l’entendre que de façon très assourdie. La laïcité est notre héritage parce qu’elle est la tolérance, parce qu’elle touche aux droits les plus fondamentaux de l’individu et d’abord à la liberté de pensée de l’enfant, dont l’esprit en formation doit être absolument préservé de tous les dogmatismes. C’est pourquoi en tant que ministre de l’éducation nationale, je serai toujours vigilant dans la lutte contre tous les intégrismes, contre tous les dogmatismes mais aussi dans la défense du respect des consciences des enfants de ce pays

Liée à la première, vient ensuite la citoyenneté. La citoyenneté est en crise. Cette crise nourrit depuis plusieurs années de belles réussites éditoriales. Tendance bien française au catastrophisme de salon. Mais elle nourrit aussi l’extrémisme de droite. Le Gouvernement a inscrit au cœur de son action, cette idée simple d’essayer tous ensemble faire revivre les valeurs de la cité, de redonner sa force à la morale publique. C’est l’affaire de tous. Et nous avons déjà, me semble-t-il, réussi collectivement à infléchir un profond désarroi.

J’ai conscience des responsabilités particulières de l’éducation nationale : elle forme les citoyens. Pour y parvenir, il ne faut bien évidemment pas compter sur un enseignement spécifique. Ce serait si simple : on ferait des mathématiques, pendant 5 heures, puis on formerait des citoyens, pendant une demi-heure. La formation du citoyen est un tout. Tous les contenus d’enseignement importent donc. Tous doivent participer de la même logique : donner aux enfants les moyens de mieux comprendre un monde complexe et en mouvement. Tous les âges importent également. Comment comprendre que le lycée qui forme des jeunes en âge de voter soit silencieux, comme il l’est aujourd’hui, sur les valeurs de la République ?

À tous ceux qui s’effraient par avance du conservatisme qu’incarnerait cette idée d’ancrer la morale et la citoyenneté dans notre enseignement, je voudrais dire ceci. L’école est le moyen par lequel on accède à la liberté de jugement. Chaque maître, chaque enseignant a reçu cette fonction fondamentale de former des êtres libres, capables de penser, de s’exprimer et d’agir, plus tard, en tant que citoyens. Et le meilleur moyen d’y parvenir, c’est d’abord de placer, comme l’avait affirmé la loi d’orientation de 1989, l’enfant au centre du système éducatif. Une pédagogie attentive à l’enfant, respectueuse de ce qu’il est de ce qu’il deviendra, de ses besoins et de ses difficultés, est une pédagogie porteuse des valeurs de la citoyenneté, respectueuse de l’égalité qui n’est ni l’égalitarisme, ni l’uniformité.

J’ai la conviction qu’il faut s’attaquer aujourd’hui à la question de la morale. Je remarque cette volonté, qui laissait sceptique il y a encore quelques semaines, commence à susciter un véritable intérêt. On me parlait, en souriant, de la petite phrase de morale écrite au tableau noir, de la sottise des anciens manuels. Ces manuels, je les ai lus. Et moi qui pourtant ne considère l’école de Jules Ferry ni comme l’âge d’or mythique ni comme le paradis perdu de notre système éducatif, j’y ai découvert une chose que l’on ignore trop souvent : c’est la grande qualité, la finesse des réflexions que ces simples maîtres d’école des années 20, qui n’avaient aucune formation philosophique, ont élaborées sur ces sujets ; C’est ensuite la parfaite qualité du français que l’on utilisait alors pour s’adresser, fût-ce par voie administrative, à tous les enseignants de ce pays. Le Jargon, dont on use et abuse aujourd’hui, me heurte précisément parce que cette langue seconde, qui n’est parlée par personne et à peine comprise par quelques-uns, est la marque d’une perte du sens de l’intérêt général.

Certes, les petites sentences des vieilles écoles communales étaient un peu frustres – j’en suis d’accord – mais, derrière elles, il y avait une attention à ces questions, un respect, marqués simplement par le style, une ambition éducative, que nous avons – il faut bien l’avouer – en grande partie perdus. Et nous les avons perdus collectivement. Les enseignants n’y sont, individuellement, pour rien.

C’est pourquoi je voudrais que l’école redevienne un lieu où la transmission des valeurs, l’apprentissage des comportements, de la loi, des droits et des devoirs de chacun redeviennent non point seulement des sujets de réflexion, voire des objets d’enseignement, mais surtout une dimension fondamentale. Le temps de l’école pour tous les enfants et les adolescents est aussi le temps des grands apprentissages sociaux et moraux. Or, sur ce plan, notre école s’est appauvrie. Elle a gagné des batailles formidables sur beaucoup d’autres plans – les résultats scolaires, la massification du système – mais elle a abandonné beaucoup sur le terrain de l’éducation, au sens de la transmission des valeurs. L’éducation se fait sans l’école dans les cours de récréation, à la cantine, sur les stades ou dans le temps périscolaire. Et là où les familles elles-mêmes, où toutes les structures de prise en charge son débordées par l’ampleur des problèmes – je pense aux quartiers les plus défavorisés de nos banlieues – eh bien, l’éducation ne se fait plus. Une société où la communauté délaisse, collectivement, l’éducation des enfants les plus démunis, est une société désespérée. L’éducation nationale doit reprendre cette mission fondamentale, car elle saura le faire, car elle le fera, sans autoritarisme, sans stigmatisation, sans gesticulation poujadiste, avec un souci d’égalité et de justice.

Mais dans un monde où la raréfaction du travail a affaibli les mécanismes de la promotion sociale par les études, où la massification de notre enseignement rend plus visibles et plus graves la sélection et l’exclusion scolaire, plus que jamais nous devons affirmer l’école comme le creuset de l’égalité des chances. C’est la troisième des traditions républicaines dont je voulais vous parler aujourd’hui.

Depuis la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, le collège unique, dont nous voulons faire un collège pour tous, la sélection qui s’effectuait auparavant dans la société elle-même (l’école de Jules Ferry – souvenons-nous en – était un monde totalement dual, avec d’un côté l’école primaire pour le peuple et, de l’autre, le lycée pour la bourgeoisie, sans pont autre que le fameux et très malthusien concours pour les boursiers) s’effectue désormais à l’école. Sélection sociale et scolaire à la fois qui met mal à l’aise le monde enseignant et qui désigne le système éducatif comme responsable de l’inégalité. Ce constat est ancien. Mais l’éducation nationale a eu le mérite d’y apporter une réponse : celle de la différenciation positive. C’est le terme que j’emploie parce qu’il ne renvoie pas aux logiques communautaires inscrites dans la notion de discrimination.

Sans que les déterminismes soient complets ni les causalités véritablement comprises, l’école a pris acte de l’impact, sur les résultats scolaires, des conditions sociales, culturelles et matérielles des enfants. Ce moment de prise de conscience essentiel s’est incarné dans les zones d’éducation prioritaires.

Cela a constitué un apport considérable de la gauche au système éducatif à une époque où, par pur conservatisme social, on continuait à faire semblant de croire à l’égalisation des contions départ : véritable miracle ontologique opéré par la fameuse petite blouse républicaine. La gauche a eu le courage de rompre avec le dogme de l’uniformité et de « donner plus à ceux qui ont moins », mais non pas seulement matériellement avec un système de bourses mais aussi pédagogiquement, éducativement et culturellement.

Pour toutes ces raisons, après des années de déshérence, nous nous sommes fixés comme objectif, Ségolène Royal et moi-même, de renforcer toutes ces politiques de différenciation : les zones d’éducation prioritaires, bien sûr, mais aussi des plans plus ponctuels pour rétablir le droit à la sécurité de tous là où il n’est plus respecté et lutter contre la violence dans les établissements. De même, nos logiques d’attribution en matières de moyens iront toujours vers les académies qui ont les besoins les plus criants. C’est vrai pour les postes d’infirmières et d’assistantes sociales. Cela a été vrai pour les réouvertures de classes. Nous n’en démordrons pas. L’égalité républicaine ne signifie pas saupoudrer un peu partout et donc favoriser toujours et encore ceux qui n’ont aucun déficit, elle signifie, au contraire, savoir concentrer.

Ce raisonnement s’applique également à notre système d’aide sociale. Je souhaite aider, par un nouveau système de bourses, les bons élèves issus de familles modestes, qui se destinent à des études très prestigieuses (l’école nationale de la magistrature, l’institut d’études politiques, par exemple), et cela sur toute la durée de leurs études, avec des montants permettant réellement de vivre avec ses propres ressources.

Une autre de ces traditions républicaines que nous devons adapter à la modernité, est l’idée fondamentale dans notre système éducatif de l’excellence pour tous. L’excellence, partout et pour tous, demander à notre système éducatif et à notre société un effort considérable, qui va à l’encontre de tendance très fortes dans notre culture.

Notre système éducatif a dû, depuis plus de vingt ans maintenant, effectuer un gigantesque effort pour passer le cap de la massification de l’enseignement : d’abord le collège dès 1975, puis le lycée et enfin l’enseignement supérieur. Cet effort quantitatif a absorbé toutes les énergies et tous les moyens. Je me souviens des rentrées dont Lionel Jospin a assumé la responsabilité et de la pression démographique qui, chaque année, remettait en cause les marges de manœuvre budgétaires.

Aujourd’hui, la diminution de la pression démographique doit nous permettre de relever un autre défi : celui du qualitatif. Les choses paraissent simples : il suffirait d’utiliser plus « qualitativement » les moyens disponibles. Eh bien non, cela n’y suffira pas. Si l’on fait cela, on reste dans des logiques quantitatives et l’on risque fort de passer à côté du but. Non, la difficulté réside dans le fait d’accepter que notre enseignement soit excellent et en même temps fait pour tous. La qualité n’est pas la rareté. Ce type de raisonnement, souvent paré de l’évidence du bon sens, est au fond économique. On confond l’école avec un marché.

Pour réfléchir à l’excellence telle que je la conçois, il faut partir de l’homme. Tout home a des capacités, a des talents. Ces talents sont divers. Or, l’école, l’école française tout particulièrement, est entièrement modelée pour n’en reconnaître que quelques-uns. Les modèles de l’excellence scolaire – qui sont aussi ceux de l’excellence sociale – son extraordinairement limités. On a beaucoup écrit sur ce sujet. On connaît bien la prééminence de quelques filières sur toutes les autres, la constitution progressive d’élites trop consanguines… Ce qui est en cause, ce n’est pas l’élitisme. Il est sain et juste que le volontarisme de l’État intervienne dans la définition des élites dont un pays a besoin. Je préfère cette version française de l’élitisme, qu’on appelle parfois républicain, à d’autres modèles possibles de régulation, par l’argent, par la naissance ou par le seul jeu des pouvoirs. Mais, encore une fois, nos modèles sont terriblement datés et trop uniformes. Les énarques ou les polytechniciens d’aujourd’hui, par exemple, sont recrutés sur des modèles élaborés après la guerre, dans une période de très grand centralisme.

Notre pays a besoin de tous les talents. L’excellence ne peut se concevoir que dans la diversité. Certaines filières d’enseignement sont à réhabiliter profondément. Je pense à l’enseignement technique et professionnel mais aussi aux enseignements artistiques et sportifs. Dans d’autres filières, il s’agit simplement de travailler sur les contenus pour redonner leur chance à différentes formes d’intelligence. Pour que cela soit efficace, à côté de ces objectifs assez bien définis, il faut surtout donner à tous les enfants les moyens et le temps de développer leurs talents. Or, ce n’est pas ce que nous faisons. Nous sélectionnons trop et trop tôt, beaucoup trop tôt. Ce repérage des talents est vécu de fait comme une hiérarchisation permanente. Certains en sortent broyés pour longtemps, sinon pour toujours.

Je ne refuse pas pour autant l’évaluation et la rigueur. Je voudrais simplement que cette évaluation soit positive. C’est d’ailleurs un message qui s’adresse à l’ensemble de la société, aux parents notamment. Ce n’est pas un reproche aux enseignants. On leur demande, depuis quelques années de régler, simplement parce qu’ils sont enseignants, toutes les contradictions de la société française. Ils ont le sentiment que leur devoir est de noter et de noter juste, de récompenser voire de sanctionner. Et ils ont raison. En tant que scientifique, je suis moi-même profondément attaché à l’exigence, à la rigueur, au sens de l’effort. Mais certains âges doivent être protégés. L’école maternelle, sans note, sans stigmatisation inutile, parvient à faire faire de très belles choses aux enfants et les conduit à des apprentissages fondamentaux.

Je serais très clair sur la rigueur et l’exigence : le renoncement à l’exigence est à la pire des réponses qui soit aux dysharmonies sociale. On n’achète pas la paix sociale en renonçant aux exigences. On conclut un marché de dupes. Ce qui est différent. Je tiens ce discours de l’exigence à tous aux enseignants, aux élèves et aux responsables à tous les échelons de l’administration. Et j’ai le sentiment que ce discours est attendu. L’exigence est liée à la justice. Elle est liée à l’éducation.

Comme vous le voyez, le respect de nos traditions fondatrices suppose de nombreux et profonds changements. Car, petit à petit, il faut bien constater que l’école de la République a dérivé loin de ses origines. Nous n’avons pas le choix. Si nous voulons être nous-mêmes, nous devons entrer dans ces évolutions, en y consentant pleinement, en les maîtrisant, en tirant le meilleur. Ce mouvement vers l’avant, c’est aussi celui que nous impose la modernisation de notre société. L’école ne peut pas être absente de ces grandes évolutions. Ces évolutions, quelles sont-elles ?

L’éducation est un service public, si nous voulons améliorer en permanence sa qualité, il nous appartient de le gérer selon des normes modernes. Pour rendre ce service public plus souple, plus rapide, plus attentif aux besoins de ses usagers et de ses agents, il faut le déconcentrer. Qu’est-ce que cela signifie ? Transférer au niveau académique des responsabilités qui ne peuvent être assurées à un niveau central. Cela ne veut pas dire transférer les mêmes pratiques, les mêmes habitudes, la même culture hiérarchique du niveau central au niveau déconcentré. Il faudra, dans le même mouvement, inventer une véritable gestion de proximité des problèmes, une véritable gestion des ressources humaines et de nouveaux modes de pilotage où les élus puissent être associés, plus qu’ils ne le sont aujourd’hui, à la conception des grandes filières d’orientation, par exemple, où les enseignants à titre individuel ou au sein d’équipes pourraient faire connaître leurs désirs, leurs problèmes, leurs visions concrètes. Redéfinition des missions centrales et évolution en profondeur du niveau déconcentré doivent aller d’un même mouvement.

Ce que j’attends de cette déconcentration, c’est plus d’efficacité bien sûr mais le mot est ambigu. Plus d’efficacité, c’est, pour moi, plus d’humanisation dans nos procédures (on ne gère pas les enseignants avec un ordinateur depuis la rue de Châteaudun), c’est plus de responsabilité à tous les niveaux, plus d’engagement et, au bout du compte, plus d’initiative et de démocratie. Notre organisation est aujourd’hui un empilement d’indépendances, une vraie structure de mille-feuilles. La communication y est verticale à l’excès et très hiérarchiques. Cette structuration aberrante, doublée d’un silence politique sur les missions et le sens de l’école, fragilise terriblement les enseignants. Livrés à eux-mêmes et alors qu’ils affrontent, pour beaucoup d’entre eux, les conséquences des difficultés sociales et économiques, ils ont été amenés à reconstituer, à leur niveau, la cohérence d’un système sur lequel plus personne ne leur donne de vision globale, ni de discours d’ensemble.

Les programmes constituent une dimension essentielle de ce retour à plus de cohérence. Pour cela il faut d’abord faire cesser l’inflation des contenus. Je me rends compte aujourd’hui que cet affolement qui s’est emparé des contenus ne tient pas qu’aux logiques disciplinaires. Certes, chaque discipline considérant les programmes comme une sorte de vitrine promotionnelle de sa bonne santé et comme la garantie de son importance, il est bien difficile d’aborder la question de la réduction. Mais cette enflure permanente tient aussi au fait qu’à chaque degré d’enseignement, il faut refaire l’ensemble des parcours disciplinaires, avec bien évidemment à chaque fois un degré de spécialisation supplémentaire Cela prouve tout simplement que l’on n’a pas intégré le fait que le collège scolarise tous les enfants jusqu’à 16 ans, qu’il est notre école primaire, pour faire référence à Jules Ferry. Chaque degré d’enseignement reprend ce que l’autre est censé avoir déjà fait, par précaution peut-être, par méfiance parfois, par cloisonnement surtout. Les élèves ressassent de plus en plus alors que, grâce à Lionel Jospin, les professeurs des écoles ont le même niveau de formation que les enseignants de collège, enseignants de collège qui, eux-mêmes, sont majoritaires en lycée. Je compte donc alléger les contenus, réintroduire de la cohérence entre les degrés, mettre l’innovation au cœur de l’enseignement et promouvoir des programmes adaptés à l’évolution des savoirs.

La modernisation de notre société, ce sont aussi les nouvelles technologies. Entendons-nous. Je reste personnellement sceptique devant un discours très actuel qui tend à en faire la dernière utopie du monde occidental, une sorte de stade suprême du libéralisme. Par contre, je crois, de façon très pragmatique, qu’il y a là des outils formidables pour démultiplier nos capacités d’échange, de communication et d’innovation. À condition que nous sachions qu’en faire, que nous considérions que la question essentielle, surtout dans le système éducatif, est celle des contenus et non point celle des « tuyaux ». Sur un plan plus politique, je crois qu’il y a là aussi un enjeu de citoyenneté. Ces techniques de communication sont utilisées de façon très inégales, selon le niveau de formation des individus. On ne peut être citoyen, avec ce sentiment que la maîtrise du monde moderne et des techniques revient, de droit, à d’autres que soi.

J’y vois enfin un enjeu d’une autre nature : culturel cette fois. Nous avons aujourd’hui, entre nos mains, si je puis dire, la possibilité de faire une synthèse totalement inédite entre la civilisation de l’écrit et la civilisation de l’image. Je suis un homme de l’écrit et du libre. J’aime lire. Mais je constate que nos enfants ont reçu et reçoivent énormément d’images, que l’image modèle leur environnement beaucoup plus qu’elle n’a façonné le nôtre. Or, que faisons-nous ? Au lieu de nous interroger sur l’apport de l’image, nous campons, depuis des années, sur les alternatives fausses d’un débat mal posé. Et le monde de l’enseignement a beaucoup contribué à la crispation de ce débat. Pour aller vite, il s’agirait de choisir entre le libre, toujours menacé, et l’image, forcément débilitante. Je constate, pour ma part, que les inégalités en matière de lecture se retrouvent également face à l’image, ce qui n’est pas sans inconvénient sur le plan de la citoyenneté. Ceux qui ont une bonne culture générale ont également un rapport enrichissant à l’image. Celui qui lit de bons livres, va voir de bons films et visite de beaux musées.

Il n’y a pas d’antinomie. Les mécanismes de décryptage, qu’il s’agisse de texte ou d’image, font appel aux mêmes capacités. L’émergence de l’image n’est pas menaçante en soi. C’est précisément parce que nous avons trop opposé les deux, parce que nous avons dévalorisé l’image, parce que nous n’avons pas assez pris en compte la nécessité de tenir un discours à nos enfants sur l’image qui soit véritablement pédagogique et éducatif qu’elle peut être finalement dangereuse. Il y a là une attitude très irrationnelle de la part de nombreux pédagogues. Les images participent de notre culture et doivent être intégrées à l’enseignement. Cela sera plus facile quand les enseignants seront eux-mêmes aidés par toutes les possibilités des nouvelles technologies en matière de fabrication, de composition, de numérisation, de lecture. Ils pourront alors construire, s’ils le veulent, une véritable pédagogie de l’image.

C’est ainsi que je compte aborder cette question. Je veux faire de l’intégration intelligente des nouvelles technologies à l’école une de mes priorités. J’aimerais, ce faisant, montrer à tous ceux qui en sont, bien à tort, convaincus qu’il n’y a pas de retard français. La France a, au contraire, développé dans le domaine de l’informatique des compétences et obtenu des réussites, reconnues au niveau mondial. Donc ni auto-flagellation permanente, ni admiration béate devant des systèmes développés ailleurs, aux États-Unis en particulier. C’est dans le respect de notre culture, notamment de notre culture pédagogique que nous développerons les nouvelles technologies à l’école. J’ai l’intention d’aller vite et fort. Un plan sera conclu dans les mois qui viennent avec de grandes entreprises pour équiper l’ensemble de nos établissements et de nos écoles.

Autre défi : celui que nous impose l’économie moderne, avec son rythme, ses besoins de renouvellement, ses tensions propres. Faire entrer l’école dans l’économie moderne, c’est tout d’abord cesser de penser comme antinomiques culture générale et professionnalisation. L’évolution des métiers et des secteurs d’activité rend plus nécessaire que jamais la possession d’une bonne culture générale. Les professionnalisations doivent être sans cesse affinées et renouvelées. Mais il est un autre aspect des liens entre le système éducatif et l’économie que l’on néglige trop souvent. Au moment où la matière grise devient une ressource fondamentale, la formation devient elle-même un secteur économique. Un peu partout se développe une industrie éducative, liée à l’expansion des moyens de communication (audiovisuel, multimédia, informatique…). Dans ce domaine, la France possède une tradition de réflexion, une richesse éducative, des capacités d’innovation que je compte bien valoriser. Favoriser la naisse d’une industrie éducative, c’est d’abord reconnaître les capacités d’innovation là où elles existent. Chez les enseignants tout d’abord. À tous ceux qui innovent déjà et élaborent des produits de formation très astucieux, il faut proposer un soutien par l’intermédiaire d’une structure de capital-risque à laquelle je suis en train de travailler et protéger les droits des créateurs. Dernier défi, enfin, qui est lié au précédent : l’invention de cette nouvelle école dont notre société a tant besoin et qui permette enfin de se former tout au long de la vie. On a tout dit déjà sur l’accroissement des qualifications, sur la nécessité d’un renouvellement des formations et surtout sur les dysfonctionnements du système français qui privilégie à l’excès la formation initiale. Notre système vit encore sur la lancée de la dynamique de l’école de Jules Ferry, où il y a fallu faire un gigantesque effort de construction d’une formation initiale dans notre pays. Il s’agissait, ne l’oublions-pas, d’enraciner la république et ses valeurs et donc de viser d’abord les enfants. Mais aujourd’hui nous sommes arrivés aux limites des possibilités de notre formation initiale. Nous connaissons bien les injustices qu’engendre ce système déséquilibré. Dans notre pays, les destins sont fixés à 20 ans et parfois bien plus tôt encore.

Aujourd’hui, si nous voulons former des citoyens, permettre à tous de se construire un avenir professionnel, nous devons sortir de cette logique de l’irrémédiable et permettre à notre école de marcher enfin sur ses deux pieds en inventant une nouvelle formation continue. C’est d’abord à mon sens le rôle fondamental des universités. Elles devront être utilisées toute l’année. Je compte lancer un appel d’offres national permettant de soutenir une dizaine de projets de formation continue élaboré par des universités ou des établissements. Donner à tous une deuxième chance de formation suppose de faire évoluer profondément notre culture. C’est ce que j’ai commencé de faire, il y a quelques années, en introduisant l’idée d’une validation des acquis professionnels dans les cursus universitaires. Il faudra aller plus loin et réfléchir à une pédagogie adaptée aux adultes, à l’essor des formations en alternance. Je suis sûr que cette ouverture sur d’autres publics est une chance pour notre système éducatif et notamment nos universités. La formation continue est exigeante et difficile. Les universités en retireront beaucoup.

J’ai abordé de nombreuses questions, toutes importantes, mais qui, au fond, concernent plus la structure éducative avec son fonctionnement et ses objectifs, que le cœur de l’enseignement. Le cœur de l’enseignement c’est la transmission des savoirs et la formation de la personnalité, l’un n’allant pas sans l’autre. Or, cette question n’est pas plus figée que celles que je viens d’évoquer. La science moderne, les progrès énormes de nos connaissances sur le cerveau, sur l’intelligence, sur les mécanismes du langage doivent venir irriguer notre conception de l’enseignement. C’est le dernier défi que je voudrais évoquer devant vous. C’est probablement le plus passionnant de tous et le plus complexe. Le plus complexe parce que la transmission du savoir et la formation de la personnalité touchent nécessairement à la fois à la tradition et à la modernité. Par le fait même de choisir ce qu’elle transmet, de choisir la façon dont elle le fait, l’esprit qui y préside, une société construit une tradition, élabore des repères. Entendue en ce sens la tradition n’est pas enfermante, c’est, au contraire, le point de départ nécessaire pour créer du neuf.

Que nous dit cette tradition ? Que la transmission du savoir est une démarche qui recèle de nombreuses dimensions. Il s’agit d’abord de transmettre des connaissances. Mais pas seulement. Il s’agit aussi de développer des compétences, nécessaires pour que chacun puisse acquérir la pleine maîtrise de son intelligence et, finalement, de son humanité : lire, écrire, compter mais également s’exprimer, former son esprit, apprendre à raisonner et à penser, savoir passer du concret à l’abstrait et inversement, développer son attention, sa mémoire. Et comme cet apprentissage s’effectue collectivement au nom de toute une communauté, il comporte également des valeurs : celles du vivre-ensemble, comme la maîtrise de soi, le sens de l’effort individuel et du travail collectif, le respect de l’autre qui est à la base de toute morale. Voilà notre tradition. Nous y sommes attachés et je veillerais à ce qu’elle reste vivante. Mais, sur certaines de ces questions, les progrès de la science, des connaissances de l’Homme nous interpellent. Alors écoutons-les. Nous savons désormais que l’apprentissage est un mécanisme extraordinairement complexe qui se confond avec la structure même du cerveau. Nous savons qu’en la matière l’acquis est plus important que l’inné. Nous sommes désormais sûrs de l’unicité de l’homme et de l’absence de races pures. Nous savons qu’en termes de productivité intellectuelle, le raisonnement déductif ou réductionniste est d’un moindre rendement, que la pensée fonctionne selon d’autres modèles : par globalité, rupture, auto-organisation et déséquilibre. Ne pouvons-nous rien tirer de ces certitudes acquises grâce à la science, à la fin du XXe siècle, pour améliorer les résultats de notre enseignement ou du moins pour réfléchir à ce que nous enseignons et à la façon dont nous le faisons ? J’aimerais que, sur ces bases, naisse une science de l’éducation moderne, ouverte, critique, dynamique et que s’engagent de nouvelles réflexions sur l’enseignement.

Voilà non point mes priorités d’actions – j’ai voulu éviter de vous dresser un catalogue de mesures, dont l’intérêt essentiel ne consiste d’ordinaire qu’à apaiser les inquiétudes de l’auditoire en montrant que l’on n’a rien oublié – mais ce que j’appellerais, si vous me le permettez, la philosophie de l’action que j’aimerais entreprendre. Cette réflexion globale, la Gauche en a besoin, mais aussi les enseignants et les familles. Il faut agir concrètement, j’en suis bien conscient, mais il faut aussi redonner du sens à notre école. Les enseignants me disent qu’ils accueillent désormais des enfants pour qui l’école est une sorte de leurre, un monde sans réalité dont ils ne comprennent plus le sens. Il y a un véritable désarroi de l’école dans notre pays, à peu près aussi grand que l’unanimité que suscite son rôle. Et je constate que, dans ce désarroi, la droite parvient à maintenir constant un discours sur l’école, qui reste fondamentalement un discours de conservatisme social. La gauche doit reprendre l’initiative et inventer un discours moderne sur l’enseignement.

Elle le doit d’autant plus que la gestion du précédent Gouvernement a été claire. Notre système éducatif sort de quatre années de déshérence. Après les remous provoqués par les deux premières tentatives de réformes (et quelles réformes !), celle de la loi Falloux et celle du CIP, l’éducation a été anesthésiée et la clepsydre est tombée en panne. Volonté de ne pas affronter la gestion du système, refus d’aborder les vraies difficultés, certes, mais surtout retour à une attitude traditionnelle de la droite où l’école n’a jamais été conçue autrement que comme le reflet ou le prolongement de l’état du corps social. Réduit à cette fonction d’enregistrement des inégalités, le service public dès lors peut être mis en concurrence, selon une logique libérale, avec d’autres structures échappant à l’État.

Quelques exemples de la « philosophie » de la période précédente. En laissant à la jeunesse et aux sports et aux collectivités locales la gestion des rythmes scolaires, la droite a entériné une politique extraordinairement inégale sur le tout le territoire, appauvri les responsabilités de l’éducation nationale et enlevé au service public l’initiative. Pour le collège, c’est différent. Il pose des questions très difficiles. Là, la solution a consisté à laisser de fait le service public affronter ses difficultés en produisant une « apparence de réforme », ni vraiment bonne, ni vraiment mauvaise puisqu’elle laisse sans réponse toutes les grandes questions. Pour le lycée, ni réforme, ni réflexion, plutôt une glaciation grâce à la technique de la cogestion avec le syndicat le plus représentatif des enseignants de lycée. Pour l’université, ce fut la prolongation pure et simple du mouvement déjà bien engagé dans les années 1990. Et comme cette logique déjà ancienne avait peu de chance de susciter la moindre réaction, alors on en a fait une réforme. Une étrange réforme puisqu’elle est restée silencieuse sur la seule question qui restait véritablement ouverte celle du statut étudiant, ce que les syndicats étudiants ont d’ailleurs noté… avec satisfaction. Bref, ces quatre années de quasi-immobilisme ont été une belle leçon de communication.

Après ce rapide état des lieux, Ségolène Royal et moi-même, conformément aux axes tracés par le Premier ministre dans son discours de politique générale, avons rapidement engagé quatre mesures urgentes pour assurer dans de bonnes conditions une rentrée scolaire que nous n’avions pas préparée : le réemploi de tous les maîtres auxiliaires, les réouvertures de classes, une politique généreuse pour ramener vers les cantines scolaires les enfants qui n’y accédaient plus et l’attribution d’une allocation de rentrée scolaire en augmentation.

Nous nous sommes ensuite engagés dans des actions de fond qui devaient nécessairement, compte tenu de l’état de jachère du système éducatif, être rapides et fortes. Ce fut le cas du plan emplois-jeunes autour duquel j’ai voulu une mobilisation exceptionnelle. Dans le même, temps de nombreux autres chantiers ont été ouverts. Ils trouveront, au cours de cette année, leur concrétisation et la discussion prochaine des budgets de l’enseignement scolaire, de l’enseignement supérieur et de la recherche sera pour moi l’occasion de revenir devant vous présenter mes projets et faire un bilan.

J’ai souhaité, à l’occasion de ces journées parlementaires, engager avec vous une réflexion de fond. Vous pourrez compter sur moi pour la poursuivre avec vous mais surtout pour mettre toute mon énergie de ministre, d’homme de gauche et de savant, pour transformer ces éléments de réflexion en perspectives d’espoir pour tour notre système éducatif, en débats ouverts à tous ceux qui veulent sincèrement participer à cette grande évolution et, enfin, en réalisations concrètes pour tous ceux qui attendent de nous une modernité sans reniement.