Texte intégral
Q. Des sommes considérables sont affectées à la Corse, que ce soit par la France ou par l’Union européenne, et cela intervient dans votre domaine de compétences à propos de la réforme des fonds structurels sur laquelle vous vous êtes penché. Est-ce qu’il faut revoir la façon dont toutes ces aides sont attribuées, et pas seulement bien sûr à la Corse ? Sont-elles attribuées aujourd’hui de manière qui paraît insuffisante du moins dans son contrôle. Est-ce que vous avez le sentiment que sur l’aspect spécifiquement corse il y a eu vraiment des abus ?
R. Il y a deux questions dans votre question, l’une concerne la Corse. Il y a des rapports qui sont parus récemment, de la Cour des comptes, de l’inspection des finances, sur la question des finances, sur les aides qui ont été données à cette région qui ne paraissent pas toujours avoir été faites absolument à bon escient. Il faudra y mettre bon ordre. D’ailleurs vous avez remarqué que parmi les ministres qui étaient hier autour du président de la République, il y avait Dominique Strauss-Kahn, ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie. Il a rencontré les services fiscaux qui devront être des acteurs particulièrement actifs de ce redressement de la Corse car il faut trouver une solution, évaluer par exemple ce qu’a pu apporter ou ne pas apporter la fameuse zone franche ; on peut avoir des interrogations et trouver des solutions. Dans la légalité de la République, il n’y a pas que le maintien de l’ordre qui devra trouver ses moyens, il n’y a pas que la recherche des coupables. Le Premier ministre a pris des engagements très fermes là-dessus : il y a aussi des solutions économiques et sociales.
Quant aux fonds structurels, nous sommes en face d’une réforme qui commence, qui va prendre du temps. Cela va très probablement durer deux ans. Je ne pense pas que l’on va aboutir cette année, même si à la fin mars, il faudra réagir très vite sur les nouvelles propositions de la Commission européenne. Elle propose de réduire les sept objectifs, qui existent aujourd’hui dans les fonds structurels, à trois. Un objectif territorial, un objectif de reconstruction, à la fois industriel et rurale (ou de réindustrialisation et de reconstruction rurale), et un troisième qui est un objectif de cohésion sociale. À notre sens cette réforme va plutôt dans le bon sens, constitue une bonne base ; simplement il faudra l’amender, d’une part, et faire valoir nos intérêts nationaux. Cela passera notamment par une politique de zonage intelligent. Il faudra éviter que des parties importantes du territoire national soit délaissées ou affaiblies.
Q. Il y a une grande inquiétude dans les régions du Sud et du Sud-Ouest en particulier. Comment cela va se passer ?
R. L’inquiétude est générale, de tous les élus, de tous les bords, car on a tous conscience qu’il faudra faire mieux sans avoir forcément plus. Le gouvernement aborde cette affaire, qui est une très grande affaire de la façon suivante : premièrement nous avons le temps ; cela prendra forme en 1999 plutôt qu’en 1998. Deuxièmement, nous considérons que les documents produits par la Commission, ce qu’on appelle l’agenda 2000, constituent plutôt une bonne base – c’est d’ailleurs ce qu’a dit le Conseil européen de Luxembourg. Troisièmement, nous approuvons la réduction du nombre des objectifs. Et quatrièmement nous nous battrons farouchement pour que les intérêts français soit préservés dans ce sens, tout en consentant à des réformes, car il faut des réformes, ne serait-ce que des réformes dans l’efficacité de l’utilisation des fonds qui n’est pas absolument garantie aujourd’hui. Dans ce sens-là Dominique Voynet a confié à Jean Auroux une mission sur la réforme du zonage qui concerne les habitants du Sud-Ouest, mais pas seulement eux. Le gouvernement français considère que c’est une priorité très forte que cette réforme des fonds structurels ; c’est mal connu parfois, mais c’est absolument déterminant, tous les pays ont ici ou là une zone financée par le FEDER ou du financement par le Fonds social européen, des programmes d’initiatives communautaires. Cela représente 100 milliards de francs au cours de la dernière période de cinq ans, pour la France. C’est beaucoup.
Q. Consentir à des réformes est-ce que cela ne veut pas dire aussi consentir à voir un petit peu la manne réduite dans la mesure où déjà un certain nombre d’États et non les moindres, l’Allemagne en particulier, ont fait savoir qu’ils souhaitaient réduire leur contribution nette au budget européen. S’il y a moins d’argent, et a fortiori davantage d’États membres dans quelques années, il faudra bien que le gâteau soit partagé un peu différemment.
R. Il faut donner quand même une nouvelle rassurante que vous connaissez parfaitement : à mon sens le calendrier de la réforme financière et celui de la négociation de l’élargissement devraient à peu près coïncider. À titre personnel, je doute de l’arrivée effective dans l’Union européenne de nouveaux États membres avant les années 2005-2006, je parle après la ratification des traités etc. Or la réforme du financement de l’Union porte sur les années 2000-2006. Nous allons donc raisonner à l’intérieur d’une enveloppe financière que l’on connaît.
Deuxièmement, nous avons obtenu à Luxembourg qu’il y ait ce qu’on appelle une double programmation, c’est-à-dire une programmation dans laquelle apparaîtront vraiment les dépenses qui seront financées pour l’Union à quinze d’une part, et les dépenses qui seront financées pour l’élargissement d’autres part. Cela permettra de bien distinguer les masses.
Et troisièmement, je pense qu’il faut à la fois une certaine rigueur budgétaire. C’est pour cela que nous sommes pour un plafonnement, le plafonnement actuel d’ailleurs, des dépenses communautaires à 1,27 % du PIB. Et en même temps, nous savons qu’il faudra permettre une meilleure répartition de ces aides. D’où l’utilité de la réforme.
Q. Ce qui marque le plus les Français, c’est l’euro dont on parle de plus en plus et dont je disais qu’on va reconnaître les heureux gagnants d’ici début mai.
R. Les 1er, 2 et 3 mai, il y aura à la fois un conseil Ecofin, une réunion spéciale du Parlement européen, une réunion du Conseil européen. Cela va être un grand « happening ».
Q. Qu’est-ce que cela veut dire pour ceux qui seront de cette première vague et pour ceux qui n’en seront pas, parce qu’il y en aura quelques-uns ?
R. Pour ceux qui seront d’abord, sans vouloir vous donner la liste, il semble que onze pays puissent y être, dont l’Italie. La France évidemment, mais ce n’est pas elle qui est en discussion. Certains discutent encore de savoir si l’Italie doit y être ; c’est le cas des Néerlandais ou des Allemands. Nous, nous considérons que les efforts qui ont été faits par l’Italie méritent récompense et d’ailleurs elle respecte les critères autant que d’autres. Donc il devrait en y avoir onze. Cela veut dire que le 1er janvier 1999, ces pays auront l’euro en facteur commun, que les parités seront irrévocablement fixées entre ces pays. C’est-à-dire que l’on ne pourra plus spéculer sur du mark contre du franc, de la lire contre la livre, et que progressivement entre 1999 et 2002, on aura une harmonisation des comptabilités, des feuilles de paye, des déclarations fiscales, que tout de suite les places financières fonctionneront en euro, que les entreprises iront progressivement vers l’euro entre 1999 et 2002 et que les particuliers, les ménages, vous et moi, nous aurons à partir de 2002 des billets et des pièces en euro et non plus des francs ou des marks. La livre, ce sera peut-être pour plus tard.
Pour la gestion de cet euro, il y aura une banque centrale indépendante qui sera administrée par un directoire de six membres, qui sera présidé par un président du directoire, – question politique délicate actuellement en débat. En face, à côté, de cette banque centrale européenne, il y aura un Conseil de l’euro, c’est-à-dire une autorité politique qui regroupera les ministres de l’Économie et des Finances des onze pays – prenons cette hypothèse-là –, concernés par l’euro.
Ceux qui n’y seront pas, pour la plupart, s’y prépareront ou continueront à vivre à l’extérieur de la zone euro, soit liés à cette zone par des accords monétaires, tels qu’ils existent aujourd’hui : c’est le système monétaire européen. On ira vers une Europe, non pas à plusieurs vitesses ; d’ailleurs cela existe déjà, mais on aura une coopération renforcée très forte entre les pays qui auront en facteur commun l’euro et d’autres à côté.
Q. C’est une vision idyllique des choses. Vous avez évoqué vous-mêmes cette extrême méfiance des Néerlandais et des Allemands vis-à-vis de l’Italie n’augure pas très bien de l’avenir. On a l’impression qu’il y a un manque d’enthousiasme au dernier moment ?
R. Je n’ai pas ce sentiment. D’ailleurs j’observe que c’est cyclique. On a six mois où tout va très bien, six mois où on recommence à douter, puis six mois où tout va à nouveau bien. C’est une question angoissante de renoncer à sa monnaie, pour les Allemands notamment qui ont une monnaie très forte, ce n’est pas rien, ils sont très attachés à leur mark, très attaché à leur banque centrale indépendante. Il y a donc une espèce de peur sans doute d’aller vers l’inconnu, d’où les appels qui ont été faits hier en Allemagne par 150 économistes, d’où les positions du gouvernement néerlandais.
Je suis persuadé qu’au dernier moment, on ira tous ensemble. Après commenceront les vrais problèmes, car il ne faut pas se cacher que l’euro c’est sans doute un instrument qui permet de donner une puissance à l’Europe dans les relations économiques et financières internationales. Ce sera sans doute un instrument de réserve. C’est sans doute un pôle de stabilité mais cela peut poser des problèmes pour les salaires, pour l’emploi, toute une série de difficultés qu’il faudra résoudre et qui marqueront tous les aspects de notre politique économique et sociale. La politique fiscale, sociale, financière seront marquées par l’euro. Nous allons sortir d’une querelle idéologique, de grandes craintes, pour entrer dans les problèmes concrets, qui ne seront pas plus faciles à résoudre.
Q. Est-ce qu’il y a un véritable contre-pouvoir à cette BCE, c’est ce que reproche actuellement ou regrette Robert Hue, qui dit qu’il n’y a pas d’institution à la hauteur de la BCE. Puisqu’il y a d’un côté cette banque qui va gérer l’euro comme un peu la Banque de France gérait ou gère encore un peu le franc, et puis en face le Conseil économique que vous avez évoqué, mais qui a vraiment du pouvoir sur l’autre ?
R. On parle pour l’instant d’un objet théorique. Il n’existe pas. Ne faisons pas comme si les uns avaient plus de pouvoir que les autres. La BCE sera pleinement indépendante ; cela veut dire qu’elle aura tous les pouvoirs d’une banque centrale et notamment la gestion des taux d’intérêts au jour le jour. C’est elle qui déterminera la politique monétaire. En revanche il y aura en face un Conseil de l’euro qui pourra discuter de tous les aspects liés à la politique économique dans la zone de l’euro, de la politique budgétaire, de la politique fiscale, et ce qui est très important, de la politique de change ; autrement dit combien vaudra un euro par rapport à un dollar, par rapport à un yen, même si c’est le marché, qui très largement détermine ce niveau des parités respectives des différentes monnaies. Je suis persuadé que ce Conseil de l’euro est une institution appelée à une très grande postérité et une très grande importance. C’est un geste fondamental qui, j’en suis sûr, petit à petit, créera un pôle de pouvoir équivalent à celui de la BCE. D’ailleurs si ce n’était pas le cas, pourquoi les Anglais se seraient battus comme des lions pour en être alors qu’ils ne sont pas dans l’euro.
Q. Sans s’attarder sur les Anglais dont vous avez dit hier ou avant-hier qu’ils allaient y être plus tôt, vous avez dit « nous sommes attachés à ce que les États membres ne dépassent pas le budget européen environ 1,27 % du PIB européen ». Il y a beaucoup d’experts qui considèrent que si on n’a pas une amorce de vrais budget européen, l’euro ne pourra pas fonctionner parce qu’il y a un risque de poser des problèmes considérables si un pays doit affronter une crise particulière, ce qu’on appelle les chocs asymétriques, et donc si on ne demande pas au moins à 3 ou 4 ou 5 % du PIB pour le budget européen. Il y a une espèce de contradiction, d’une part les États membres dont la France disent qu’ils ne veulent pas donner plus d’argent, mais d’autre part si on ne met pas plus d’argent beaucoup d’économistes considèrent que cela ne fonctionnera pas, ou, à la première crise tout cela va imploser.
R. Les économistes, qui ont cette thèse -là, ce sont les tenants de ce qu’on appelle le fédéralisme budgétaire. Autrement dit, ils voient l’Europe comme une sorte d’État fédéral qui doit avoir des moyens, comme par exemple l’État fédéral américain, et pour tout dire, je pense qu’un jour on y arrivera. Dans un ouvrage que j’ai écrit l’an dernier, je disais qu’il faudrait un jour un véritable budget européen. Cela suppose des transferts de souveraineté ou de compétence et un véritable impôt européen. Cela n’est pas la problématique actuelle.
Quand on raisonne sur les 1,27 %, on raisonne uniquement sur la période 2000-2006, et on raisonne à structure constante et sans dévolution du pouvoir européen. Cela ne préjuge pas ce qui va arriver dans les dix ou quinze ans qui viennent. Je suis persuadé qu’avec l’euro, d’une part, avec l’élargissement, d’autre part, qui sont les deux grands rendez-vous de cette année 1998 qui commence, la physionomie de l’Europe est appelée à changer très fortement dans les dix ans et les quinze ans qui viennent. On imagine encore mal les frontières de cette Europe, les compétences de cette Europe, le poids de cette Europe. Je n’aime pas beaucoup le débat sur le fédéralisme car je le trouve posé aujourd’hui en des termes très pipés et je crois qu’il risque de se reposer en des termes très concrets demain.
Mais à structure constante, il n’est pas utile de dépenser plus d’argent. J’ajoute par rapport à ce que vous disiez tout à l’heure, que l’approche des Allemands, qui demandent un juste de retour, n’est pas la bonne. Il faut réformer les politiques communes, il faut mieux dépenser l’argent communautaire. On peut faire mieux avec autant, voire parfois avec moins, parce que l’on sait qu’il y a des détours considérables sur cette argent-là – on évoquait la Corse, mais il y a bien d’autres cas. Si on prend simplement le cas du Fonds social européen on sait déjà que 50 % des crédits ne sont pas consommés. C’est quand même quelque chose d’important.
Q. Vous avez prononcé le mot fédéralisme. On a le sentiment aujourd’hui quand même que le discours fédéraliste a fortement reculé. L’Allemagne elle-même n’est plus très allante dans ce domaine, les gouvernements européens n’ont pas très envie d’aller de l’avant non plus. On a le sentiment, à travers le traité d’Amsterdam, que chacun veut en rester là. Ce n’est pas votre crainte ou votre sentiment ?
R. Le projet européen est aujourd’hui confronté à une série de dossiers très difficiles qui le paralysent un peu. Il y a l’euro, qui n’est pas simple. Il y a l’élargissement, très compliqué, et cette forme financière, extraordinairement délicate. On a du mal à avoir une vision à long terme de l’Europe. En même temps, le fait de faire l’élargissement, le fait de faire l’euro, créent une dynamique qui va échapper peut-être à ses créateurs. Cela ne me gêne pas que l’on ne parle plus de fédéralisme, mais je constate que nous sommes en train de bâtir des pouvoirs d’une essence nouvelle. Je pense à ce Conseil de l’euro, je le répète : je suis persuadé que ce sera demain une institution d’une importance considérable et que c’est l’amorce d’un pouvoir politique qui intervient dans le domaine économique et monétaire. On en reparlera dans trois ans. Cela deviendra sans doute le pôle le plus important de la vie de l’Europe. L’euro va irriguer au fond toute la vie européenne. Je pense que l’on va, en fait, bâtir du politique à partir de cette construction monétaire et économique.
Q. On sait que les pays qualifié, onze pays, ont dû respecter un certain nombre de critères de convergence qui étaient souvent difficiles pour les économie de chaque pays. Est-ce que l’on peut imaginer une fois que tout le système sera en place, l’euro, le Conseil de l’euro et la BCE, est-ce que l’on peut imaginer que le Conseil de l’euro puisse proposer de modifier ces critères, peut-être pour faire une relance au niveau européen, parce qu’il faut résorber le chômage et que cela n’avance pas assez vite. Est-ce qu’il pourrait y avoir une modification de ces donnes pour permettre une autre politique économique ?
R. D’une part il y a un traité, qui a été signé, c’est le traité de Maastricht. Il ne postule pas seulement que l’on doit respecter ces critères au moment de l’entrée dans la monnaie unique. D’autre part il y a eu, que l’on accepte ou pas de signer, un pacte de stabilité qui dit que ces critères vont s’appliquer de façon durable, donc on ne peut pas relancer l’activité par les déficits budgétaires. Donc je ne crois pas cela probable, avec la nature des gouvernements que nous avons en Europe (je pense par exemple au gouvernement allemand) qui sont très allergiques au déficit, n’ont pas totalement tort, pas tort du tout même.
Mais en même temps, si je raisonne comme cela abstraitement, un jour dans une situation de crise, je ne parle pas de crise d’aujourd’hui c’est-à-dire d’une chute de la croissance, on peut tout imaginer, ce Conseil de l’euro pourrait décider d’une relance concertée. Je pense par exemple dans le domaine des grands travaux, tels que Jacques Delors les avaient conçus dans les années 1972, qu’on pourrait faire plus. On peut aussi procéder par emprunt, on peut avoir un budget communautaire. Il y a un tas de choses que l’on peut imaginer. N’imaginons pas la situation actuelle figée, elle n’est pas figée. En même temps, il y a un traité qui doit être respecté.
Q. Quel rôle politique pourrait ou peut jouer l’Europe – un rôle encore bien de ténu, à observer. On le voit sur le dossier de l’Iraq pour commencer par celui-là : on a une position des Britanniques, une position des Allemands, une position de la France. Trois positions, cela ne fait pas une politique ?
R. C’est un constat que l’on est obligé de faire. J’ai représenté la France au dernier Conseil des affaires générales. J’ai vu que les Britanniques avaient adopté une position qui leur était propre, très tôt, très proche des États-Unis ; l’Allemagne l’a fait aussi, c’est plus traditionnel de sa part et puis, ils n’ont pas la présidence de l’Union européenne. La France a une position qui est un peu différente c’est-à-dire qu’elle continue de militer pour une solution diplomatique même si, comme le reconnaissait Hubert Védrine aujourd’hui, les chances de la diplomatie s’amenuisent. Elles s’amenuisent aussi parce que le régime de Saddam Hussein continue de refuser l’accès de plusieurs sites présidentiels aux inspecteurs de l’UNSCOM, la Commission de l’ONU chargée de vérifier que l’Iraq ne dispose plus d’armes de destructions massives. Il y a quand même un point commun aux Européens : ils pensent tous qu’il faut faire respecter les résolutions des Nations unies sur le contrôle des armements. Mais nous n’avons pas aujourd’hui par rapport à une éventuelle solution militaire – nous n’en sommes pas là – tout à fait la même approche.
Q. Nous n’avons pas la même approche sur l’Iraq, nous n’avons pas la même approche non plus sur beaucoup de dossiers internationaux, alors par exemple sur l’OTAN : la France est en désaccord, grosso modo, avec beaucoup de ses partenaires européens, et notamment justement avec le Royaume-Uni et l’Allemagne. Est-ce que cela n’est pas au fond le signe que cette Europe politique et notamment de politique étrangère et de sécurité, que tout le monde appelle de ses vœux, non seulement ne verra pas le jour dans l’année qui vient mais enfin, peut-être pas non plus dans la décennie ?
R. Je ne fais pas de pronostics à une décennie. On est obligé de reconnaître qu’après Amsterdam, avant aussi d’ailleurs, la politique étrangère et de sécurité commune n’est pas ce qui fonctionne le mieux dans l’Europe aujourd’hui. Elle montre plusieurs fois des déficiences, et puis elle n’a pas su réaliser quelques avancées.
De ce point de vue-là, il y a eu quelques petites choses, dans le traité d’Amsterdam, comme l’idée que demain il y aurait une sorte de haut représentant, peut-être avec un profil politique pour l’Europe, pour la politique étrangère et de sécurité commune. Il faudra voir qui se sera, quel sera son profil exact. Ce n’est pas le domaine dans lequel l’Europe est en avance et c’est tout à fait dommage est dommageable à son image, parce que l’Europe, avant tout, c’est la paix. Chacun attend qu’elle s’exprime d’une seule voix.
Cela dit, pour participer au Conseil des ministres des Affaires étrangères, il y a énormément de sujets en fait, vous le savez bien, de coopération avec le Moyen-Orient, avec la Méditerranée en général, dans l’ensemble du monde, où les Européens parlent d’une seule voix, se concertent, travaillent ensemble. Et si on prend le dossier algérien, on peut dire que la troïka européenne n’a pas complètement réussi sa mission, mais en même temps l’Union européenne rassemblée a été la seule interlocutrice du pouvoir algérien.
Q. Et ça, c’est à l’initiative essentiellement de la France ? C’est vrai que la France, pour des raisons que l’on connaît tous, est très attachée à ce qui se passe en Algérie, bien sûr, mais est-ce que pour les autres pays européens, c’est un problème délicat, l’Algérie ?
R. Cette affaire a été lancé par Klaus Kinkel, le ministre des Affaires étrangères allemand.
Vous savez, la France par rapport à l’Algérie, est à la fois celle qui a les liens affectifs, les liens politiques, les plus forts, depuis longtemps, et en même temps, elle n’est pas la mieux placée pour parler, parce qu’elle est parfois ressentie, quand elle parle des affaires algériennes, comme une puissance ex-coloniale qui viendrait s’ingérer dans les problèmes d’un gouvernement qui a ses difficultés et d’un État qui connaît aussi ses problèmes. Je crois que le bon niveau, c’est l’Europe. On a là un peu changé de braquet. La troïka, la visite d’une délégation du Parlement européen aujourd’hui, ce sont des initiatives qui montrent que l’Europe est bien le lieu du dialogue avec l’Algérie. Je ne prétends pas que cela va résoudre tous les problèmes, mais on voit que, malgré tout, il y a une identité européenne qui se construit péniblement, de façon insuffisante je le confesse, mais qui existe.
Q. Prenons un cas précis qui se trouve à la jonction de l’économie et de la politique internationale. La représentation par exemple de l’Europe au G7, au G8 et d’autre part le Conseil de sécurité. Comment est-ce que vous voyez l’évolution sur ses deux points compte tenu du fait que certains de nos partenaires, l’Allemagne par exemple, voudraient figurer au Conseil de sécurité, que d’autre part beaucoup pensent qu’une fois que l’euro sera là, il faudrait une représentation européenne au G7 ?
R. Cette représentation européenne au G7 existe, d’ores et déjà ; le président de la commission y assiste, il y est invité. Il est une sorte de huitième ou de neuvième membre quand le G7 devient le G8.
C’est un observateur mais c’est un observateur qui peut avoir du poids. Souvenons-nous quand même que Jacques Delors a su impulser un certain nombre de réunions de ce qui était à l’époque le G7.
La question du Conseil de sécurité : on voit les problèmes qui sont posés. Il y a la revendication allemande, la revendication japonaise ; sur ces deux points-là, la France a déjà fait savoir qu’elle n’était pas opposée. En même temps il faut voir l’affaire dans un cadre mondial. Le Conseil de sécurité, ce n’est pas uniquement les pays occidentaux. Il ne doit pas être ce club-là, la question d’autres pays type Afrique du Sud, Inde, la représentation d’autres continents doit être posée en même temps. Il peut y avoir une évolution qui va dans ce sens-là. Je crois que la France est ouverte à des réflexions là-dessus, à condition que ces réflexions soient suffisamment globales.
Quant à l’euro, attention ! La zone euro va être une zone privilégiée mais ce ne sera pas l’Europe. Il ne faudrait pas que l’Europe se réduise petit à petit à l’euro qui serait une sorte de noyau pendant qu’autour on amuserait la galerie. Il y a une grande Europe qui se construit. Les choses sont un peu plus complexes que ça, notamment pour la représentation au G7.
Q. Parlons justement de cette grande Europe qui se construit et c’est peut-être l’un des succès de l’Union européenne, c’est que beaucoup de pays veulent y entrer à plus ou moins long terme. Vous allez vous rendre dans quelques temps en Bulgarie et Roumanie. Alors bien sûr, on pourrait vous poser une question peut-être un peu courte dans son exposé mais quand on voit que onze pays seulement sur quinze aujourd’hui sont aptes à entrer dans le « club » de l’euro, comment allons-nous faire entrer des pays qui économiquement sont très divers, très en retard pour certains ? Est-ce que ce n’est pas une source de complexité supplémentaire ?
R. Entrer dans l’Europe, cela veut dire plusieurs choses. Cela veut dire d’abord adopter un marché commun, cela veut dire ensuite adopter un marché intérieur, c’est-à-dire un certain nombre de règles qui font qu’on peut échanger plus librement les marchandises, les capitaux, que les hommes doivent circuler librement sur ce territoire-là. Cela veut dire adopter ce que l’on appelle l’« acquis communautaire », c’est-à-dire un ensemble de règles de droit qui concerne telle ou telle directive, sur les services publics, par exemple. Et une négociation d’adhésion qui doit comporter tout cela, sans compter tous les aspects sécurité, libre circulation des hommes, tout ce qui est lié à ce qu’on appelle aujourd’hui l’espace Schengen, qui demain appartiendra à la communauté. Il faut qu’il puisse y avoir de la sécurité à l’intérieur de cette Europe et que les phénomènes migratoires soient durablement maîtrisés tout comme ce qui est crimes organisés, terrorisme etc. Ce sont les dimensions de la négociation pour entrer dans l’Union européenne. Cela suppose des discussions extrêmement serrées, des adaptations très profondes de ces pays, et sans aucun doute des phases de transition. On en reparlera au cours de la première décennie du 21e siècle.
L’euro, c’est encore une étape supplémentaire. L’euro, ce ne sera pas quelque chose qui sera commun même à tous les quinze pays actuels de l’Union européenne. Des pays importants comme la Grande-Bretagne, la Suède ne devraient pas en être tout de suite. Ne confondons donc pas l’Europe et l’euro. Ce n’est une condition pour entrer dans l’Union européenne. Être capable d’entrer dans l’euro, est une étape supplémentaire. La Hongrie, la Pologne, la République tchèque, et encore plus la Roumanie et la Bulgarie, ne sont prêtes à rentrer dans l’euro.
Q. Les élections régionales vont avoir lieu dans quelques semaines, les élections européennes l’année prochaine. Le Parlement européen n’est pas très populaire en France ; les élus français ne sont pas très présents à Bruxelles ni à Strasbourg. Est-ce qu’il est envisageable que l’on change le mode de scrutin afin de donner une représentation plus régionale ?
R. C’est une réflexion que l’on est tout à fait en droit d’avoir. Lorsque j’étais parlementaire européen, l’année dernière, je faisais partie d’une commission présidée par Monsieur Casanova, professeur à l’Institut d’études politiques, où l’on avait essayé d’étudier les modalités d’une réforme qui permettrait effectivement de rapprocher les élus européens des citoyens. Que l’on sache en Midi-Pyrénées, par exemple, qui sont nos députés européens, et le député européen, à l’inverse, s’estime devoir rendre des comptes à une région, faire l’Europe des régions ou en tout cas rapprocher l’Europe et les régions. Je crois que ce sont effectivement deux niveaux pertinents pour demain.
Alors cela passe par un certain nombre de paramètres assez complexes comme toute réforme du mode de scrutin. Premièrement, il faut qu’il y ait un consensus de toutes les formations politiques. Cela n’était pas le cas l’an dernier. Deuxièmement il faut, à la fois, avoir une certaine proximité et en même temps ne pas procéder dans le cadre des régions actuelles parce que, à ce moment-là, ce sont tous les petits partis qui ne seront pas représentés, car nos régions sont trop petites. Troisièmement il faut, de l’autre côté, ne pas faire un redécoupage qui n’ait pas de sens. Moi je suis élu franc-comtois, on parlait de mettre Rhône-Alpes avec la Bourgogne et la Franche-Comté, honnêtement c’est beaucoup trop loin. Dans ce cas-là, l’objectif de rapprochement du terrain n’est pas valable. C’est donc une réforme assez complexe, mais je vais en parler au Premier ministre, car je crois que la question mérite d’être posée. Il doit dire, « voilà j’estime que c’est opportun ou que ce n’est pas opportun, il est temps de le faire maintenant, et donc je m’y emploie, c’est une réflexion que j’ai bien en tête ».
Q. On dit que les communistes sont opposés à cette réforme du mode de scrutin.
R. Les communistes étaient effectivement opposés l’an dernier aux modalités proposées par Michel Barnier, parce qu’au final, on en revenait aux 22 régions françaises. Et dans les 22 régions françaises, on avait dans chaque région deux à trois députés européens, sauf en Rhône-Alpes, Provence Alpes-Côte d’Azur et en Île-de-France ; et sur deux à trois députés européens, le Parti communiste français n’avait pas d’élus. Et donc, par rapport à l’actuel système de proportionnelle nationale, il perdait à peu près la moitié de ses sièges. Il est évident que pour la gauche plurielle à laquelle j’appartiens, ce n’est pas acceptable. Donc, il faut se débrouiller. C’est une contrainte supplémentaire, pour trouver un système qui à la fois rapproche les élus du terrain, et qui en même temps ne déforme pas trop la représentation actuelle qui est proportionnelle. C’est fondamental.
C’est pour cela que l’on pourrait imaginer, par exemple, d’avoir à la fois un redécoupage régional et une liste complémentaire nationale, un peu à l’image de ce qui se fait en Allemagne.
Q. Les communistes réclament un référendum sur l’euro, ils maintiennent alors qu’ils savent que le Premier ministre n’en veut pas, que le président de la République, pour l’instant semble-t-il, n’en veut pas non plus. Vous avez l’impression que c’est un chant du cygne pour eux ?
R. Ce que je sais, c’est que pendant le week-end du 1er mai, on va décider de la liste des pays qui appartiendront à l’euro, et qu’en fait on va prendre des décisions très fortes, comme par exemple la fixation des parités. Je vois mal qu’on organise un référendum avant le 1er mai.