Texte intégral
Paris-Match - 14 novembre 1996
Paris-Match : Comprenez-vous la morosité générale dans laquelle la France s'enfonce ?
Michel Rocard : Je crois que nous n'avons pas vraiment pris conscience que l'humanité est aujourd'hui à un tournant de son histoire. Nous sommes face à une quantité effrayante de Problèmes, dont celui qui devient un drame national et européen, et pour lequel il n'y a pas de solution facile : le chômage. Disons, pour résumer, que l'évolution de notre manière de produire fait que nous avons de moins en moins besoin de gens. On ne savait pas mécaniser le travail intellectuel et les services. Désormais, on sait. D'où celte catastrophe en matière d'emploi, qui commence seulement à toucher la banque, l'assurance, l'administration ou le transport. Et puis, il y a la précarité. Aux 3 millions de chômeurs recensés, il faut ajouter les 5 millions de gens qui vivent de petits boulots, dont l'importance n'est pas évidente. On arrive ainsi Aujourd'hui à un total de 8 millions, Or, quand on sait que pour un tiers de la populo-lion les revenus sont dramatiquement bas, on comprend mieux que la demande ne soit pas très active, et que le dynamisme de la croissance s'affaiblisse D'où l'évidente morosité dont vous parlez.
Paris-Match : Selon vous les elfes d'une éventuelle reprise seraient donc limités ?
Michel Rocard : Écoutez tous les experts économiques ont passé leur hiver et leur printemps à expliquer qu'il y aurait une reprise à l'automne. Or elle n'est pas là. Il y a, dit-on, atonie de la demande. Mais, en plus, quels résultats pourrait-on en attendre ? On cite souvent les Etats-Unis en exemple parce qu'il n'y a chez eux que 5,5 % de chômeurs. Mais on oublie de préciser que 15 % des salaires offerts dans ce pays le sont à un niveau inférieur au seuil légal de la pauvreté. L'administration américaine elle-même évalue à 50 millions le nombre de ses ressortissants qui vivent dans une vraie misère. Un habitant sur six ! En réalité, il y a deux réponses à ce qui est un même problème. Les Américains et les Japonais ont beaucoup de situations précaires et peu de chômeurs, les Européens ont moins de "précaires" et plus de chômeurs. C'est une simple question de choix.
Paris-Match : Vous semblez fataliste…
Michel Rocard : Il faut avoir le courage de reconnaître qu'en matière de chômage on ne sait pas faire. On ne sait pas traiter le problème. Il y a une vraie analogie avec le sida, une maladie sociale, transmissible par l'environnement et pour laquelle le vaccin est encore à l'étude.
Paris-Match : Pendant la campagne présidentielle, Jacques Chirac n'a-t-il pas laissé croire qu'il y avait des solutions ?
Michel Rocard : C'est vrai, l'espoir a été donné. Mais, moi, je ne jette pas la pierre à Jacques Chirac. C'est sa campagne qui fui largement excessive, par rapport à ce qu'il savait pouvoir. Au fond, il y a une très grande facilité de l'opinion et des médias à sanctionner un homme politique qui n'a pas de solution. Car, je le répète, il n'y a pas encore de solution. C'est comme en vouloir à un médecin qui s'attaque à une maladie pour laquelle il n'existe pas de traitement. Il faut avoir la lucidité de dire que les idées évoluent lentement et que la vraie réponse est aujourd'hui entre les mains des chercheurs en économie, en technologie, en organisation sociale. C'est à ce niveau que j'essaie de travailler maintenant.
Paris-Match : Certains semblent lier les difficultés actuelles aux critères de Maastricht, trop exigeants pour des économies en difficulté. Quel est votre sentiment ?
Michel Rocard : Maastricht et l'Europe n'ont rien à voir avec le drame du chômage. Rien. Ce qui est en cause est l'automatisation. En Europe, nous avons surtout réussi à porter le marché de la production et des échanges à la taille immense de 340 millions de consommateurs. Mais c'est à peu près tout. L'Union est encore un club de gens sympathiques, où l'on échange des propos sur ce que l'on a l'intention de faire, chacun chez soi. Avec la monnaie unique, il y aura juste un peu plus de croissance économique. Il faut, en outre, souhaiter que l’euro s'établisse à un taux de change par rapport au dollar, un peu moins surévalué que ne l'est le mark à présent. Cela aidera notablement, mais sans résoudre le problème pour autant. À 4 % de croissance, il nous faudrait entre vingt et vingt-cinq ans pour résorber le chômage actuel. Alors, n'allons pas mettre nos difficultés sur le dos de l'Europe. Ce serait trop facile.
Paris-Match : Vous avez l'an dernier présenté ou président de la République votre idée du temps partagé. La loi Robien, qui favorise les entreprises qui créent ou préservent des emplois en réduisant la durée du travail, est-elle une bonne loi ?
Michel Rocard : Oui, la loi Robien est une bonne loi, élaborée par une droite intelligente. Elle a surtout eu le mérite de briser un tabou. V.v.f., une société dirigée par Edmond Maire, a créé 170 emplois et déprécarisé 300 saisonniers en réduisant de 10 % le temps de travail, avec une simple baisse des salaires de 1 %. On ne peut qu'applaudir. C'est un très bel accord. Je peux aussi vous annoncer qu'un groupe français qui figure parmi les quinze premiers – s'apprête, à travers ses centaines de filiales, à finaliser toute une série d'accords. Si toutes les entreprises françaises avaient la même attitude constructive, je suis sûr qu'on pourrait, dans l'absolu, faire descendre le nombre des chômeurs de 3 à moins de 1 million en France. Mais je considère que la loi Robien présente deux inconvénients : les accords, longs et compliqués, sont soumis à l'administration, ce qui entraîne une perte considérable de temps. Il faudrait élaborer un dispositif plus automatique. Et puis, franchement, cette loi coûte trop cher.
Paris-Match : Le PS prépare sa convention sur l'économie. Que peut-on en attendre ?
Michel Rocard : D'un mot, je dirai qu'au PS, nous n'avons pas renoncé à traiter l'électorat en adulte, n'y aura donc pas d'idée simple, chatoyante et qui fasse un scoop. Il n'y aura rien de spectaculaire. Parce que le spectaculaire, ça ne marche pas.
Paris-Match : Vous avez longtemps côtoyé Charles Hernu. Ove pensez-vous des récentes révélations sur son passé ?
Michel Rocard : Pour l'instant, il n'y a pas de preuves. Mais si cela se révélait exact, je serais surpris et choqué. De 1953 à 1963, Charles Hernu n'a pu produire autre chose que de grands laïus d'ordre général ou des informations de politique politicienne. Mais il s'agit bien de vente d'informations à une puissance hostile. Si c'est confirmé, c'est inadmissible.
France Inter - mercredi 20 novembre 1996
P. Le Marc : Vous publiez au Seuil un ouvrage qui s'intitule « Les moyens d'en sortir », sujet, obsession : l'emploi, le chômage. Votre solution, c'est la réduction du temps de travail. Quelle est votre analyse de la situation française, est-ce qu'il n'y a pas d'autre moyen d'en sortir que de diminuer cette durée du travail ?
Michel Rocard : Il n'y a de toute façon pas un seul moyen. Le chômage est un drame mondial, enfin dans tous les pays développés et la France n'est pas seule atteinte. Il ne faut jamais oublier que les conditions dans lesquelles les gens sont chassés de l'appareil de production se traduisent par deux types de catastrophe : le chômage ou bien la précarisation, les petits boulots précaires. Le cas français est très éclairant, nous avons 3,1 ou 3,5 millions de chômeurs selon les deux dénombrements dont on se sert ; en fait, c'est 3,5 millions puisque les autres sont en formation et il faut y ajouter les contrats à durée déterminée, les temps partiels non choisis et à très bas salaire et tous les contrats aidés du type CES, contrats consolidés maintenant, stages d'initiation à la vie professionnelle, etc. Tout cela fait près de quatre millions de personnes et la somme des deux faits donc près de huit millions. Et nous n'avons que 18 millions de salariés dans le pays. Ce qui veut dire que la façon dont la technologie chasse les gens est terrifiante. Le choix européen, ça a été plutôt de préserver le niveau des salaires et la garantie d'une protection sociale convenable. Ce qui fait que l'on a plus de chômeurs puisque l'entrée suivant le marché du travail devient moins accessible. On a serré tout de même les boulons pour en préserver le niveau de dignité. Le cas américain est différent, ils ont cinq "précaires" pour un chômeur. Ils n'en ont que 5,5 % dans leur population mais ils ont, en tout, plus de 30 millions de pauvres ; un enfant américain sur six, dit le Président Clinton, vit dans la misère, dans la pauvreté. C'est un choix différent.
P. Le Marc : Il faut tirer un trait sur la croissance, ça n'est pas un moyen de réduire massivement le chômage ?
Michel Rocard : On a besoin de tout. Il y aura plus, de croissance, on se porterait mieux. Mais regardons les chiffres que donnent les avocats de cette thèse selon lesquels ça devrait suffire. Nous sommes à 2 % de croissance et le chômage progresse ; il resterait stable si on était à 3 % de croissance et il baisserait de 1 ou 2 % si on était à 4 % de croissance, ce qui paraît presque hors de portée. Ça nous fait 30 ans nécessaires pour sortir du chômage. Autrement dit, je suis beaucoup pour la croissance, je la crois parfaitement nécessaire, elle aiderait à financer les compensations aux pertes de salaire si on joue vraiment ce qu'on peut jouer, elle ne suffit pas. On ne peut pas s'accommoder de 30 ans devant ce drame. Par conséquent, il faut aussi changer notre fiscalité. Vous savez que la fiscalité continue à encourager l'automatisation, la mécanisation et le remplacement des hommes et à décourager l'embauche.
P. Le Marc : Le débat est ouvert depuis pas mal de temps. Différentes solutions ont été proposées, quelle est votre méthode ?
Michel Rocard : Juste avant d'arriver à la méthode, un mot. Toute la gauche dans ce pays est arrivée à l'idée que c'était un moyen indispensable, pas le seul, sûrement jamais le seul, mais tout à fait indispensable et le plus gros. La controverse est dans la droite française où il y a des gens très contre, qui n'y croient pas, qui refusent de l'envisager et d'autres qui sont pour. Ceux-là ont même voté la loi Robien. Et la loi Robien est une loi qui dit, à toute entreprise qui baisse sa durée du travail de 10 % et embauche 10 % d'effectifs en compensation – ce qui est très difficile à faire, la barre est haute –, on abaisse ses cotisations sociales de 40 % la première année et de 30 % chacune des six années suivantes. Depuis que cette loi est en vigueur – c'était en mai dernier je crois – il y a déjà une flambée d'accords passés, plus d'une vingtaine à ma connaissance dont quelques-uns, celui de chez Y. Rocher ou celui de Village Vacances Famille, sont très remarquables. Cette loi, votée par la droite et qui est très incomplète, entraîne quand même un certain nombre de résultats. Le premier est qu'elle casse le tabou. L'affaire est tranchée, une majorité de droite s'est dit : peut-être que la réduction de la durée du travail ça peut aider à lutter contre le chômage. Deuxièmement, ça démontre que ça marche. Mais troisièmement, la loi Robien a l'inconvénient de ne fournir qu'une incitation modeste aux entreprises, c'est-à-dire qu'elles n'y sont pas poussées par une mécanique quelconque. Elles ne peuvent y être poussées que par la demande syndicale. Et le bon vouloir des patrons, sauf que l'avantage est là. Il faut, une par une, qu'elles négocient et ça prend du temps et c'est long.
P. Le Marc : Quelle est l'originalité de votre système et quel est son supplément d'efficacité ?
Michel Rocard : Son supplément d'efficacité, c'est qu'ils seraient 10 ou 15 fois plus forts parce qu'ils seraient automatiques. Je propose que l'ensemble des cotisations sociales, sur votre salaire, sur le mien, soit fixé avec deux taux et pas un seul – on paie le même taux pour la maladie, pour la vieillesse, le taux est unique sur tout notre salaire, de la partie basse à la partie haute. Pourquoi ne pas réduire au moins de moitié le taux de nos cotisations sur nos 30 premières heures et de multiplier par trois le taux de nos cotisations sur les heures au-dessus de 30 par semaine ? Du coup, toute entreprise qui baisse un peu sa durée du travail fait une économie de charges tout à fait considérable. Et elle peut dire aux syndicats : je fais une économie de temps, je la mets sur la table pour compenser les pertes de salaire, si elle fait ses comptes proportionnels. Et comme il va manquer des heures de travail, elle va embaucher. C'est le mécanisme Robien en plus ample, en automatique pour toute la France et en fait, en un peu moins cher pour la puissance publique aussi.
P. Le Marc : Est-ce que c'est applicable très vite et quels sont les bénéfices pour l'emploi en France, quels sont les chiffres que vous pouvez donner ?
Michel Rocard : Il y a probablement encore des précisions de mise au point. Le principe est tout simple, c'est comme celui du moteur à essence, la mise en place est un peu compliquée et il faut faire une vraie simulation, en vraie grandeur avec des ordinateurs, etc. Il y a deux ou trois mois d'études pour peaufiner le dispositif.
P. Le Marc : ça n'a pas été fait ?
Michel Rocard : Non, ça n'a pas été fait. Le Commissariat au Plan en a été chargé et en fait, il a fait autre chose : il a proposé une autre idée qui est voisine mais qui n'est pas du tout la même et qui à mon avis marche beaucoup moins bien. Ce qui est d'ailleurs l'avis du Premier ministre puisqu'il a renvoyé le rapport du Plan aux oubliettes. Heureusement, car c'était une mauvaise idée. Mais ensuite, c'est une décision, il faut une loi. Il faut des consultations avant naturellement, et notamment de l'Unedic. Mais cette zone des consultations, il faut une loi et l'effet commence dès le lendemain malin dans la mise en place de la loi. Selon que l'on joue le changement de taux de cotisation à 30 heures ou à 32, selon que l'on fait une baisse de 30 % ou 50 % des cotisations en dessous et que l'on multiplie les cotisations au-dessus par 2,5 ou 3, vous allez plus ou moins fort. Mais c'est la seule mesure en laboratoire, enfin dans les idées actuelles, qui atteigne des 800 000 ou un million d'emplois possibles à créer en un an et demi ou deux. La seule, il n'y en a pas d'autre.
P. Le Marc : Comment expliquer que le Parti socialiste n'ait pas retenu cette proposition, qu'il en ait choisi une autre ?
Michel Rocard : Non, pas du tout, il n'en a pas vraiment choisi une autre sinon on serait en sérieuse bagarre pour la prochaine convention. J'aime mieux vous le dire : je fais sauter le texte final. Ce que je viens de vous dire, nos auditeurs l'ont peut-être entendu, c'est un petit peu compliqué. Si vous voulez l'écrire dans le détail, ça fait deux pages, bon. Une motion de congrès, c'est fait pour alimenter des tracts. On s'est borné à mettre dans le texte l'objectif de la première étape : 35 heures qu'on peut payer 39 à condition de le faire comme ça. En fait, ça ne suffit pas, il faut aller beaucoup plus loin.
P. Le Marc : Donc le PS a retenu votre projet ?
Michel Rocard : Le PS a fixé un objectif qui colle avec mon projet et mon projet est le seul moyen d'exécuter l'objectif en question. Je n'ai pas soumis au vote mon projet lui-même mais comme il n'y a pas d'autre moyen de remplir cet objectif, je pense que ça va passer.
P. Le Marc : Que pensez-vous de l'accueil très favorable de l'opinion au projet socialiste ? Est-ce que vous, vous l'estimez réaliste ce projet ? Est-ce que vous y adhérez totalement ?
Michel Rocard : Oui, tout à fait, je suis heureux que les Français aient pris conscience d'abord que la gauche demeure la gauche et ensuite qu'il y a des différences tout de même. Il fut un temps où le projet de la gauche se résumait à nationaliser toute l'économie. On avait une carte d'identité simple. Et il fut un temps ensuite, quand on a compris tout de même qu'il n'y a pas d'économie performante sans de la compétition et du marché, où les gens disaient gauche et droite, c'est pareil. Tout cela devient stupide. Alors maintenant, les gens redécouvrent qu'on peut se battre avec énergie. La seule condition qu'il faut bien comprendre, c'est que le projet du PS, il est pour cinq ans. Naturellement, quiconque pense que tout ce qu'il y a dedans, on le ferait dans les deux premiers mois, rêve bien sûr. Or c'est le démarrage de la critique du RPR.
P. Le Marc : Vous y adhérez totalement ?
Michel Rocard : Oui, oui, pas de problème.
Le Nouvel Observateur - 21 novembre 1996
Le Nouvel Observateur : Le PS s'est prononcé le 9 novembre pour les 35 heures payées 39 d'ici à deux ans. Il n'a pas retenu le système de modulation des cotisations sociales en fonction du temps de travail que vous préconisez dans votre dernier livre, « les Moyens d'en sortir » (1), pour en réduire la durée…
Michel Rocard : Les deux projets ne sont pas incompatibles. Mon mécanisme est très technique, et sa description concrète, je le reconnais volontiers, est peu lisible. Un parti doit défendre une idée claire, simple, lisible : quelques mots sur un tract. C'est le cas des 35 heures. Elles correspondent à une diminution de 10 % de la durée du temps de travail. Or nous sommes à plus de 12 % de chômeurs. On ne peut donc pas s'arrêter là, d'autant que la productivité va continuer de progresser. Les 35 heures ne sont donc qu'une étape, et il faut mettre en place un processus permanent de baisse. Le système que je préconise le permet. Dans l'état actuel des choses, il faudrait sans doute descendre au-dessous de 31 heures pour espérer une résorption complète du chômage… et il n'y a aucune raison de penser que la révolution technologique s'arrêterait là !
Le Nouvel Observateur : Vous qui avez toujours tenu compte des contraintes économiques, pensez-vous vraiment qu'on ire puisse aujourd'hui sortir le pays de la crise en travaillant moins ? De nombreux experts, pas tous de droite, affirment le contraire…
M. Rocard : Je ne veux pas croire qu'ils soient stupides à ce point. Il faut que chacun travaille moins pour que tous travaillent, et que le total fasse qu'on travaille plus. De quoi souffre-t-on ? Tout le monde le dit : de l'atonie de la consommation. Elle s'explique aisément puisqu'il y a aujourd'hui en France 8 millions de personnes qui vivent au-dessous ou à la limite du seuil de pauvreté, parce qu'ils n'ont pas un vrai travail ou pas de travail du tout : 3,5 millions de chômeurs et plus de 4 millions de précaires. L'offre de travail dans notre pays est d'environ 33 milliards d'heures par an. Le fait de partager mieux ces heures offertes pour que tout le monde en ait sa part n'implique en rien que leur nombre global doive pour autant stagner ou diminuer.
Le Nouvel Observateur : Vous connaissez les arguments des adversaires de la diminution du temps de travail : en Allemagne, il a baissé et le chômage augmente ; aux États-Unis, on n'y touche pas et le chômage diminue massivement…
M. Rocard : Ceux qui développent ces arguments ne réfléchissent pas assez. Il faut quand même leur rappeler que de 1975 à 1995 le PIB américain a augmenté d'un peu plus de 50 %, et que 60 % de ce formidable accroissement de richesse a été accaparé par 1 % de la population. Dans le même temps, le salaire moyen, hors inflation, a baissé de 20 % ! Aujourd'hui, un cinquième à un sixième des salaires américains sont inférieurs au niveau légal de pauvreté défini dans chaque État. Et 35 millions d'Américains n'ont aucune espèce d'assurance maladie. En fait, les États-Unis incorporent à domicile le tiers-monde qui leur fait concurrence. Il faut dire avec force qu'il ne suffit pas d'avoir un salaire si ce salaire est trop bas pour permettre une vie sociale normale. Il est vrai que depuis deux ans la pauvreté a légèrement diminué aux États-Unis et que le nombre des salaires décents a augmenté, mais cette petite embellie ne suffit pas à corriger une évolution de vingt ans. Ce mieux conjoncturel actuel joue à la marge et ne justifie pas l'emballement de certains commentateurs pour le « miracle » américain. Quant à l'Allemagne, les accords ont été peu nombreux et leur coût excessif pour les salariés qui ont consenti de trop fortes baisses de revenus et pour les entreprises qui ont dû supporter des charges trop lourdes. Il faut connecter la baisse du temps de travail avec l'organisation générale de la protection sociale.
Le Nouvel Observateur : Dans votre système, c'est l'État qui paierait la réduction du temps de travail. Ne va-t-on pas creuser davantage encore le déficit budgétaire ?
M. Rocard : La formule « l'État paierait » est un résumé tellement condensé qu'il en devient faux. Il s'agit d'affecter la baisse du temps de travail à des sommes que l'État dépense déjà aujourd'hui, mais en pure perte, pour soutenir le chômage. Croyez-moi, je n'ai pas changé : je sais que toute politique qui néglige ou viole les contraintes économiques est irrémédiablement vouée à l'échec. Mon idée est simple. Le salaire moyen en France est inférieur à 10 000 francs par mois. Une réduction significative des salaires, même pour ceux qui gagnent 20 000 francs, ne sera pas acceptée. Les entreprises, elles, ne peuvent se permettre de supporter des charges supplémentaires. Prendre ce risque provoquerait une nouvelle vague de licenciements.
Il n'est pas question non plus d'augmenter les dépenses de l’État. La solution consiste à utiliser intelligemment les économies que fera la société française, du fait de la diminution massive du chômage, si on arrive de la sorte à la provoquer. Aujourd'hui la collectivité paie plus de 80 milliards de francs par an pour encourager et financer partiellement l'emploi (contrats solidarité, stages d'insertion, contrats initiative-emploi...) : il ne faut pas trop y toucher. Mais le reste est beaucoup plus gros les allocations chômage coûtent plus de 120 milliards, et le préjudice subi par l'État – du fait que les chômeurs ne paient pas de cotisations sociales ni de cotisations retraite – est estimé à 160 milliards. La marge de manœuvre financière existe.
Le Nouvel Observateur : Si les socialistes n'ont pas retenu votre idée, la droite, elle, s'en inspire avec la loi Robien !
M. Rocard : En partie seulement. La loi Robien va dans le bon sens. Que dit-elle ? Une entreprise qui s'engage durant deux ans à réduire de 10 à 15 % la durée du travail et embauche 10 à 15 % de salariés supplémentaires voit ses charges patronales diminuer de 30 ou 50 % selon les cas durant sept ans. Ce système a deux avantages importants : 1) il casse le tabou : la République française décide enfin par la loi que la réduction de la durée du travail est un élément utile dans la lutte contre le chômage ; 2) cette loi permet aux entreprises qui le veulent d'embaucher. Elle a aussi deux inconvénients majeurs : 1) elle n'est pas automatique. L'entreprise doit signer un accord avec son personnel, accord qui doit être validé par l'administration. Les procédures sont longues : trois, quatre à cinq mois de perdus ; la création d'emplois sera donc lente et pas massive. 2) la loi Robien coûte horriblement cher.
Le Nouvel Observateur : Quelles différences avec votre projet ?
M. Rocard : D'abord, l'automaticité. Ensuite, l'incitation et le soutien : je prévois la mise en place d'une nouvelle grille de tarification sociale. La loi baisserait beaucoup les cotisations au-dessous de 32 heures – sans doute male faudra-t-il descendre à 30 – et au-dessus on les multiplie par trois. Les entreprises restent libres de faire ou de ne pas faire, libres aussi de choisir par la négociation l'horaire final. Mais l'incitation est très forte.
Le Nouvel Observateur : Une réduction aussi massive de la durée de travail n'est pas seulement une mesure économique, c'est aussi le choix d'une société différente…
M. Rocard : Absolument. L'évolution est irréversible, Il faut comprendre que l'emploi classique tel qu'on l'a conçu jusqu'à présent est le corollaire d'une croissance forte et d'une fabrication de masse. Il appartient désormais à l'histoire. Donc salarié ne jouera plus son râle d'intégrateur social, il n'assurera plus une fonction, un revenu, un statut social. Hannah Arendt distingue le travail par lequel l'homme assure sa subsistance, l'œuvre, c'est-a-dire la création qui l'anoblit et l'identifie et l'action pour transformer la condition qui lui est faite. Que va-t-on faire du temps libre ?
Il faut, pour créer une culture nouvelle, transformer très vite notre système éducatif : un tiers pour le savoir, un tiers pour l'éveil culturel, un tiers pour l'éveil corporel et sportif. L'homme Lie demain s'accomplira en se consacrant beaucoup plus à son entourage familial et amical, et au-delà pour une bonne part aux activités sportives et culturelles, et en, participant davantage à la vie de la cité. Souvenons-nous des Athéniens : ils laissaient le travail aux esclaves. Les machines seront les esclaves de demain.
(1) Les Moyens d'en sortir, Michel Rocard, Seuil