Texte intégral
Ouest-France : 26 février 1997
Ouest-France : Pourquoi a-t-on attendu si longtemps cette loi sur la fracture sociale ?
Xavier Emmanuelli : Quand il s’agit de préparer une loi touchant à un seul secteur, ne mobilisant qu’un ministère et ses administrations, cela va plus vite. Cette loi est transversale : elle a mobilisé beaucoup de monde, beaucoup d’énergie, exigé des arbitrages et suscité une très large concertation. C’est une véritable loi d’orientation politique qui fixe un nouveau cap pour les années à venir. Ce fut long, oui, mais pendant tout ce temps-là, plusieurs des idées maîtresses de ce texte ont commencé à entrer dans les mœurs. L’idée, par exemple, que toutes les administrations sociales et sanitaires ne doivent pas attendre les plus démunis derrière leurs guichets, mais aller au-devant d’eux. Comme le font déjà les Samu sociaux. Ce que vont prévoir les futurs schémas départementaux d’accès aux soins.
Ouest-France : Il fallait une loi pour cela ?
Xavier Emmanuelli : Oui, parce qu’en France, on a jusqu’à présent séparé le sanitaire et le social et conçu l’aide aux plus démunis comme une assistance. L’esprit de cette loi est, au contraire, de réaffirmer qu’ils sont des citoyens, qu’ils ont les mêmes droits que tous (notamment celui de voter quand ils sont privés de toit, en leur permettant de se domicilier dans une association). Cette loi renforce et légitime les actions de tous ceux qui sont au-devant des exclus.
Ouest-France : Le plus démunis revendiquent l’accès au logement. Vous avez des solutions ?
Xavier Emmanuelli : Nous y répondons de plusieurs façons. Avec les hébergements d’urgence d’abord. Puis avec les logements du plan Périssol (100 000 prévus en cinq ans) dont les bénéficiaires se verront proposer un accompagnement social. On souhaite également réinventer des « pension de famille » nouveau style afin de favoriser le retour à une vie sociale en collectivité, avec ce que l’un de mes amis appelle des « concierges charismatiques ».
Ouest-France : Et l’accès au HLM ?
Xavier Emmanuelli : L’attribution des logements sociaux doit se faire dans la transparence. On en a longuement débattu avec les organismes HLM. Chaque demandeur recevra un accusé de réception et se verra attribuer un numéro d’ordre départemental. En cas de litige, c’est l’Etat, c’est-à-dire le préfet, qui arbitrera. Des chartes sont signées avec les organismes HLM et il est prévu que, dès cette année, 50 000 personnes parmi les plus démunies auront accès à des logements sociaux. Par ailleurs, la loi va nous donner un véritable pouvoir de réquisition des locaux laissés vacants pendant plus de dix-huit mois et appartenant à des personnes morales (compagnies, sociétés d’assurances, etc.) Notre gouvernement est le premier depuis 1945 à avoir cette audace-là.
Ouest-France : Vous touchez au RMI ?
Xavier Emmanuelli : Nous maintenons le RMI : c’est un droit, pas question d’y toucher. Mais nous ne voulons pas qu’il soit, comme dans certains pays, un simple RME, un revenu minimum d’existence. 47 % des titulaires de RMI arrivent à se réinsérer : cela n’est pas négligeable, mais c’est insuffisant. C’est pourquoi nous proposons aux bénéficiaires du RMI, comme des autres minimas sociaux, les contrats d’initiatives locale (Cil), qui vont mobiliser l’Etat, les départements et les collectivités. Ce sont de vrais contrats de travail, durables puisque conclus pour cinq ans au minimum. Nous faisons ainsi le pari de créer 300 000 emplois en cinq ans. C’est une rupture avec la logique de l’assistance : nous lui opposons celle de l’échange e de l’insertion.
Ouest-France : Les associations reprochent une absence de moyens financiers pour soutenir cette loi.
Xavier Emmanuelli : Pour les plus démunis, la vie ressemble aux errements de la boule de jeu de flipper. Elle va vite, dans tous les sens, et ceux sont toujours à côté de la bonne case. C’est pourquoi nous réaffirmons leurs droits, car dans le domaine social, les ressources ne manquent pas en France. Il est faux d’affirmer que cette loi est dépourvue de moyens financiers. Trois milliards de francs sont prévus dans la loi de finances 1997, avec les actions en faveur du logement, des soins, de l’aide sociale et les moyens du fonds social européen.
Le Figaro : 26 février 1997
Le Figaro : Qu’est-ce que la loi de cohésion sociale va changer dans la vie des exclus ?
Xavier Emmanuelli : Elle va apporter des réponses concrètes importantes dans la tous les domaines de la vie sociale, santé, logement, emploi notamment. Elle va réaffirmer le respect de l’égale dignité de tous, créer ou réhabiliter des concepts nouveaux de logement, telle des pensions de famille. On peut évoquer la citoyenneté de tous, la réhabilitation du concept de « pension de famille », habitat mixte où les personnes précaires pourraient disposer d’un espace personnel et d’un espace collectif, placer la lutte contre l’exclusion par les missions de l’hôpital, instituer un schéma départemental d’accès aux soins, redonner à l’Etat la prise en charge de la lutte contre la tuberculose…
Le Figaro : Comment donner le droit de vote à une population par définition exclue des listes citoyennes classiques ?
Xavier Emmanuelli : Il est vrai que la fourchette du nombre de sans-abri ne peut qu’être une extrapolation, car leur situation est un état transitoire. On peut évaluer à 500 000 les personnes « sans toit stable ». Pour eux comme pour tous les citoyens, le droit de vote est un droit fondamental. Nous avons retenu la solution de les encourager à se faire domicilier dans une association, où ils recevront leur carte d’électeur pour voter dans la commune de l’association. Philosophiquement et pratiquement parlant, cela change tout, car l’un des grands problèmes des exclus est la difficulté qu’ils ont à faire valoir leurs droits.
Le Figaro : Les contrats d’initiative locale sont présentés comme d’essence différente des aides traditionnelles à l’emploi. Comment empêcher qu’ils ne deviennent la énième couche du mille-feuille des « faux emplois » ?
Xavier Emmanuelli : Il s’agit de donner l’assurance à 300 000 personnes d’avoir un véritable emploi, rémunéré sur la base du Smic, sur cinq ans. Ce n’est pas une voie de garage, mais la possibilité de passer de l’assistanat à la vie active et à l’échange.
Le Figaro : L’accès aux soins pour les personnes précaires est-il une obligation pour l’hôpital, ou une simple préconisation ?
Xavier Emmanuelli : Remontons en amont : l’hôpital était devenu un plateau technique qui, curieusement, n’a plus su traiter la demande des exclus, qui est une demande de soins, mais aussi d’écoute, d’attention et d’aide. Il fallait donc une veille sociale à l’hôpital, et des facilités d’accès aux soins : consultations sans rendez-vous, antennes avancées, réseaux de médecins… Bien sûr, certains établissements n’ont pas attendu la loi, il y a 200 consultations hospitalières médico-sociales en France.
Quant au schéma départemental d’accès aux soins, qui existait empiriquement avec le réseau ville-hôpital, il se voit attribuer une base légale. Un autre changement très important est la prise en charge par l’Etat de la totalité de la lutte contre la tuberculose, fléau national et de plus en plus souvent maladie de la misère.
Le Figaro : Dans la loi, la lutte contre l’illettrisme est une priorité nationale, mais un simple comité peut-il remplacer le grand bilan que permettrait le service militaire ?
Xavier Emmanuelli : Savez-vous ce que l’on faisait des illettrés détectés durant les « trois jours » ? On le réformait. On ne peut pas dire que le service militaire apportait une solution à l’illettrisme… L’idée sous-jacente est l’une des étapes imminentes qui doit suivre la loi de cohésion sociale : le « Rendez-vous citoyen ». Il permettra, durant cinq jours et pour tout le monde, y compris à terme, les filles, de mettre en place de véritables bilans individuels, médicaux, culturels, sociaux. Un médiateur citoyen leur apprendra leurs droits et leurs devoirs. Les jeunes en difficultés seront repérés et pris en charge par leur médiateur, qui définira avec eux un « itinéraire personnalisé d’insertion professionnelle » (IPIF).
Le Figaro : Combien de logements vacants entendez-vous réquisitionner en 1997 ? Et en 1998 ?
Xavier Emmanuelli : Les réquisitions se feront, en fonction de l’évaluation des situations locales, par les préfets. Je les conçois d’abord comme un outil de stimulation. Les investisseurs personnes morales, qui sont seuls concernés par la réforme, vont peut-être nous proposer des logements, sans même que nous ayons besoin d’utiliser l’arme de la réquisition.
Le Figaro : Pourquoi, en matière d’attribution de HLM, avoir reporté à une charte l’application des principes figurant dans la loi ? Certains estiment que les pouvoirs publics ont cédé aux HLM…
Xavier Emmanuelli : C’est injuste de dire cela. Il n’y a pas eu de reculade gouvernementale, mais une négociation très serrée avec le mouvement HLM, dans une atmosphère de respect. Le préfet et les bailleurs sociaux mettront en œuvre la politique d’attribution, dans un souci de transparence et de mixité et dans le cadre de règles précises fixées par la loi. Ainsi, c’est cette dernière qui impose d’attribuer à chaque demandeur de logement social un numéro d’ordre départemental et de lui délivrer un accusé de réception.
Le Figaro : Êtes-vous satisfait des conditions dans lesquelles les dispositions sur le logement ont été préparées ?
Xavier Emmanuelli : Au terme d’un immense travail interministériel, nous arrivons à des résultats dont je suis très satisfait.
Le Figaro : N’y-a-t-il pas de risques d’engorgement du parc de logements d’urgence ? Pensez-vous réellement que ceux qui y sont hébergés pourront en sortir vers le pars social classique ?
Xavier Emmanuelli : Avec cette loi, nous disposons d’une vision d’ensemble, passant par toute la palette de formules, allant de l’hébergement d’urgence aux logements sociaux. Nous commençons à avoir une pluralité de réponses et je suis persuadé que l’engorgement dans l’urgence va se résorber. A cet égard, je pense aux « pension de famille », mais aussi à ces lieux d’accueil de jour avec ou sans suivi médical.
Le Figaro : Avez-vous définitivement abandonné l’idée d’une taxe d’inhabitation ?
Xavier Emmanuelli : Une taxe nouvelle ne serait pas dans l’air du temps. Ce n’était pas simple à monter, vu les diversités de situation. Mais l’idée n’est pas abandonnée.
Le Figaro : La loi de cohésion sociale devient effective près de deux ans après l’élection de celui qui diagnostiquait la fracture sociale. Est-ce aussi long de trouver les remèdes ?
Xavier Emmanuelli : Il est très intéressant que ce diagnostic ait été posé, car cette rupture prend des formes multiples, d’ordre économique mais aussi culturel et sociétal. Son identification était donc difficile, et sa perception en partie subjective. Dans des pays comme d’Espagne, on n’a pas le sentiment d’exclusion, car il y a plus de solidarité familiale. Mais c’est le médecin qui vous parle, quand le diagnostic est établi, on est sur le chemin de la thérapeutique.
Nous avons pris notre temps, car cette loi n’est pas une énième loi sectorielle, mais une loi d’orientation transversale, qui donne le cap et fixe une cadre pour l’action. De plus, elle est accompagnée à travers le programme d’action d’un mode d’emploi concret et de réels moyens financiers.