Tribune de Mme Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communication, dans "Le Monde" le 11 mars 1998, sur le projet de loi sur la réforme de l'audiovisuel, intitulée "La réforme de l'audiovisuel n'est pas une coquille vide".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

En préparant la réforme de l’audiovisuel annoncée par le Premier ministre, je savais aborder un terrain miné. L’impact de la télévision, l’extraordinaire rapidité des mutations qui font se rejoindre et s’emmêler toutes les techniques de communication, l’ampleur et la contradiction des intérêts en jeu sont autant de facteurs de complexité. Et la tâche se trouve encore compliquée par l’effet des passions, des fantasmes, des idées fausses de bonne foi, des polémiques de mauvaise foi.

Notre projet connu, le voilà, au dire de certains, frappé de vacuité. Avec tous ceux qui l’ont étudié de près, j’ai la conviction exactement inverse et l’audace d’affirmer qu’il atteint le but recherché : permettre aux activités de communication audiovisuelle de se développer à l’abri des intérêts et des pressions étrangères à leur objet, dans l’intérêt des citoyens.

Plus que jamais, le service public de la radio et de la télévision me semble indispensable à l’équilibre du paysage audiovisuel, au maintien des exigences de qualité et de respect des téléspectateurs.

Pourtant, il ne semble guère inspirer les conseilleurs en tout genre. Il faut lui donner les moyens d’affirmer son identité et de se développer. C’est ce que nous entendons faire par une réforme de son organisation et de son financement, et par l’élaboration de plans stratégiques dans chaque entreprise publique.

Sur les projets gouvernementaux pour l’audiovisuel privé, que n’ai-je entendu et lu de contre-vérités et de mises en cause personnelles !

Chacun connaît la situation française : trois grandes chaînes – TF1, Canal+ et M6 –, respectivement contrôlées, plus ou moins directement, par les groupes Bouygues, Générale des eaux, Lyonnaise des eaux, lesquels, à leur tour, vivent pour une large part de l’attribution de marchés publics.

Que cela soit troublant, il n’y a guère de doute. Que cela exige des mesures, c’est à quoi je m’emploie. Mais qu’il n’y ait de remède que dans la désintégration du paysage audiovisuel français, je dis « non ».

Le précédent gouvernement a fait semblant d’ignorer cette question fondamentale pour notre démocratie en présentant un projet de loi sans relief. À gauche, certains ont ouvert courageusement le débat en proposant deux réformes : l’abaissement de 49 à 25 % de la part qu’un groupe peut détenir dans le capital d’une entreprise de télévision et l’éviction forcée des groupes bénéficiant de marchés publics du contrôle de ces entreprises.

Le gouvernement a préféré choisir une autre voie. Pourquoi ? Revenons un instant sur ces deux points, puisque ce sont eux qui semblent avoir soulevé les critiques de frilosité faites à notre projet. J’ai dû d’abord constater que l’abaissement du seuil maximal de propriété du capital d’une chaîne, souvent présenté comme une mesure « anti-concentration », n’en était pas une. Faut-il préciser, en effet, que Bouygues ne contrôlait pas moins TF1 de 1986 à 1994, quand il ne détenait que 25 % de son capital au lieu de 39 % aujourd’hui ? Faut-il préciser également que ce seuil n’a rien à voir avec la puissance de TF1, que mesure sa part d’audience et non pas le poids en son sein de son principal actionnaire ? Évidences qu’il est bon de rappeler lorsque, au moment d’élaborer une loi nouvelle, on doit se concentrer sur des mesures peu nombreuses, mais efficaces.

La deuxième proposition présentait une garantie d’efficacité par rapport à son objectif : elle écartait définitivement certains groupes bénéficiant de marchés publics du monde de la télévision. Qu’aurait-on vu en effet ? Le bouleversement radical des trois entreprises audiovisuelles privées françaises. Un Monopoly grandeur nature jouant avec trois entreprises en bonne santé économique et qui sont nos atouts dans le développement de ce secteur stratégique pour l’avenir. Trois entreprises françaises qu’auraient pu convoiter leurs principaux concurrents internationaux. Le but était louable, le moyen dangereux. Nous avons donc conservé le but, mais en retenant, pour l’atteindre, des mesures moins déstabilisantes pour l’ensemble de l’audiovisuel français.

Par ailleurs, qu’on se rassure. Un peu de réflexion et beaucoup d’expérience m’ont protégée contre l’influence des groupes de pression. Je connais les grandes entreprises, leurs qualités, leurs faiblesses. Je les ai pratiquées en tant que maire d’une grande ville et je suis toujours parvenue à établir des relations saines parce que claires. Bien évidemment, il nous faut agir. Les règles que je propose sont très nouvelles. Elles sont simples. Je les crois efficaces. Elles poursuivent simultanément deux buts : assurer la transparence des intérêts en cause, assurer l’indépendance des directions des chaînes.

Pour atteindre le premier, le gouvernement propose que toutes les participations qu’un groupe détient dans le secteur de la communication soient cantonnées dans une entité unique, afin que l’on sache toujours qui est présent où et à quelle hauteur, et que soient seuls pris en compte dans la gestion des activités de communication les intérêts propres à celles-ci. Pour aller au second but, nous avons retenu deux mesures. D’une part, obligation sera faite aux sociétés de télévision d’être organisées en conseil de surveillance et directoire et non avec la formule traditionnelle du conseil d’administration : les actionnaires ne siègent qu’au conseil de surveillance, la gestion étant intégralement remise dans les mains du directoire, doté de la plus large autonomie de direction et de gestion.

D’autre part, j’ai proposé que soit adopté un dispositif interdisant le cumul de responsabilités : si on exerce des fonctions de direction dans la télévision, on ne pourra pas exercer des fonctions dans la holding de tête ou dans une entreprise de travaux publics ou de distribution d’eau du groupe. Aucune de ces mesures ne serait suffisante à elle seule. La conjonction des deux est riche de protections. Je crois sincèrement que ce nouveau dispositif permettra de créer une autre culture d’entreprise dans les médias. Je trouve sain que ma réforme soit l’occasion d’un grand débat ; et c’est pour le nourrir que j’organise au cours du mois de mars des tables rondes avec les professionnels.

Le projet qui sera débattu au Parlement cet automne est conçu non pour régler des comptes, mais pour assigner au secteur de l’audiovisuel, et plus généralement de la communication, des règles du jeu claires garantissant le pluralisme de l’offre et celui des courants d’expression et de création, ainsi que l’indépendance de l’information à l’égard des pouvoirs politique et économique. Tout en permettant à ceux qui veulent créer des chaînes diffusées par le câble ou le satellite, de se développer librement et ainsi de faire le poids face aux géants anglais, allemands et américains de la communication.