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L’harmonisation fiscale européenne
L’euro aura été le grand chantier européen de la dernière décennie du XXe siècle. La fiscalité sera-t-elle un autre grand projet européen ? On peut le penser. Les Européens ont construit le marché unique, puis la monnaie unique : la dispersion fiscale reste le dernier facteur de distorsion de concurrence à corriger. Il en va de l’équité mais aussi de la volonté d’améliorer la croissance et l’emploi, en évitant que les capitaux et les investissements ne se localisent au hasard des échappatoires fiscales.
Alors que depuis 1967, date de l’adoption de la première directive TVA, les progrès enregistrés par l’Europe fiscale en matière de fiscalité indirecte ont été tout à fait remarquables, les réalisations en matière d’impositions directes apparaissent par contraste comme timides et parcellaires.
La fiscalité directe relève encore pour l’essentiel de la compétence réservée aux Etats. Ceux-ci disposent d’une grande latitude pour réformer tant la structure générale de leur système d’imposition des revenus et du capital que les structures et les règles particulières des impositions qui le constituent.
Pour autant, le passage à la monnaie unique introduit un nouveau mode de fonctionnement du marché unique. L’introduction de l’euro signifie à la fois que les échanges seront facilités et que les informations seront plus aisées à comparer. La suppression des risques de change transforme la fiscalité en instrument essentiel de la compétitivité économique entre Etats membres, même si celle-ci dépend d’autres facteurs, comme la disponibilité des ressources et de l’espace, la formation de la main d’œuvre, le niveau technologique, la qualité des services publics, pour lesquels la position française est loin d’être défavorable aujourd’hui.
Ainsi l’euro modifie les conditions de la concurrence fiscale dans l’Union européenne et relance le débat sur l’harmonisation fiscale européenne.
I – LES CONTRAINTES JURIDIQUES ET LES RÉTICENCES DES ETATS ONT LONGTEMPS MAINTENU LA FISCALITÉ DIRECTE A L’ÉCART DU PROCESSUS COMMUNAUTAIRE
Les compétences communautaires en matière en de fiscalité directe sont réduites
Pour des raisons historiques, la fiscalité directe n’est pas de compétence communautaire
Les « Pères fondateurs » des institutions européennes ont souhaité d’abord viser ceux des domaines qui constituaient les principaux obstacles aux grandes libertés posées par le Traité, à commencer par la liberté de circulation des marchandises. Ce sont donc les droits de douane et la fiscalité indirecte (taxes à la consommation et droits d’accises) qui ont été expressément visés par le Traité.
En revanche, la fiscalité directe n’est nullement visée par le Traité CE, à l’exception de l’article 293 (ancien article 220 du Traité, modifié par le Traité d’Amsterdam) qui invite les Etats membres à engager des négociations de conventions entre Etats en vue de l’élimination de la double imposition.
Juridiquement, la Communauté n’a qu’une compétence résiduelle
C’est de l’article 94 du Traité CE (ancien article 100) que la Communauté tire sa compétence en matière de fiscalité directe. Clause générale d’harmonisation, cet article constitue en effet la seule base juridique possible pour l’adoption d’actes communautaires en matière de fiscalité directe.
Il stipule que « le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen et du Comité économique et social, arrête les directives pour le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des Etats membres qui ont une incidence directe sur l’établissement ou le fonctionnement du marché commun ». L’action communautaire en ce domaine est donc limitée à plusieurs égards.
Tout d’abord, la Communauté ne peut intervenir que dans le cas de dispositions nationales qui ont une incidence directe sur l’établissement ou le fonctionnement du marché commun. Il s’agit donc de toute disposition nationale susceptible d’affecter directement le marché commun. Ensuite, cette intervention se fait par voie de directives. Enfin, l’unanimité des Etats membres constitue le mode de votation. La fiscalité, composante de la souveraineté nationale des Etats, requiert donc l’accord unanime des Etats membres, y compris après le Traité d’Amsterdam.
Des réticences de la part des Etats membres
Les limites juridiques à la compétence communautaire en matière de fiscalité résultent en fait aussi de la réticence des Etats à aliéner leur souveraineté en ce domaine.
Le transfert de compétence à la Communauté, notamment pour les impôts directs qui sont les plus sensibles politiquement, ou le passage à la majorité qualifiée, se heurtent à une très forte réticence de la plupart des Etats membres.
L’action communautaire en matière de fiscalité directe est elle-même restée résiduelle
Une action législative limitée
De 1957 à la fin des années 1980, l’action communautaire en matière de fiscalité directe est restée marginale. Ce n’est qu’à la fin des années 1980 que, en raison des progrès du marché commun dans les autres domaines, les différences de fiscalité directe sont apparues comme pouvant constituer des entraves aux grandes libertés prévues par les Traités, moins parce que la fiscalité est devenue un facteur de distorsion que parce que la suppression de la plupart des autres obstacles a rendu plus sensibles et plus visibles ceux qui n’avaient pas été abordés.
Deux directives et une convention multilatérale sont donc discutées et adoptées en 1990. Il s’agit de textes sur le régime des distributions de dividendes entre sociétés mères et filiales, sur le régime des droits d’apport en cas de fusion et de scission et sur les prix de transfert dans les groupes multinationaux. Techniques, sans grande portée politique, ces textes restent isolés et ne s’inscrivent pas dans le cadre d’un chantier plus large ou plus ambitieux.
L’échec des tentatives d’harmonisation au début des années 1990.
Sous l’impulsion de la réalisation du marché intérieur après l’adoption de l’Acte unique, le débat sur la nécessité d’une harmonisation fiscale se fait jour. Ce débat porte en particulier sur la fiscalité de l’épargne et sur l’harmonisation de la fiscalité des entreprises.
En ce qui concerne la fiscalité de l’épargne, c’est la directive sur la libéralisation des marchés de capitaux de 1988 qui a prévu l’adoption d’une directive sur la fiscalité de l’épargne qui doit la compléter. Il a paru nécessaire en effet que la totale liberté de circulation des capitaux permise par la directive soit contrebalancée par un texte fiscal visant à limiter les risques de fraude et d’évasion.
Une proposition de directive est ainsi présentée aux Etats membres dès 1989. Elle est complétée par un projet de directive plus technique sur les versements d’intérêts et de redevances entre entreprises.
En matière de fiscalité des entreprises, la Commission commande un rapport prospectif que produit M. Ruding (ancien ministre néerlandais des finances) en 1992. Ce rapport, qui ne diagnostique pas la nécessité d’une harmonisation de grande ampleur, recommande néanmoins de multiples actions. Ses conclusions sont discutées par le Conseil qui les rejette globalement.
En 1994, après cinq ans de négociations sur la directive épargne, la Commission est contrainte de constater le désaccord persistant entre Etats membres et sur leurs refus de s’engager dans des voies contraignantes en matière de fiscalité. Le rapport Ruding est jugé non pertinent, la directive épargne est bloquée, notamment en raison de l’opposition entre Etats à secret bancaire et Etats à droit de communication et le projet sur les intérêts et redevances, pourtant de seule portée technique, fait l’objet d’une opposition de principe.
Face à cette opposition, la Commission décide alors de retirer ses propositions.
II – LES EFFETS NÉGATIFS DE LA CONCURRENCE FISCALE, NOTAMMENT DANS LA PERSPECTIVE DU PASSAGE A LA MONNAIE UNIQUE, ONT PERMIS RÉCEMMENT UNE RELANCE DE L’ACTION COMMUNAUTAIRE EN CE DOMAINE.
Plusieurs facteurs sont à l’origine de la relance du débat
En l’absence d’harmonisation de la fiscalité, et pour attirer les investisseurs, plusieurs Etats membres de l’Union se livrent aux cours des années 1980 et surtout 1990 à la compétition fiscale. Cette notion, rapidement dénoncée dans les instances internationales (OCDE, G 7) recoupe en fait les pratiques fiscales des Etats consistant à réserver aux investisseurs étrangers des niveaux de taxation très inférieurs à la moyenne du pays concerné. Ces régimes ont pour effet d’attirer les investissements les plus mobiles internationalement, ce qui induit un fardeau fiscal plus lourd sur les facteurs de production les moins mobiles, le travail notamment.
De même, en ce qui concerne les personnes physiques, les Etats membres n’ont pas hésité à faire disparaitre la fiscalité des non résidents sur les revenus d’épargne. Le cumul d’une telle mesure avec l’existence du secret bancaire dans certains Etats membres a introduit en fait une importante source d’évasion fiscale.
La prise de conscience des conséquences du passage à la monnaie unique à partir du milieu des années 1990 a aussi pesé en faveur d’une reprise du débat sur la fiscalité. Nul doute enfin que l’arrivée simultanée, à partir de 1997, de gouvernements de sensibilité social-démocrate dans les principaux Etas de la Communauté a également contribué à ce que le dossier fiscal avance de nouveau à Bruxelles. Le souci commun de ces gouvernements d’éviter que la diversité fiscale de l’Union européenne ne bénéficie avec l’avènement de la monnaie unique, aux plus habiles des contribuables a sans doute constitué un élément décisif dans l’adoption du « paquet fiscal » le 1er décembre 1997.
La relance du débat : l’adoption du « paquet fiscal » du 1er décembre 1997
La création du Groupe de politique fiscale présidé par le Commissaire Monti, chargé du marché intérieur et de la fiscalité, et réunissant l’ensemble des Secrétaires d’Etat des Etats membres, qui a été chargé d’examiner les moyens de lutter contre la compétition fiscale dommageable, a constitué une innovation décisive en matière de méthode. Cette initiative a en effet permis que les discussions associent étroitement les Etats à la Commission très en amont des propositions de texte et ce à un niveau politique élevé. D’un point de vue tactique, il a été également décidé de lier les sujets de manière à permettre une avancée significative et équilibrée.
A l’issue des travaux du groupe de politique fiscale, un « paquet fiscal » a été soumis pour adoption au Conseil ECOFIN du 1er décembre 1997. L’originalité des conclusions de ce Conseil, qui adopte les trois éléments du « paquet », tient à ce que, contrairement à la pratique habituelle, un accord politique intervient préalablement aux débats techniques. »
Tout d’abord, pour lutter contre la compétition fiscale en matière de fiscalité des entreprises, les Etats membres ont adopté un code de conduite. Définissant les critères de la compétition fiscale dommageable, ce code prévoit un gel et un démantèlement dans les cinq ans des régimes qui lui seront jugés contraires. L’originalité du code tient à son caractère juridiquement non contraignant, même s’il s’agit d’un engagement politique. Cette « approximation » juridique révèle la réticence des Etats à s’engager dans une voie contraignante qui reconnaîtrait à la Communauté une compétence en matière de fiscalité directe, mais témoigne également du pragmatisme de la démarche retenue. Les travaux sur ce sujet devront avoir été terminés en novembre 1999, comme l’a rappelé le Conseil européen de Cologne des 3 et 4 juin 1999.
Le suivi du code de conduite a été confié à un groupe de travail spécifique, présidé par Mme Primarolo, secrétaire d’Etat britannique. Au fil de nombreuses réunions de secrétaires d’Etat et de travaux d’experts où la Direction de la législation fiscale a représenté la France, ce groupe établit la liste des pratiques potentiellement dommageables dans les 15 Etats de l’Union européenne, chacun dressant, dans une première phase, la liste de ses propres pratiques tout en appelant l’attention sur celles que les autres Etats auraient omis de dénoncer. La deuxième phase consiste à évaluer, selon une grille reprenant les critères du code de conduite, le degré de nocivité de chacune des pratiques examinées. C’est la liste de ces pratiques, évaluées une à une, qui devra être reprise dans le rapport qui sera soumis par le groupe au Conseil ECOFIN de la fin 1999. Il restera à voir ensuite comment les pratiques les plus nuisibles pourront être résorbées, dans le délai de 5 ans fixé par le code.
En second lieu, le paquet fiscal se compose d’un engagement du Conseil autour de plusieurs principes devant guider la recherche d’une solution en matière de fiscalité de l’épargne ; Ces principes ont permis à la Commission de préparer un projet de directive soumis au Conseil le 5 juin 1998, et qui repose sur « le principe de la coexistence » qui laisse le choix aux Etats membres entre l’instauration d’une retenue à la source de 20 % sur les revenus des non résidents communautaires (la France plaide pour sa part pour un taux de 25 %) et la communication d’informations aux Etats de résidence de ces investisseurs. Là aussi, les travaux doivent se terminer en novembre 1999.
Enfin, les Etats membres se sont engagés à examiner dans les meilleurs délais un projet de directive sur les paiements d’intérêts et de redevances entre entreprises associées, qui leur a été soumis le 9 mars 1998. Les travaux devront se terminer en novembre 1999.
En conclusion, c’est donc une avancée considérable qui a été réalisée en décembre 1997, en dépit du caractère disparate et inhabituel des éléments du paquet. Sans doute cette avancée ne constitue-t-elle qu’une première étape et nous avons déjà indiqué à plusieurs reprises notre attachement à aller plus loin et plus vite dans la coordination des politiques fiscales. Il ne faut pas pour autant réduire la portée de ce qui a été fait depuis deux ans.
Longtemps bloqué par les Etats eux-mêmes en raison de leur réticence à aliéner leur souveraineté dans un domaine politiquement sensible, le débat sur l’harmonisation de la fiscalité a été récemment relancé. Cette relance est due tout à la fois aux méfaits d’une absence d’harmonisation qui se traduisent par une compétition fiscale entre Etats membres, à l’approche de la monnaie unique qui rendra plus sensibles les différences de fiscalité directe et à la modification des équilibres politiques en Europe.
Néanmoins, des progrès ultérieurs et nécessaires ne pourront pas se faire sans une évolution du mode de votation sur les sujets fiscaux.
En croyant défendre leur souveraineté fiscale, les Etats l’ont en réalité abandonnée au jeu des forces du marché, en l’absence d’une politique fiscale coordonnée à l’égard des matières imposables mobiles. Seule une mise en commun délibérée et limitée de la souveraineté fiscale en vue d’une prise de décision collective permettra d’éviter un transfert involontaire de souveraineté de chacun des Etats membres aux forces de marché.
C’est pourquoi je suis favorable à une extension des prises de décision à la majorité qualifiée à la matière fiscale, au moins dans certains cas de figure qui restent à définir. Un échec de la démarche coordonnée et consensuelle menée depuis deux ans dans le cadre du « paquet fiscal » rendrait inévitables une telle évolution à très court terme.