Extraits de la déclaration de M. Louis Viannet, secrétaire général de la CGT, à Paris le 13 janvier 1997, publiés le 15 dans "Le Peuple", interviews à France-Inter le 14 et dans "L'Humanité" le 31, sur le projet d'épargne retraite et l'avenir des retraites complémentaires par répartition, et sur la revendication de la retraite à 55 ans.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Conférence de presse commune CGC, CFTC, CGT, FO contre le projet d'épargne retraite à Paris le 13 janvier 1997

Média : France Inter - L'Humanité - Le Peuple

Texte intégral

Date : 15 janvier 1997
Source : Le Peuple

Conférence de presse commune CGC, CFTC, CGT, FO, 13 janvier 1997

A l’heure où nous bouclons ce numéro, une conférence de presse commune se tient avec Marc Vilbenoît CGC, Alain Deleu CFTC, Louis Viannet CGT, Marc Blondel FO. Un appel au rassemblement et à l’unité d’action contre le projet mauvais et dangereux « Épargne retraite ».
Extrait de l’intervention de Louis Viannet, secrétaire général de la CGT

La vigueur de la protestation qu’expriment les organisations réunies aujourd’hui à l’égard du projet gouvernemental instaurant les fonds de pension, s’explique par la gravité des conséquences de ce dispositif sur l’ensemble du système de retraites en France.

En dépit de toutes les déclarations apaisantes, il s’agit bien d’un système de retraite par capitalisation qui, non seulement, rentre en concurrence avec le système de retraite par répartition mais, de plus, génère une concurrence déloyale puisqu’il va, de fait, amputer les ressources du système de retraite par répartition et notamment le système de retraites complémentaires Agirc et Arrco mais, au-delà, l’ensemble des ressources de la Sécurité sociale, alors que cette question est aujourd’hui décisive pour son devenir.

Ainsi, après les différentes mesures qui, en 1993, 1994, 1996 ont réduit les droits à pensions des futurs retraités et plafonné les taux contractuels de cotisation à ces régimes, la mise en place d’un système attrayant, pour les employeurs et les assureurs, constitue beaucoup plus qu’une menace pour les systèmes en place.

L’argument selon lequel les salariés, cadres notamment, ont bien le droit de se constituer un supplément de retraite, résiste mal à l’examen de la situation actuelle.

Les contrats d’assurance retraite d’obédiences diverses ont connu ces dernières années un développement considérable. Les cotisations annuelles réunies par ces contrats, qui n’interviennent pas sur l’assiette des cotisations des régimes par répartition, atteignent aujourd’hui 400 milliards. C’est dire l’effort fourni par les salariés pour assurer les conditions d’une retraite acceptable.

À qui fera-t-on croire que la mise en place d’un nouveau système peut constituer un attrait pour les salariés, sauf à considérer que les avantages accordés poussent à un transfert vers la retraite par capitalisation. Tel est bien d’ailleurs l’enjeu fondamental.

Les avantages accordés aux entreprises par l’exemption de l’ensemble des cotisations sociales et, par le biais fiscal, aux salariés, confirment qu’il s’agit bien d’un dispositif incitatif à un transfert vers la retraite par capitalisation.

Ainsi, l’État qui répugne à verser à l’Agirc et à l’Arrco les sommes qu’il leur doit, n’hésite pas à engager les fonds publics pour rendre attrayant le système des fonds de pension. (…)

C’est un véritable boulevard que l’on est en train d’ouvrir aux assureurs privés pour investir le champ d’une protection sociale, dont les fondements de solidarité seraient démantelés. (…)

La France est, à ce jour, un des rares pays dans le monde – pour ne pas dire le seul – où le système de retraites couvre la totalité de la population pour l’essentiel de ses besoins. Enfin, il faut souligner que la capitalisation, non seulement ne peut pas résoudre les problèmes du vieillissement démographique, mais va rendre plus difficile, pour ne pas dire impossible, les solutions à construire pour les systèmes par répartition. (…)

Ils ont dit…

Marc Vilbenoît CGC

Le projet de loi Thomas, adopté en première lecture le 22 novembre 1996 par l’Assemblée nationale, prévoit un nouveau produit d’épargne-retraite alimenté facultativement par des versements du salarié et un abondement de l’employeur.

Dès son adoption, fa réaction de la CFE­CGC s’est portée sur plusieurs points :
       - le manque d’universalité ;
       - le caractère triplement facultatif du système ;
       - la place accordée à la décision unilatérale de l’employeur ;
       - les déductions fiscales et l’exonération totale des cotisations sociales.

Aujourd’hui, la CFE-CGC veut alerter les députés du danger de certains articles actuels du projet de loi, même amendé, avant qu’ils ne se prononcent…

Alain Deleu, CFTC

La CFTC demande la modification de la loi sur les « plans d’épargne retraite ».

L’actuel projet de mise en place des fonds de pension, rebaptisés plans d’épargne retraites (PER), dispositif à finalité plus économique que sociale, comporte des dispositions inacceptables pour fa CFTC :
       - les mesures d’exonération de cotisation sociale.
         La CFTC n’accepte cette opération de transfert à la baisse d’avantages sociaux collectifs, légaux et conventionnels vers un système facultatif et individualisé ;
       - aucune procédure de négociation entre organisations syndicales et patronat n’est prévue pour la mise en place de tels systèmes ;
       - enfin, fa CFTC demande que le fait familial soit pris en compte dans le texte actuel.

Marc Blondel, FO

A l’instar de ce qui existe dans d’autres pays (Grande-Bretagne, Pays-Bas, Allemagne, États-Unis, Australie…) les « fonds d’épargne retraite » privés vont voir le jour en France.

Le 13 décembre, le Sénat a profondément modifié la proposition de loi relative à l’épargne retraite adoptée à l’Assemblée nationale en novembre. Même si le projet de loi peut encore être amendé, d’ores et déjà, les confins des retraites du XXIe siècle se dessinent clairement et suscitent inquiétudes et interrogations.

On devine aisément que la motivation première pour la mise en place d’une retraite par capitalisation est d’ordre économique et financier. Il s’agit là encore d’une des conséquences de l’extension du libéralisme économique imposant progressivement à la France le modèle anglo-saxon.

 

Date : Mardi 14 janvier 1997
Source : France Inter / Édition du matin

J. Dorville : C’est parti un peu comme un feu de brousse. La retraite à 55 ans devient le débat social de ce début d’année. Tout est parti des routiers et l’idée, peu à peu, a fait son chemin. Ce serait la solution miracle pour embaucher des jeunes, selon le bon vieux principe des vases communicants. Idée populaire évidemment, mais qui ne figurait pas jusqu’ici dans les plateformes syndicales et en particulier dans celle de la CGT. On a un peu l’impression que vous prenez le train en marche.

L. Viannet : D’abord, je crois qu’il faut bien éclairer la genèse de la montée de ce débat et notamment lors du dernier week-end. Il y a eu, en effet, la situation chez les routiers – mais pas seulement ces derniers, aujourd’hui, tous les salariés des transports urbains exigent la retraite à 55 ans, parce que les conditions de travail sont insupportables et parce que la pénibilité rend légitime cette aspiration. Et puis, il y a eu le sondage qui montre que, malgré tous les discours, toutes les déclarations tonitruantes, très majoritairement aujourd’hui, les salariés, les Françaises et les Français sont favorables à la retraite à 55 ans. Avec une aspiration d’autant plus forte que, qu’on le veuille ou non, si véritablement on ne pose pas très clairement la nécessité de réduire la durée du travail, aussi bien du point de vue de la durée hebdomadaire que du point de vue de la durée de la vie active, moi, je demande qu’on me fasse la démonstration de savoir comment on va ouvrir les portes de l’entrée de la vie active à la jeunesse. Et, c’est peut-être là qu’il y a un peu d’affolement, et qui explique pourquoi R. Barre, J. Delors, É. Balladur montent au créneau en disant : « la retraite à 55 ans, ce n’est pas possible ». Mais enfin ! Il faut quand même tenir compte de qui sont ces gens qui nous abreuvent de leurs conseils ! Ce sont quand même des gens qui ont impulsé une politique qui nous a conduit à quatre millions de chômeurs, à un million de RMIstes, à 1,8 million d’emplois à temps partiel ! Autant d’éléments qui pèsent aujourd’hui et sur le chômage et sur la retraite.

J. Dorville : Tout de même, ce n’est pas une idée franchement nouvelle que de faire partir les anciens plus tôt ; ça se fait déjà dans bon nombre d’entreprises avec la préretraite. Et on ne peut pas dire que la courbe du chômage soit inversée pour autant.

L. Viannet : Justement, je pense que vous abordez là un des aspects les plus brutaux de la situation française. Nous sommes le pays où le taux d’activité est le plus court du fait de l’entrée tardive des jeunes dans la vie active et du fait des mesures, qui maintenant se multiplient, qui mettent les gens à la porte à 55, 54, 53 ans. On parle maintenant de plans sociaux avec des départs à 50 ans.

J. Dorville : Justement, vous proposez de réduire encore ce taux de durée d’activité ?

L. Viannet : Mais, il ne s’agit pas de retraite. Nous sommes le pays où l’écart entre l’âge de départ à la retraite, l’âge légal du départ à la retraite, et l’âge réel de cessation d’activité est le plus grand. Il faut maintenant faire coïncider l’âge de départ à la retraite et l’âge de cessation d’activité. Sinon, on va, d’une part, asphyxier les régimes de retraite, puisqu’on multiplie les dispositions qui privent les régimes de retraite de ressources, et d’autre part, on met le doigt sur la contradiction absolument incroyable de gens qui nous disent : « il faut travailler plus longtemps » et qui, en même temps, font partir les salariés de plus en plus tôt. Il y a une contradiction incroyable !

J. Dorville : Il y a quand même des données démographiques qui sont incontournables et qui déjà mettent en péril le financement actuel des systèmes de retraite. On ne peut pas vraiment passer outre, à moins d’alourdir démesurément les cotisations sociales.

L. Viannet : Non, ce qui met en péril le régime des retraites actuel, ce sont les quatre millions de chômeurs, c’est le million de RMIstes, c’est les 1,8 million d’emplois à temps partiel, c’est l’explosion de la précarité. Autant d’éléments qui réduisent l’assiette de cotisation. Ce qui met en péril le système actuel, c’est la multiplication de dispositions de préretraites, de faux départs en retraite et de vrais départs de cessation d’activité, qui perturbent complètement les systèmes de financement. Je considère, qu’elles que soient les évolutions démographiques, que si véritablement on met en place l’ensemble des mesures qu’il faut maintenant mettre en place et surtout la relance de la consommation, la réduction de la durée du travail, la reconquête d’activités industrielles pour aller vers une réduction sensible du chômage, on aura réglé l’essentiel du problème du financement des retraites.

J. Dorville : On a quand même l’impression qu’en France, on ne sait plus créer des emplois autrement qu’en allongeant la durée des études et en rétrécissant la durée de la vie active.

L. Viannet : Vous avez raison, c’est la réalité.

J. Dorville : Est-ce qu’on n’est pas en train de baisser les bras en proposant une fois de plus d’abaisser l’âge de la retraite ? On se dit que c’est une façon de résoudre le problème du chômage qu’on n’arrive pas à résoudre autrement ?

L. Viannet : Non. D’abord, personne, à ma connaissance, ne dit que c’est « Le » moyen de résoudre le problème du chômage. C’est un des moyens sur lesquels on pourra s’appuyer pour réduire le nombre de chômeurs et créer des meilleures conditions pour l’embauche des jeunes. Mais en plus, le problème de cesser son activité à 55 ans dans des conditions normales, avec un taux de retraite normal, est lié à la pénibilité que tout le monde constate dans la plupart des branches d’activité. J’y ajoute un élément : l’existence d’un taux de chômage élevé, l’angoisse permanente qui, aujourd’hui, écrase la plupart des salariés, explique qu’à partir d’un certain moment, les gens aspirent surtout à s’en aller car ils en ont assez.

J. Dorville : Alors, toujours à propos des retraites, le Sénat examine aujourd’hui les fonds de pension. Tous les syndicats sont contre ce mécanisme d’épargne retraite. En quoi, est-ce une menace ? À première vue, on se dit plutôt que c’est finalement une épargne complémentaire, une façon de se constituer un petit pécule pour ses vieux jours.

L. Viannet : Oui, j’ai bien écouté les arguments employés par le député Thomas qui a la paternité de ce projet – une paternité qui a dû être largement inspirée. Pourquoi ce système est-il diaboliquement pervers ? Tout simplement parce qu’on met en place un système que l’on présente comme complémentaire alors qu’il va être directement concurrentiel. Pourquoi concurrentiel ? Parce qu’il va être beaucoup plus avantageux pour les employeurs qui vont voir les sommes qu’ils vont investir dans ce système de retraite exonérées de cotisations sociales, de la totalité de leurs cotisations sociales, avec un certain nombre d’avantages fiscaux pour les salariés. Autrement dit, on met en place un système qui devient un système incitatif pour privilégier la retraite par capitalisation au détriment de la retraite par répartition. Ces sommes qui vont être exonérées, elles vont manquer en recette pour les systèmes de retraite. Or, nous venons de vivre trois années où les discussions étaient très dures pour essayer de trouver des équilibres à nos systèmes de retraite, en particulier de retraite complémentaire. Ces équilibres étaient trouvés en réduisant le niveau des retraites complémentaires. Cela ne pourra pas durer longtemps. Cela durera d’autant moins longtemps si, avec ce système de fonds de pension, on accentue la réduction des ressources de nos systèmes de retraite complémentaire.

J. Dorville : J’aimerais avoir votre commentaire sur le record historique atteint hier par la Bourse de Paris. Certains disent que cela annonce un joli printemps pour la croissance économique. Est-ce que vous vous en réjouissez ?

L. Viannet : D’abord, personnellement, compte tenu de l’importance des sommes que j’ai investies en bourse, je m’en fous complètement. Mais ceci étant, je crois que cela a quelque chose d’indécent. Alors que nous venons de vivre une période où la vigueur du froid a mis en évidence l’importance de la misère dans ce pays, une misère que l’on voit tous les jours par les statistiques en matière de chômage, en matière d’exclusion, d’hommes et de femmes qui ne parviennent pas à trouver des emplois, parallèlement, on nous affiche, on nous étale, on nous jette à la figure des profits scandaleux qui sont réalisés sur le dos des salariés. C’est de l’argent qui s’enrichit de la misère aujourd’hui. C’est vraiment scandaleux. J’ajoute que j’ai lu quelques articles qui parlent justement des succès de la bourse et qui disent que cela peut aussi annoncer des perturbations particulièrement graves.

 

Date : 31 janvier 1997
Source : L’Humanité

L’Humanité : Avec le conflit des salariés du Crédit foncier les luttes en cours pour la diminution à cinquante-cinq ans de l’âge de départ en retraite, n’assiste-t-on pas à des aspects revendicatifs nouveaux ?

Louis Viannet : Même s’il ne faut pas nier que les conditions de développement du mouvement social restent complexes et que les rapports entre organisations syndicales présentent toujours des difficultés, un phénomène domine tout le reste : les salariés sont profondément acquis aujourd’hui à l’idée dominante qu’il ne faut plus se laisser faire. Il n’y a pas des catégories de salariés qui auraient vocation à accepter et à subir, et d’autres qui seraient plus prédéterminées à lutter. Le conflit du Crédit foncier démontre justement que cette volonté de ne pas laisser faire traverse toutes les catégories de salariés. Et c’est là, sans doute, ce qui préoccupe le plus le patronat et le gouvernement.

Le rapport de force réel, profond qui existe aujourd’hui dans le pays est sans doute plus important que le rapport de force apparent, laissant ainsi intacte la possibilité, à tout moment, de voir le mouvement social prendre des dimensions fortes, comme nous avons pu le vivre ces dernières années. Mais ce mouvement ne peut résulter ni d’une directive, ni d’un mot d’ordre. C’est plus complexe. Voilà pourquoi, la CGT est attentive à toutes les évolutions. Au moment, par exemple, du conflit des routiers, une question était posée ici et là : comment se fait-il que ce mouvement n’ait pas déclenché un embrasement plus général ? Preuve que les méandres par lesquels se forge la volonté de s’engager dans un mouvement social sont plus compliqués que de simples réflexes, qui n’ont d’ailleurs jamais véritablement joué…

Il faut y ajouter un élément nouveau, confirmé par les luttes dans les transports urbains : la volonté de repartir à la conquête de droits et de garanties. Viennent sur le devant de la scène les revendications d’actualité des salariés, mais aussi d’autres qui portent plus loin, qui mettent en cause les données qui conduisent à la situation actuelle, à quatre millions de chômeurs, à un million de RMIstes, à une explosion de la précarité. Cela faisait au moins vingt-cinq ans que les salariés étaient cantonnés dans une posture défensive. Quelque chose d’important s’annonce.

L’Humanité : Les organisations syndicales n’ont-elles pas été cependant, prises au dépourvu avec l’affirmation forte de cette revendication d’abaissement à cinquante-cinq ans de l’âge de départ en retraite ?

Louis Viannet : Les événements, ces trois derniers jours, montrent que la question de la retraite à cinquante-cinq ans est bel et bien sur la table. Cette revendication s’exprime maintenant fortement dans les préoccupations et les aspirations des salariés. Chirac, Barre, Gandois ont tenté, par des déclarations spectaculaires, de la sortir par la porte, elle revient maintenant par la fenêtre. Preuve est faite que le problème de la retraite à cinquante-cinq ans correspond à quelque chose de profond. Des sondages puis maintenant des luttes, et c’est nouveau, le confirment. Il a été dit que cette revendication n’était pas portée par les syndicats. Mais, dans ses repères revendicatifs, la CGT exprime l’exigence d’une retraite à cinquante-cinq ans après trente-sept annuités et demie de versements. Il est vrai cependant que nous n’étions pas parvenus à obtenir sa prise en compte par les salariés eux-mêmes. Ce n’est plus seulement une revendication virtuelle, elle correspond maintenant à une aspiration concrète et forte. Je dis très clairement que la CGT ne laissera pas enterrer ce dossier de la retraite à cinquante-cinq ans.

L’Humanité : N’est-ce pas un peu démagogique quand on sait les problèmes de financement déjà existants pour la retraite à soixante ans, et que l’évolution de la pyramide des âges n’est pas favorable ?

Louis Viannet : Je sais que ces arguments servent de paravent à ceux qui cherchent par tous les moyens à empêcher que cette revendication prenne de la force et de l’extension. Je serais tenté de dire que la CGT n’est pas seule à poser cette revendication parce que les salariés la posent eux-mêmes. Elle correspond à des motivations multiples.

L’Humanité : Lesquelles ?

Louis Viannet : D’abord, l’aspiration à une vie plus calme. Dans le travail, les salariés subissent aujourd’hui le stress, la dégradation des conditions de travail et de vie. C’est là l’aspect dominant qui explique une volonté très forte de mettre un terme à cette situation. S’y ajoute la peur du lendemain, particulièrement marquée pour la génération des cinquante, soixante ans. Puis, surtout, est apparue la prise de conscience de l’énorme problème que constitue le taux de chômage dans la jeunesse.

Fondamentalement, la revendication de diminution d’âge de départ en retraite traduit une réaction de bon sens. Il n’est quand même pas possible d’accepter longtemps la multiplication des départs anticipés à cinquante-cinq ans pour des dockers, et puis de rester figés par rapport à la demande d’abaissement de l’âge de la retraite. Aujourd’hui, 60 % de celles et de ceux qui font valoir leur droit à la retraite ont cessé l’activité depuis plusieurs années. Cette situation est d’autant moins acceptable que derrière ces retraites anticipées, habillées de l’appellation de plans sociaux, se cachent purement et simplement des mises à la porte. L’objectif essentiel du patronat reste de supprimer des emplois et non de favoriser l’embauche des jeunes. C’est là un problème très sérieux.

L’Humanité : Alors, comment répondre à cette exigence nouvelle ?

Louis Viannet : Il faut changer le fonctionnement de la machine. La France est le pays où la durée d’activité est la plus courte des pays d’Europe. Elle n’est pas la seule à avoir un taux d’inactivité entre cinquante-cinq et soixante ans élevé. Mais elle cumule en revanche les deux : un taux d’inactivité important entre cinquante-cinq et soixante ans, et une entrée de plus en plus tardive de la jeunesse dans la vie active, due aux problèmes d’emplois. S’y ajoute maintenant pour les jeunes, un passage obligé et plus long par des emplois précaires, des contrats à durée déterminée. Dans le même temps, les plans de suppressions d’emplois s’accumulent avec des demandes patronales effarantes, comme celles de Peugeot-Renault pour quarante mille emplois en moins. Il en est de même dans la construction, l’électronique, l’informatique, les banques ou les assurances. Les perspectives qui se présentent pour les salariés, quelle que soit leur branche d’activité, sont celles de suppressions d’emplois et de conditions de fin de carrière particulièrement difficiles. C’est pourquoi, nous considérons qu’il est temps maintenant de réfléchir aux moyens de mettre en coïncidence les départs en retraites et l’âge de cessation d’activité.

Si on agit sur les deux bouts de la chaîne, à savoir des embauches plus nombreuses pour les jeunes et un départ plus tôt en retraite, nous aboutirons à une durée d’activité qui restera sensiblement identique. Les jeunes rentreront plus tôt et les autres partiront aussi un peu plus tôt. En revanche, le taux de chômage sera considérablement réduit. Prenons les chiffres établis par l’Observatoire français de la conjoncture économique (OFCE). Ils indiquent que le départ en retraite à cinquante-cinq ans entraînerait six cent quatre-vingt-dix mille embauches et cinq cent cinquante mille chômeurs de moins. L’OFCE considère également que la retraite à cinquante-cinq ans conduirait à une diminution du taux d’activité des cinquante-cinq, cinquante-neuf ans de moitié. Sur ce point, il est nécessaire d’apporter les précisions suivantes. Sur une question comme l’abaissement de l’âge de la retraite, une loi-cadre est nécessaire. Elle doit offrir la possibilité aux salariés de quitter le travail à partir de cinquante-cinq ans, mais elle ne doit pas les y obliger. Cela éclaire, à mon avis, la façon tendancieuse dont ont été présentés les résultats du sondage paru dans « Le Parisien ». Selon cette enquête, 54 % des gens interrogés seraient contre la retraite à cinquante-cinq ans. Mais, sur la base de notre revendication – non obligation –, je note que 89 % des gens interrogés répondent favorablement à la possibilité de partir à cinquante-cinq ans. Ce n’est quand même pas une paille ! Cela suppose qu’on en revienne à trente-sept annuités et demie de versement pour pouvoir bénéficier de la retraite. Le dispositif doit être très précis pour qu’aux départs, correspondent véritablement des embauches.

L’Humanité : Mais la question demeure : comment assurer le financement d’une telle mesure ?

Louis Viannet : Cela suppose un certain nombre de dispositions. Soulignons que le taux de chômage et le développement de la précarité pèsent aujourd’hui lourdement sur le financement. La CGT se bat pour la remise à niveau des cotisations patronales. Depuis douze ans, les augmentations de cotisations ont été laissées à la charge des seuls salariés. Cette remise à niveau pourrait d’ailleurs être étalée sur plusieurs années. Il est également nécessaire de répondre à notre revendication de déplafonnement des cotisations sociales. Je veux rappeler qu’un point de déplafonnement aboutirait à 18 milliards de francs de recettes supplémentaires pour la protection sociale. Les exonérations scandaleuses de cotisations patronales doivent être supprimées, d’autant plus qu’elles n’ont eu aucune incidence positive sur l’emploi mais ont abouti uniquement à donner plus d’aisance aux trésoreries d’entreprise. Nous demandons également la création d’un fonds de garantie alimenté par les entreprises pour la prise en charge de celles qui seraient défaillantes. Puisqu’on parle de solidarité, il faut qu’elle joue là dans les sens. Enfin, et surtout, il est indispensable de faire participer les revenus financiers aux dépenses de protection sociale, dont une partie, naturellement, ira sur les retraites.

J’entends de bonnes âmes qui disent : « d’accord, mais seulement pour les travaux pénibles. » Encore faudrait-il déterminer comment définir les travaux pénibles. Si on interroge les salariés, on s’aperçoit que dans les catégories d’employés et toutes celles d’ouvriers, y compris parmi les cadres, la perception que les salariés ont de leur travail justifie l’exigence de la généralisation de la retraite à cinquante-cinq ans.

L’Humanité : Cette revendication ne s’oppose-t-elle pas à la réduction du temps de travail à 35 heures ?

Louis Viannet : Il y a ceux qui tentent de mettre en opposition des plages de départ à la retraite à cinquante-cinq ans et la réduction de la durée hebdomadaire de la durée du temps de travail. Constatons que pour le moment, le patronat refuse l’un comme l’autre. Je ne connais aucun exemple où le patronat ait de plein gré accordé la retraite à cinquante-cinq ans pour des salariés supportant des conditions de travail épouvantables.

À partir du moment où cette mesure compensée par l’embauche des jeunes aboutit à une durée d’activité pratiquement identique, sur fond de productivité très élevée, de profit considérable des grandes industries et des grandes banques, de pénibilité du travail de plus en plus dure, je suis tenté de dire que le problème de la réduction du travail reste bel et bien posé. Personne ne peut oublier que pour 1996, les profits boursiers ont augmenté de 26 %, alors que la production de richesses a progressé de 1 %. Depuis quinze ans, le partage de la valeur ajoutée a évolué au détriment des salariés et au bénéfice des profits.

Les problèmes de coût sont en général présentés de façon brute. On dit : la retraite à cinquante-cinq ans entraînera tant de dépenses supplémentaires. Là encore, l’étude de l’OFCE montre que le volume de dépenses consacrées aux plans sociaux, aux départs anticipés est tel qu’en définitive, les dépenses supplémentaires occasionnées par le départ à cinquante-cinq ans représenteraient 60 milliards de francs. Mais ces dépenses seraient considérablement atténuées par l’apport que représenterait six cent mille jeunes entrant dans la vie active avec les conséquences sur la consommation, sur le financement de la protection sociale, sur la démographie. C’est toute une dynamique qui se mettrait en route. C’est pour toutes ces raisons que nous ne laisserons pas enterrer ce dossier.

Tous ces éléments font grandir l’exigence de remettre la société sur ses pieds. Il faut créer les conditions pour qu’effectivement, on retrouve un taux d’emploi qui permette d’accueillir tous les jeunes qui frappent à la porte d’entrée dans la vie active.

Dans l’évolution actuelle de la société, d’autres éléments viennent sur le devant de la scène. La retraite ne doit plus être considérée comme une mise au rebus. Une série de dispositions doivent modifier en profondeur la conception même de la retraite avec des hommes et des femmes prêts à s’investir dans des activités. C’est là une donnée très importante.

Permettez-moi d’insister fortement sur la formation. Si le système de formation reste ce qu’il est, l’âge d’entrée dans la vie active pour les dix ans à venir va continuer à reculer, compte tenu des exigences technologiques et de la somme des connaissances nécessaire pour pouvoir assumer des responsabilités dans la vie professionnelle. Nous sommes en présence d’une conception de la formation qui, dans l’esprit du patronat, vise à faire reposer sur le financement public l’essentiel des efforts de formation. Nous en avons un exemple avec la proposition des stages « diplômants ». Or, il est devenu urgent de réfléchir à une autre conception. Un capital de formation initiale reste important, mais il est indispensable de mettre en place un véritable système de formation continue tout au long de la vie active. Notre proposition de consacrer 10 % du temps de travail à la formation prend encore plus de légitimité.

L’Humanité : Dans plusieurs entreprises, comme EDF, les directions tentent de mettre en place des dispositifs liant l’embauche de jeunes, la réduction du temps de travail, le départ anticipé. Le patronat revient à la charge pour plus de flexibilité. Quelles sont vos appréciations sur ces points ?

Louis Viannet : Le dispositif EDF contient une bonne dose de supercherie. Entre les départs que se propose de favoriser EDF et les embauches, l’écart est grand. La direction produit fondamentalement un double objectif. Favoriser, d’une part, la possibilité de supprimer des emplois, et, d’autre part, enfoncer un coin pour que le recrutement de jeunes puisse se réaliser dans des conditions nouvelles. Des jeunes vont être embauchés pour 32 heures payées 35. Il en résulte des pertes de salaires pour eux et des inégalités de situation entre salariés. Si EDF parvient à mettre en place son système, une politique d’emploi au rabais par rapport à la situation existante va se mettre en place. EDF va chercher à généraliser cette situation sur le long terme et à modifier fondamentalement les conditions d’emplois et statutaires dans cette entreprise.

Au sujet de la flexibilité, nous sommes en présence d’un affichage bruyant des revendications patronales. Cette recherche de flexibilité est pour le patronat véritablement obsessionnelle depuis près de vingt ans. Cette exigence de souplesse, de réduction des garanties, de modification des formes et des conditions d’emploi repose sur le postulat selon lequel le coût de la main-d’œuvre est l’élément déterminant de la compétitivité. D’où les pressions sur les salaires, sur l’emploi et sur salaires, sur l’emploi et sur les garanties au nom de la concurrence et de la loi du marché. Or, depuis vingt ans, le poids des coûts salariaux dans les coûts de production n’a cessé de diminuer. Et, dans le même temps, le chômage a continué d’augmenter. Donc, l’argument selon lequel plus de flexibilité conduirait à plus d’emplois est un artifice grossier qui a du mal à cacher les véritables objectifs du CNPF. On n’en finirait pas depuis vingt ans d’énumérer les revendications patronales satisfaites, avec la suppression de l’autorisation administrative de licenciement, la mise en place des contrats à durée déterminée. Nous sommes en présence d’une phase nouvelle de la pression patronale pour pousser encore plus loin les conditions d’exploitation des salariés qui souffrent de la destruction des garanties collectives.

Évidemment, qu’on ne compte pas sur la CGT pour soutenir une telle démarche, alors que nous sommes aujourd’hui, en présence d’un formidable besoin de construction de garanties collectives modernes correspondant à l’intérêt des salariés d’aujourd’hui.