Interviews de M. Dominique Strauss-Kahn, membre du conseil national du PS, à France 2 le 5 septembre et à Europe 1 le 10 septembre 1996, sur le plan de réduction des impôts, la réforme du mode de scrutin et le Front national.

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Circonstance : Annonce par Alain Juppé le 5 septembre d'une baisse des impôts de 25 milliards dès 1997

Média : Europe 1 - France 2 - Télévision

Texte intégral

France 2 : jeudi 5 septembre 1996

D. Bilialian : Est-il facile, même pour un opposant, de contester une baisse des impôts annoncée par un Premier ministre ?

D. Strauss-Kahn : La baisse des impôts est toujours bonne pour ceux qui en bénéficient, mais, contrairement à ce qu'a dit A. Juppé, cette mesure est injuste, elle est formidablement injuste. J'aurai moins de temps que lui pour essayer de le montrer, mais je voudrais quand même qu'on se souvienne qu'en deux ans, moins de deux ans, un an et demi, il y a d'abord eu 100 milliards d'augmentation, ce sont les impôts qui ont augmenté, les impôts que payent tout le monde, c'est la TVA, c'est la CSG, tout le monde les payent. Et puis là on baisse les impôts pour un montant beaucoup plus faible, on baisse les impôts d'une partie seulement des Français. Il l'a dit lui-même : la moitié des Français, les plus défavorisés, ne payent pas l'impôt sur le revenu, donc ça, ça ne leur servira à rien ! Si bien qu'au total, qu'est-ce qu'on aura vécu – ce qui est bien la nature de ce Gouvernement – une hausse des impôts tout le monde la paye, mais quand c'est la baisse des impôts, il n'y en a plus qu'une partie qui la paye. Et ça, vous aurez beau essayer de le présenter d'une façon habile, comme le Premier ministre, cela apparaîtra toujours comme quelque chose d'injuste.

S'il avait voulu faire une baisse des impôts juste, comme il l'a dit « la situation va mieux » – je ne crois pas que cela soit le cas – mais si on peut le faire alors il fallait baisser la TVA : tout le monde en aurait profité, ou baisser la taxe d'habitation, tout le monde en aurait profité. Il baisse l'impôt sur le revenu. Malheureusement, il n'y a que la moitié des Français qui en profitera. Malheureusement pour l'autre moitié, mais eux, ils ont payé quand ça a augmenté. Et si demain, le budget, quand il sera voté à l'Assemblée, devait finalement connaître d'autres augmentations – on parle de la taxe sur l'essence, sur les alcools – c'est de nouveau tout le monde qui paiera l'impôt sur l'essence supplémentaire mais pas tout le monde qui bénéficie de la baisse des impôts. Eh bien, moi je dis que ceci n'est pas juste.

D. Bilialian : Les socialistes n'auraient pas baissé les impôts ? C'est inutile ?

D. Strauss-Kahn : Si on veut faire de la baisse des impôts, c'est ce que je disais à l'instant, il faut le faire sur un impôt dont tout le monde souffre, et a priori les plus démunis, un impôt qui touche tout le monde, pas à l'impôt qui ne touche que la moitié des Français. Quand vous me dites : « Est-ce que ça sert à quelque chose ? le Premier ministre a voulu dire que ça allait servir à la relance, je crois que c'est un de ses objectifs, les gens vont consommer plus. Simplement, le problème de ce gouvernement, c'est qu'il regarde toujours du côté privé et jamais du côté public. Alors, c'est vrai, si les gens payent moins d'impôt, on peut espérer qu'ils consomment plus. Mais d'un autre côté, l'État lui, il va avoir moins d'argent puisqu'il recevra moins d'argent. L'État aussi consomme. Il achète des voitures, des téléphones, des stylos pour les fonctionnaires, pour l'ensemble du pays. Et donc, les gens vont consommer un peu plus mais l'État va consommer moins et à l'arrivée, il ne se passera rien. Ce sera pire même. Si une partie de l'impôt qui ne sera pas payé, n'est pas consommé mais est épargné par ceux qui vont en bénéficier, s'ils ne consomment pas tous, et bien au total, l'État consommera moins mais les gens consommeront à peine un peu plus et ça ne compensera pas. Et si c'est cela, la mesure qu'on vient de nous annoncer aura aggravé la récession dans laquelle nous sommes.

D. Bilialian : Un petit coup de patte au PS qui pendant 14 ans a privilégié les revenus du capital ?

D. Strauss-Kahn : Non, le PS n'a évidemment pas privilégié les revenus du capital mais les taux d'intérêt étaient élevés. Depuis, ils ont baissé. Quand les taux d'intérêt sont élevés, il est exact que les détenteurs du capital ont des revenus plus importants et ça a creusé les inégalités, il faut le reconnaître. Mais le problème aujourd'hui, c'est bien entendu de mener une réforme qui compense cela, mais une réforme qui en elle-même soit juste. Et moi, j'aurais voulu entendre le Premier ministre nous dire : il y a un an, Monsieur Balladur nous avait laissé une situation tellement déplorable qu'on n'a pas pu le faire – il l'a dit d'ailleurs, mais il n'a pas cité Monsieur Balladur – et aujourd'hui, on va faire un effort mais on va le faire pour tout le monde. Alors, il nous dit : ça va profiter aux familles. Bien sûr, à celles qui payent de l'impôt sur le revenu. Mais les 14 millions de familles qui ne payent pas l'impôt, elles ont payé la TVA en plus, elles paieront demain la taxe sur l'essence augmentée mais elles ne bénéficient pas de la baisse sur l'impôt sur le revenu.


Europe 1 : mardi 10 septembre 1996

S. Attal : Essayons d'être un peu positif pour commencer. Il y a dans les propositions fiscales d'A. Juppé des choses que l'on retrouve dans le document d'H. Emmanuelli sur le nouveau contrat social. Par exemple, la CSG élargie et le fait que l'on commence à casser le lien entre l'emploi et les cotisations sociales, c'est pas mal ?

D. Strauss-Kahn : Oui, c'est une vieille idée du PS que l'on trouve dans beaucoup de documents. Lorsque la CSG a été mise en place, l'idée première, c'était justement de faire en sorte que les cotisations sociales ne pèsent plus uniquement sur l'emploi, donc sur les salaires, mais sur l'ensemble des revenus. Cela a été fait en partie par M. Rocard lorsqu'il l'a mise en place, ça a été le début de la mise en place de la CSG. Petit à petit, à mesure qu'on transforme les cotisations sociales en CSG, on va dans le bon sens. De ce point de vue-là, c'est exact.

S. Attal : La suppression des abattements, ça fait aussi longtemps qu'on veut le faire et que personne ne le fait ?

D. Strauss-Kahn : On peut comme ça lister des éléments qui sont plutôt des idées auxquelles chacun acquiesce dans la proposition qui est faite par le Premier ministre en matière fiscale. D'ailleurs, le fait que des impôts baissent, c'est plutôt une bonne nouvelle. On aurait tort de vouloir s'en plaindre. Là où les choses ne vont plus, c'est lorsque l'on ne prend plus simplement la présentation positive qu'en a faite A. Juppé l'autre jour à la télévision, mais qu'on prend l'ensemble du tableau. Or, dans l'ensemble du tableau, il y a au moins deux dimensions que le Premier ministre a, non pas cachées, mais disons qu'avec un peu d'habileté politique, qu'il n'a pas présentées. La première – comme ça a été beaucoup rappelé et que les sondages l'ont montré, les Français l'ont bien compris c'est qu'on a commencé par prendre plus de 100 milliards aux Français par la hausse de la TVA et la CSG, et on leur en rend 25. Il y a quand même un grand déséquilibre. Comme ce ne sont pas les mêmes auxquels on a pris, ou plutôt on a pris à tout le monde, et ceux auxquels on restitue, on pourrait presque dire, par une sorte de paradoxe, que la TVA qui a été prélevée sur la moitié la moins fortunée de la population pendant toute l'année, cette TVA-1A, elle sert à financer ce qui va être restitué au titre de l'impôt sur le revenu à la moitié la plus aisée. Comme si M. Juppé avait inventé la machine à redistribuer à l'envers, à prendre a ceux qui ont le moins pour donner à ceux qui ont le plus. C'est quand même un peu gros. La deuxième critique, c'est que, côté de ces 25 milliards, les chiffres que l'on nous a annoncés font que d'autres prélèvements vont venir s'y substituer.

S. Attal : La taxe d'habitation ?

D. Strauss-Kahn : Ce matin, la presse parle beaucoup de la taxe d'habitation, vous avez raison. Il y a la hausse des taxes sur l'essence, sur les tabacs, etc. Il y a la substitution, dont on parlait tout à l'heure, de la CSG aux cotisations sociales mais qui ne se fait pas à égalité. Il y aura 41 milliards en tout de cotisations sociales en moins et 48 milliards de CSG. Donc il y a 7 milliards de plus qui sont prélevés sur les Français. Et comme L. Jospin l'a très bien montré, je crois, ce ne sont pas finalement 25 milliards d'allègement au total, c'est 25 milliards moins 7 milliards d'augmentation de la CSG, moins 7 milliards encore d'augmentation des taxes diverses et variées. 25 moins 14, ça ne fait que 11. Tant mieux qu'il y ait 11 milliards d'allégement. Mais encore une fois, ça n'est pas la grande réforme fiscale qu'on aurait pu espérer.

S. Attal : Que faudrait-il faire de la taxe d'habitation, selon vous ?

D. Strauss-Kahn : Le Parti socialiste n'a pas encore tranché à ce sujet. Nous tenons au mois de décembre une convention, une sorte de congrès, sur ces questions où différents problèmes – notamment les problèmes Meaux – seront approchés et on donnera nos positions. Ma position personnelle, c'est qu'on peut supprimer la taxe d'habitation. La taxe d'habitation, c'est 60 milliards de francs. M. Juppé nous annonce, pour ceux qui veulent bien le croire, que la diminution de l'impôt sur le revenu dont il parle fera 75 milliards en cinq ans. Eh bien, plutôt que de supprimer 75 milliards de l'impôt sur le revenu, moi, je propose qu'on supprime la taxe d'habitation que les Français paient tous, qui est l'impôt le plus dur, le plus injuste pour les Français qui sont les moins fortunés, pour beaucoup de ceux que je rencontre dans la ville. C'est le cas dans beaucoup d'endroits de banlieue. C'est le seul impôt qu'ils paient véritablement. Là on aurait alors un effet formidable à la fois vers la justice sociale et vers la relance car ces gens-là ont besoin de cet argent. Bien sûr, il faudrait que l'État compense vers les communes.

S. Attal : Comment faire à la fois pour baisser sur le revenu, la TVA, et pour redonner du pouvoir d'achat aux gens sans supprimer des postes de fonctionnaires, combler le trou de la sécurité sociale ? Cela ressemble un peu à la quadrature du cercle ?

D. Strauss-Kahn : Oui, si on veut tout baisser, vous avez raison, c'est la quadrature du cercle. Mais c'est justement pourquoi, si l'on considère que l'on a une marge – c'est ce que dit le Gouvernement, je prends sa propre hypothèse et il considère qu'il a une marge pour baisser les impôts –, alors il faut choisir ce qui est à la fois le plus juste et le plus efficace. Et ce n'est certainement pas l'impôt sur le revenu.

S. Attal : Dans le document d'H. Emmanuelli, il est dit qu'il faut rompre avec le libéralisme ou le néo-libéralisme. Cela veut dire qu'on ne peut pas être de gauche et libéral en même temps ?

D. Strauss-Kahn : Le document préparé par H. Emmanuelli, mais qui est une contribution à l'ensemble de notre discussion, met en effet l'accent sur le combat mené contre les idées libérales, et il a raison. Il a raison. Peut-on être de gauche et libéral en même temps ? Cela dépend de ce qu'on appelle libéral. Si c'est libéral au sens du XIXe siècle, au sens des Américains, c'est-à-dire pour les libertés, alors oui. On est évidemment de gauche et libéral en même temps, c'est même la même chose. D'ailleurs, aux États-Unis, vous savez que « libéral », ça veut dire finalement « de gauche ». Mais si on veut dire que le libéralisme, c'est la domination des marchés, le fait qu'on laisse les marchés et ceux qui interviennent sur ces marchés guider le monde, que peu importe finalement ce qui arrive aux hommes et aux femmes qui travaillent, si on considère que le libéralisme, c'est l'absence d'intervention de tout État et de toute collectivité, si on considère que le libéralisme, c'est pas de solidarité, c'est chacun pour soi, alors on ne peut pas être de gauche et être libéral.

S. Attal : Quelle est votre proposition personnelle sur le retour des discussions sur le mode de scrutin, avec la proportionnelle. Cela vous donne l'impression d'une manipulation ?

D. Strauss-Kahn : Très honnêtement, je crois que les Français ne sont pas dupes. La coïncidence entre la proposition fiscale qui semble faire plaisir aux Français – c'est du moins ce que le Gouvernement espérait en disant : « on va baisser vos impôts » – et en même temps, à quelques jours près, dire : « on va réformer le mode de scrutin » est quand même trop grosse pour ne pas attirer l'attention.

S. Attal : Vous avez été pour la proportionnelle.

D. Strauss-Kahn : Oui, les socialistes, en 1986, ont mis en place un système de proportionnelle départementale. Donc ils ne peuvent pas dire aujourd'hui que c'est un scandale de vouloir faire de la proportionnelle et donc je ne le dis pas. Ceci étant, les conditions ont quand même changé et moi, pour ma part, je ne suis pas favorable à ce qu'on fasse un changement du mode de scrutin maintenant. Si finalement le Gouvernement voulait à tout prix le faire et s'il choisit une voie raisonnable, c'est-à-dire par exemple d'ajouter quelques députés qui seraient repartis à la proportionnelle, je pense que nous pouvons en discuter. En revanche, s'il voulait meure en oeuvre un système qui serait, comme l'a dit L. Jospin, une manipulation consistant à faire élire différemment les députés dans les petits départements ruraux de ceux qui seraient élus dans les grands départements urbains, avec un effet massif favorable à la droite et défavorable à la gauche, là il y aurait vraiment une manipulation et il y aurait vraiment un combat politique

S. Attal : Vous préférez le Front national à l'Assemblée ou dans la rue ?

D. Strauss-Kahn : Moi, je préfère pas de Front national du tout.

S. Attal : Oui, mais il est là.

D. Strauss-Kahn : Oui, mais je pense qu'il y a des sujets sur lesquels il faut demander et fromage et dessert. Je ne suis pas prêt à me satisfaire d'un Front national tout court, qu'il soit l'Assemblée ou qu'il n'y soit pas. Le vrai problème, c'est l'existence du Front national.

S. Attal : En quatorze ans, c'est plutôt l'émergence du Front national qui a posé problème ?

D. Strauss-Kahn : Cela va beaucoup plus loin que ça. Ce n'est pas seulement l'émergence du Front national. D'ailleurs, ça fait plus que quatorze ans parce que vous vous rappelez que les phénomènes à Dreux datent de bien avant la proportionnelle. Mais ce n'est pas seulement l'émergence du Front national qui est en cause, c'est la diffusion des idées du Front national et le fait que nombre d'élus, qui ne sont pas au Front national mais dans les partis de la droite parlementaire classique, sur le terrain, reprennent les positions du Front national pour essayer de lui prendre son électorat. C'est là qu'il y a un vrai sujet, au-delà de la croissance même du Front national : c'est que les idées du Front national débordent et petit à petit envahissent les esprits. Le combat qu'il faut courir, c'est celui-là. Au bout du compte, on pourrait finir par ne plus avoir de Front national mais avoir une partie du pays complètement gangrenée par les idées du Front national.

S. Attal : Quand J.-M. Le Pen a parlé de « l'inégalité entre les races », on n'a pas beaucoup entendu le Parti socialiste. On a l'impression que, comme pour tout le monde, ça a été banalisé.

D. Strauss-Kahn : Non, je ne crois pas. Si vous pensez qu'on ne l'a pas assez entendu, permettez-moi, par ma modeste voix, d'essayer de le faire entendre un peu plus. J.-M. Le Pen est raciste, son parti est un parti néo-fasciste. Il ne faut pas renoncer à le dire et chaque fois qu'on prétendait que J.-M. Le Pen était raciste, on avait un procès disant : « mail pas du tout, prouvez qu'il est raciste », etc. Aujourd'hui, on a cette preuve puisque la définition du dictionnaire, c'est que « celui qui croit l'inégalité des races est raciste ». J.-M. Le Pen l'a dit, il l'a réaffirmé : J.-M. Le Pen est donné raciste.

S. Attal : Il y a des lois contre le racisme en France.

D. Strauss-Kahn : Absolument et il faut les appliquer.

S. Attal : Contre J.-M. Le Pen ? (...) Cela peut aller jusqu'à l'interdiction du Front national ?

D. Strauss-Kahn : Écoutez, l'interdiction d'un parti politique n'est pas obligatoirement quelque chose qui fait reculer ses idées. Mais quand un individu est en contradiction avec la loi, il n'y a aucune raison de ne pas la mettre en oeuvre. On met en oeuvre la loi avec beaucoup de vigueur – et je pense d'ailleurs qu'il faut toujours respecter la loi – quand il s'agit des sans-papiers. Je ne vois pas pourquoi on ne mettrait pas la loi en oeuvre rapidement lorsqu'il s'agit d'atteinte aux Droits de l'Homme de cette manière-là.