Texte intégral
Le Monde : N’aurait-il pas été possible de faire l’économie de la grève des routiers si le patronat avait respecté le contrat de progrès signé en 1994 ?
Jean Gandois : L'économie, c'est le mot ! Ce blocage des routes a coûté cher aux entreprises et nous a donné une mauvaise image à l'étranger. Les routiers ont reçu satisfaction sur leurs revendications – dont certaines étaient, à mon avis, légitimes –, mais les problèmes de fond ne sont pas résolus. Le prix du transport représente 8 % à 10 % des coûts industriels. La concurrence est donc vive. Certains petits transporteurs, peu organisés, cherchent à survivre par tous les moyens, y compris le non-respect du contrat de progrès. Cette profession doit être mieux contrôlée, et ses clients doivent être conscients que le prix le plus bas ne doit pas être le critère unique de choix d’un fournisseur.
Le Monde : Le moral des Français et des chefs d’entreprise est au plus bas, même si le chômage connaît un mieux provisoire. Le CNPF ne devrait-il pas contribuer à clarifier l’avenir ?
Jean Gandois : Si. Le chômage est le résultat du manque de croissance dans une société qui refuse de regarder ses problèmes en face. Nous sommes dans une ambiance surréaliste. Beaucoup se taisent par crainte d’exprimer des propos non « politiquement corrects ». D’un autre côté, on entend crier des gens malheureux ou qui réclament la protection de leurs avantages acquis. Dans ce contexte, même si les chefs d’entreprise sont inquiets, tout ne va pas si mal dans leur activité. Dans une consolidation lente de la croissance, les situations sont contrastées, mais le moral n’est pas bon, un peu comme si le ressort était cassé.
Comment calmer l’angoisse des uns et rendre l’esprit de conquête aux autres ? Une première tendance, majoritaire, demande un développement de l’assistance : le monde est trop dur, l’État doit l’adoucir et s’occuper des jeunes, des vieux, des chômeurs, etc. À l’opposé, certains rejettent cette assistance généralisée : à l’imitation de la Grande-Bretagne ou des États-Unis, ils veulent se libérer de toute contrainte et nous promettent le meilleur des mondes. En fait, pour retrouver la croissance économique et la valorisation des hommes, il nous faut marier les deux approches, mais le dosage actuel est mauvais.
Mon point de vue est qu’on en a trop fait dans le sens de l’assistance, ce qui nous vaut, à la fois, la pauvreté et le découragement de l’initiative. Le progrès social ne consiste pas à ajouter des acquis sociaux aux acquis précédents. Si nous voulons redonner de l’esprit d’entreprise, nous devons libérer le marché du travail et, en contrepartie, engager des actions fortes pour la croissance et l’emploi. Comprenons-nous bien ! Je ne prône pas la flexibilité généralisée : le mot fait inutilement peur. J’estime indispensable, en revanche, de corriger les blocages les plus graves de notre société.
Aujourd’hui, il faut exonérer l’embauche de toute formalité. Les réductions d’effectifs sont bloquées par des procédures trop longues, trop complexes, trop aléatoires. Il faut simplifier les procédures pour les PME. Il faut abroger la législation Aubry, qui a servi de support à un développement alarmant du contrôle judiciaire des plans sociaux, créant des situations préjudiciables à l'activité et à l'emploi. Certes, il est nécessaire d'empêcher les abus, et je suis prêt à discuter des moyens réalistes qui répondent à ce souci.
Pour éliminer un autre frein à l'emploi, je renouvelle ma demande de suspension pendant trois ans des seuils sociaux, avec leur cortège d’obligations et de coûts supplémentaires pour les entreprises qui dépassent les chiffres de dix et de cinquante salariés. Il faut forfaitiser les charges sociales en pourcentage du salaire brut pour les moins de cinquante salariés. Il faut se débarrasser de la paperasserie administrative. En réalisant tout cela, oui, on changera le climat !
Le Monde : Pas dans l'opinion, qui risque de vivre dans l'angoisse d'une aggravation de la précarité...
Jean Gandois : Je veux sortir du non-dit et je peux le faire parce tout le monde sait que je ne suis pas insensible à la dimension sociale. Les décideurs de ce pays ne veulent pas détruire la protection sociale, mais il n'est plus possible de la maintenir en l'état. Chacun doit savoir que l'enjeu est l'adaptation du système, pas sa suppression progressive. Il faut oser dire que la réduction du temps de travail ne crée pas d'emplois et qu'elle en détruit si elle est appliquée systématiquement, mais il faut dire, aussi, que la remise en question de l'organisation du travail est un impératif, si l’on veut à la fois maintenir la compétitivité de l'entreprise et satisfaire une partie des aspirations du salarié. C'est dans cette réorganisation négociée que se trouve le gisement des emplois durables.
Le Monde : Que faites-vous pour la croissance au moment où la consommation est en panne et l’investissement en berne ?
Jean Gandois : Il faut, effectivement, une contrepartie : la croissance. Les entreprises françaises ne sont pas assez conquérantes, et les européennes non plus. Nous sommes trompés par la faiblesse de nos importations qui amplifient nos excédents commerciaux. En fait, nous perdons des parts de marché car l'économie mondiale se développe plus vite que la nôtre. Dans le Sud-Est asiatique, l'Europe représente 11,9 % des importations, les États-Unis 14,4 % et le Japon 29,6 %. Nous devons mieux faire la courte échelle à nos PME.
Nous ne sommes pas excellents, non plus, en matière de créations d'entreprises. Il est urgent de nous focaliser sur les secteurs où il existe le plus de possibilités, comme l'externalisation par laquelle des sociétés aident leurs cadres à créer des entreprises pour assurer les tâches qu'elles ne veulent plus assumer.
Le Monde : Est-ce que cela débouchera sur des créations d’emplois, notamment pour les jeunes ?
Jean Gandois : Si la libération du marché du travail et le développement de l’innovation ne contribuent pas à donner du travail aux jeunes, alors tout ce que nous faisons ne sert à rien ! Nous avons le devoir d'apaiser l'angoisse des grands-parents, des parents et des jeunes afin de ranimer la croissance. Je suis convaincu que le dynamisme et la créativité d'une entreprise sont fonction de la présence de la jeunesse dans ses murs.
Il faut d'abord développer les formations en alternance sous contrat de travail. Plus personne ne conteste leur efficacité. Notre objectif est de porter à trois cent cinquante mille par an le nombre des entrées en apprentissage et en contrat de qualification. J'ai demandé aux plus grandes entreprises de France de faire un effort supplémentaire. Une quarantaine de directeurs des ressources humaines travaillent sous la responsabilité de Didier Pineau-Valencienne (PDG de Schneider) pour arrêter un dispositif qui sera annoncé en janvier et prendra, je l'espère, toute son ampleur en juillet, à la fin de l'année scolaire.
Nous proposerons à plusieurs dizaines de milliers de jeunes de formation générale ou technique, titulaires de diplômes allant du baccalauréat au doctorat, des stages longs en entreprise avec le concours de l'éducation nationale, qui les validera.
Le Monde : S’agira-t-il de contrats de travail ?
Jean Gandois : Non, de stages sous statut d'étudiant. Il n'y aura pas de promesse d'emploi, mais la connaissance approfondie de l'entreprise qu'en tireront les stagiaires devrait provoquer un courant d'embauche non négligeable. Il nous faudra aller plus loin pour sortir de la crise et réformer les acteurs de la politique sociale...
Le Monde : C’est-à-dire ?
Jean Gandois : L'État est trop dirigiste en matière sociale. Il intervient partout et tout le temps. Certes, il a pour mission d'éviter les abus, mais en laissant place à l'initiative individuelle et à la politique contractuelle. Usant d'une métaphore routière, je dirai qu'il doit s'occuper des glissières de sécurité et pas de la construction de la chaussée, ni de la conduite des véhicules.
On ne peut rester avec des syndicats éclatés et battus en brèche par des démarches anarchiques. Des patrons viennent me dire que, chez eux, les syndicats représentent moins de 5 % des salariés et ils se demandent pourquoi je négocie avec des gens aussi peu représentatifs. Je ne suis, en aucune manière, partisan de l'élimination syndicale. La situation serait pire encore : il faut que l'on arrive rapidement à la recomposition du paysage syndical. Enfin, il est clair que le patronat doit se rénover. Je présenterai une réforme fondamentale du CNPF en 1997, car celui-ci ne peut plus vivre avec des statuts vieux d'un demi-siècle.
Le Monde : Êtes-vous favorable à la dévaluation du franc proposée par Valéry Giscard d'Estaing pour relancer l'économie ?
Jean Gandois : Non. La parité franc-mark est normale. En revanche, M. Giscard d'Estaing a raison de rappeler que le but de la monnaie unique est de redonner à l'Europe une compétitivité par rapport à la zone dollar. Pour cela il faut que son assiette soit la plus large possible, et dans cette optique je me réjouis que la lire italienne soit revenue dans le jeu européen à un niveau acceptable.