Interview de M. Edouard Balladur, député RPR, dans "Le Monde" du 18 décembre 1996, sur l'insuffisance des efforts d'adaptation aux effets de la mondialisation et sur la nécessité des réformes (baisse des impôts et assouplissement du droit du travail).

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Le Monde : Le pays, le gouvernement et sa majorité sont en butte à une série de difficultés. En matière d’emploi, l’INSEE prévoit, pour le premier semestre de 1997, un taux record de chômage de 13 %. Est-ce la preuve de l’échec du gouvernement ?

Édouard Balladur : L’ensemble du monde n’est pas en crise. Il connaît, au contraire, une grande prospérité. La crise atteint les pays de l’Occident européen, et spécialement la France. La situation internationale est caractérisée par le libre mouvement des capitaux et des produits, ce qu’on appelle la mondialisation. La question est de savoir si la France peut s’abstraire de ce mouvement et, sinon, si la crise qu’elle connaît n’est pas due à l’insuffisance ou au retard de ses efforts d’adaptation.

Ces efforts sont, certes, difficiles. Depuis des siècles, l’idée de réforme était associée à l’idée de progrès. Aujourd’hui, en revanche, les pays de l’Occident européen doivent se demander si l’on n’est pas allé trop loin dans la voie de la protection collective, des prélèvements et des redistributions.

Ces pourquoi les réformes à entreprendre apparaissent souvent comme désagréables, dans un premier temps, avant qu’elles n’aient produit leurs effets heureux pour tous. Il faut, dès lors, expliquer qu’on ne peut conquérir d’avantages à long terme qu’au prix d’inconvénients à court terme.

Le Monde : La campagne présidentielle de 1995 a-t-elle préparé les Français à ce nouvel état d’esprit en vantant les vertus du volontarisme ?

Édouard Balladur : La politique peut faire beaucoup plus qu’on ne le croit souvent. Je ne voudrais pas, parce que nous sommes dans une économie mondialisée, qu’on conclue à une sorte d’impuissance de l’État. Je ne suis pas un ultra libéral. L’État peut agir, par exemple, par une politique fiscale mieux adaptée, par une organisation de l’enseignement et par un effort de recherche également mieux adaptés. Autrement dit, nous ne sommes pas pieds et poings liés dans un monde qui s’imposerait à nous. Il y a aussi une part pour la volonté nationale.

Le Monde : Les Français ne peuvent-ils pas douter des avantages d’une transformation, au surplus douloureuse, qui altérerait la spécificité de leur mode de vie

Édouard Balladur : La vraie question est de savoir si la meilleure façon de ne pas être altéré, pour reprendre ce terme, est d’essayer, à toute force, de ne rien changer. On dit parfois que les Français sont conservateurs. Plus que d’autres peuples ? Je ne sais pas. On ne peut pas, en tout cas, conserver en l’état tous les droits acquis. Aujourd’hui, par exemple, l’espérance de vie s’est considérablement allongée. Qui ne voit les conséquences que cet allongement a sur le régime des retraites ?

Le Monde : Pourquoi, depuis quelques semaines, êtes-vous monté en première ligne sur le thème dit de la « flexibilité » ?

Édouard Balladur : Parlons plutôt d’assouplissement, si vous voulez. Il s’agit de savoir si une protection excessive ne constitue pas une menace, y compris pour ceux qui en bénéficient, dans la mesure où elle entraîne des coûts et des impôts générateurs de chômage. Je crois le moment venu pour les représentants des salariés et des employeurs de se réunir pour étudier, et décider, par la voie contractuelle, quelles simplifications du droit du travail peuvent intervenir sans remettre en cause les protections essentielles.

Le Monde : Que pensez-vous de la mise à l’étude d’une réforme destinée à assurer l’indépendance de la justice ?

Édouard Balladur : Il y a au moins trois choses qui ne vont pas dans notre système judiciaire. D’abord, le sentiment que la justice n’est pas égale pour tous et que la politique influence la justice. En deuxième lieu, le fait que les libertés du citoyen ne sont pas suffisamment défendues : je pense notamment au secret de l’instruction. Enfin, l’abus de la mise en détention préventive est une atteinte aux droits de la personne. Il faut en limiter l’usage.

Le président de la République a eu raison de décider que tous ces problèmes devraient être mis à l’étude. Rien n’est simple : l’indépendance du parquet permettrait-elle une politique pénale homogène sur le plan national ? Comment assurer le déroulement des carrières, qui est, pour l’indépendance de la justice, un élément aussi important que de recevoir ou non des instructions ? Comment éviter une organisation corporatiste de l’autorité judiciaire ?

Le Monde : Comment concevez-vous votre rôle au sein de la majorité ?

Édouard Balladur : J’ai défendu l’idée qu’il fallait abaisser les impôts pour redonner un peu d’air à l’économie. Sur le plan monétaire, j’ai dit que la prospérité de l’Europe dépend aussi du niveau des monnaies européennes par rapport au dollar. Il semble que j’aie été entendu. Maintenant, je propose de discuter de l’assouplissement du droit du travail.

Je crois que la liberté est une idée neuve. Cette liberté doit agir dans le sens d’une adaptation de la France au monde, mais dans le dialogue et en essayant de respecter ce qui fait la spécificité de la société française. Nous nous sommes longtemps enorgueillis d’être un modèle pour le reste du monde. Pouvons-nous l’être encore, et comment ? Pouvons-nous encore inventer cette conciliation entre la compétition et la protection, entre la liberté et la solidarité ? Je suis certain que oui. C’est cela le défi français d’aujourd’hui.

Le Monde : Cela semble aussi correspondre à la volonté de mieux identifier les choix de la majorité par rapport à ceux de l’opposition ?

Édouard Balladur : En effet, les Français ont tendance à penser que, quelles que soient les équipes qui se succèdent, c’est toujours un peu la même politique qui est menée. Quel est le résultat ? Pour exprimer leur lassitude, leur désarroi, voir leur colère, les Français sont tentés de voter pour les extrêmes. Il faut qu’on sache ce que chacun propose. D’anciens clivages, sur la République, la laïcité, voire sur la nécessité de l’Europe, sont, grâce au ciel, un peu dépassés ; mais sur des questions comme le rôle de la liberté, le rôle du dynamisme individuel, le rôle de l’État, la conciliation dans le couple protection-compétition, de vrais désaccords subsistent. Il ne faut pas en avoir peur.

Le Monde : Au sein même de la majorité, une clarification n’est-elle pas nécessaire ?

Édouard Balladur : Dans toutes les démocraties qui ont un système binaire, les partis au pouvoir sont des coalitions. La majorité est organisée autour de deux mouvements, le RPR et l’UDF, mais plusieurs traditions s’entrecroisent : la tradition modérée libérale, la tradition gaulliste et la tradition démocrate-chrétienne. Elles sont unies par des convictions fondamentales, mais il y a des divergences d’appréciation sur l’Europe, le régime fiscal, la protection sociale. Cela a toujours été le cas depuis le début de la Ve République. Il revient au chef de l’État, président de tous les Français, mais aussi chef de la majorité présidentielle, de faire la synthèse. Sous son autorité, le gouvernement est l’arbitre de la majorité. La meilleure façon de vérifier l’harmonie d’une majorité est de regarder les votes du Parlement.

Le Monde : Si le Gouvernement est l’arbitre de sa majorité, ne devrait-il pas, aussi, en être le reflet le plus fidèle ?

Édouard Balladur : Sans doute, mais ce qui compte, c’est la politique à mener afin de retrouver la croissance, pour faire diminuer le chômage. Cela suppose une confiance plus grande dans l’avenir. Elle ne reviendra que si chacun a le sentiment d’être davantage motivé qu’il ne l’est. J’approuve, vous le savez, la politique menée pour réduire les déficits et construire l’Europe, mais il faut une stimulation supplémentaire venant de la baisse des impôts, de l’assouplissement de la réglementation, entre autres. Je me réjouis que le président de la République ait incité le gouvernement à s’engager dans cette voie.