Texte intégral
Le Nouvel Observateur : 20 mars 1997
Le Nouvel Observateur : Vous arrive-t-il de douter de l'unification européenne, de ses vertus ou… ?
Jacques Delors : De ses vertus, jamais, et je ne doute pas non plus qu'elle ne se fasse. Ce dont il m'arrive de douter, en revanche, c'est que cette unification se fasse selon mes voeux. Là, oui, j'ai eu, j'ai encore des moments de découragement. Mais quand je vois ce qui s'est passé dimanche dernier à Bruxelles, quand je vois le mouvement syndical européen porter la bataille au niveau européen et l'ensemble des dirigeants de la gauche française participer à cette grande première, je me dis que l'Europe des citoyens fait enfin ses premiers pas. D'un mal, les licenciements de Vilvorde, sort peut-être un bien – une prise de conscience de la nécessité des luttes sociales pour faire avancer l'Europe. Car sans luttes sociales aucune société ne peut avancer.
Le Nouvel Observateur : Pourquoi est-il si évident pour vous qu'il faille faire avancer l'Europe ? Quelles sont ces grandes vertus l'unification dont vous ne doutez pas ?
J. Delors : La paix d'abord. Hier, l'Europe c'était la peur, voire la haine de l'autre, et une succession de guerres fratricides. Aujourd'hui, même lorsqu'il y a des divergences graves entre nos pays, comme à propos de la Yougoslavie, l'unité se maintient. C'est pour consolider cet acquis qu'il faut continuer d'avancer. Mais fondamentalement l'unification européenne a déjà gagné là son principal pari. Quant à la seconde ambition des pères de l'Europe, elle était de stopper le déclin géopolitique et l'économique d'un continent qui a donné au monde le sens de l'universel, la démocratie et les droits de l'homme. Après la guerre, l'Europe perdait de sa capacité d'action et d'influence. Elle s'est redressée. Mais cette bataille entre la survie et le déclin n'est pas gagnée car la crise du politique est si profonde dans nos pays que les responsables naviguent à vue. Nous manquons de souffle, d'enthousiasme, de vision à long terme…
Le Nouvel Observateur : Parlons-en : cette Europe de vos souhaits, celle dont il vous arrive de craindre l'échec, c'est une Europe sociale, socialiste… ?
J. Delors : C'est avant tout, car tout découle de cela, une Europe fidèle à ses valeurs d'universalisme, de démocratie et de respect de l'Homme – une Europe assez puissante et généreuse pour pouvoir continuer d'être un espoir, un modèle et un repère, dans un monde bouleversé par la globalisation des problèmes et des marchés financiers.
Le Nouvel Observateur : Vous rendez-vous compte de l'abîme qu'il y a entre votre vision de la perception que les Européens ont de l'Europe ? Pour les électeurs, l'Europe est aujourd'hui une conjonction d'impuissance politique et de faillite sociale. Les électeurs ne suivent plus…
J. Delors : Ce n'est pas le cas partout mais nous avons désormais, c'est vrai, à tordre le cou à cette perception de l'Europe comme cheval de Troie de la globalisation. L'Union européenne est au contraire la médiation nécessaire aux pays européens pour maîtrise une globalisation qu'ils ne peuvent pas, de toute manière, refuser de prendre en compte.
Ce n'est pas l'unification de l'Europe qui confronte les pays européens à l'émergence de nouveaux concurrents, à la renaissance économique des États-Unis, à la création d'un marché financier mondial, à ces problèmes d'environnement qui ne connaissent pas de frontières, ou encore à ces nouvelles technologies de l'information sur lesquelles nous avons pris un tel retard.
Europe ou pas, ce sont là les réalités d'aujourd'hui. Alors assez d'incantations. Lorsqu'on critique la construction européenne, il faut se demander ce que nous aurions fait de mieux en ordre dispersé – nous Français, pour commencer. Aurions-nous été plus forte ? Aurions-nous réalisé la politique de nos voeux dans un seul pays ? Quelles auraient été nos possibilités de développement économique ? Où en seraient nos exportations – agricoles entre autres ? Faisons le scénario… Nous serions autrement plus mal en point.
Le Nouvel Observateur : Pour bien des Français, vous faites pensez à ces personnages de dessin animé qui continuent à courir au-dessus du vide sans voir qu'il n'y a plus rien sous leurs pieds. Vous avez bien sûr raison, mais dès lors que les électeurs ne suivent plus vous avez tort…
J. Delors : La désaffection n'est ni si profonde ni si générale. Le problème est qu'il y a corrélation entre la conjoncture économique et l'attitude à l'égard de l'Europe…
Le Nouvel Observateur : Autant dire que ça va mal pour l'Europe…
J. Delors : Disons, si vous y tenez, que le climat n'est pas favorable à l'idée européenne pour deux raisons. La première est que nous n'avons pas profité de la période d'expansion, entre 1985 et 1991, pour assainir nos finances publiques, et que nous nous y sommes attelés après 1992, en période de récession, en appuyant, chacun de notre côté, sur les deux freins en même temps, le frein budgétaire et le frein monétaire. La seconde est que nous avons mis sur le compte de l'Europe ce besoin d'assainissement au lieu de dire que, de toute manière, nous ne pouvions pas continuer de nous endetter sur le dos de nos enfants pour financer les déficits du budget et de la Sécurité sociale. Au lieu de laisser accuser Maastricht, il aurait fallu dire que le nombre des actifs allait diminuer, que la durée de la vie s'allonge…
Le Nouvel Observateur : Admettons que cela ait suffi. Mais maintenant que le mal est fait, croyez-vous à la possibilité de redonner foi en l'Europe ?
J. Delors : Je pense que l'histoire n'est pas un long fleuve tranquille et qu'on ne fait rien sans l'adhésion des peuples. Il faut, en conséquence, remonter la pente mais on ne peut pas récrire l'histoire. Beaucoup d'hommes politiques français font comme s'il était possible de remettre les montres à zéro, de revenir en 1992 et de faire, à partir de là, une autre politique. Cela n'est pas possible. Ce qui est vrai, c'est que l'échéance du 1er janvier 1999 pour la phase finale de l'Union économique et monétaire amène à faire sur une période trop courte et dans un moment de croissance insuffisante les efforts que nous aurions dû consentir en tout état de cause. Cela nous coûte cher, mais si nous abandonnions maintenant les peuples européens auraient alors souffert pour rien.
Je ne vois pas qui pourrait profiter d'une telle incohérence, et c'est la raison pour laquelle je souhaite que l'Union économique et monétaire constitue, à la date prévue, non seulement le couronnement de l'intégration économique mais aussi la rampe de lancement d'une Europe politique. Car soyons clairs : on ne pourrait accepter une union monétaire que n'accompagnerait pas l'union économique.
Si le traité de Maastricht était ainsi violé, si le conseil européen (art. 103) n'adoptait pas chaque année, comme prévu, les grandes orientations du développement économique et social commun – si nous passions, en un mot, à la monnaie unique sans instaurer de coopération entre les politiques macro-économique –, je serais obligé de dire : « Désolé, j'ai été un grand militant européen mais cette Union-là ne me convient pas ».
Le Nouvel Observateur : Les électeurs risquent de le dire avant vous, car personne ne parvient aujourd'hui à leur redonner foi en l'Europe…
J. Delors : Je vous l'ai déjà dit : cela dépend beaucoup de la reprise de la croissance économique, et il faut aussi montrer ce que l'Europe a déjà fait en matière sociale.
Le Nouvel Observateur : Justement : qu'a-t-elle fait ?
J. Delors : Elle a énormément fait. Elle a très significativement aidé à l'évolution vers la parité hommes-femmes. La politique agricole commune a permis aux exploitants de devenir compétitifs sans que les campagnes se désertifient. Les politiques d'aide au développement régional ont considérablement profité à l'Espagne, au Portugal, à la Grèce, à l'Irlande, au Sud de l'Italie mais aussi à la France, dont près de la moitié du territoire bénéficie de ces programmes alors que la politique française d'aménagement du territoire file en quenouille. L'acte unique a donné lieu à une trentaine de directives améliorant les conditions d'hygiène, de santé, de sécurité sur les lieux de travail. La charte sociale et surtout le protocole social ont rendu possibles les deux premières négociations collectives européennes sur le congé parental et la consultation des travailleurs dans les sociétés multinationales. On discute actuellement du travail à temps partiel…
Le Nouvel Observateur : Outre que cela n'a pas été très efficace dans le cas de Renault, cela fait, même à vous entendre, bien peu de choses…
J. Delors : Ne dites pas cela ! Bien peu de choses, l'essor de l'agriculture européenne ? Bien peu de choses, le développement régional ? On ne peut pas se laisser aller à dire ça, car ce serait oublier que rien ne se fait en un jour, que les législations sociales nationales sont le fruit de longues luttes, que chaque pays est attaché à ses propres systèmes de protection et que cela est bien, car ces systèmes sont les principaux instruments de la cohésion sociale et le fondement du sentiment d'appartenance nationale.
Le Nouvel Observateur : Reconnaissez pourtant qu'on a fait l'unité sur les mouvements de capitaux mais pas sur la législation sociale…
J. Delors : S'il n'y avait pas eu d'unité européenne, il y aurait quand même eu libéralisation des mouvements de capitaux, et si la France s'y était refusée, elle serait dans une situation financière déplorable.
Le Nouvel Observateur : Comment définir alors le modèle social européen ? Comment espérer que les Européens y croient encore ?
J. Delors : Ce modèle prend forme beaucoup trop lentement, mais prend forme en s'appuyant sur trois piliers. Le premier, c'est la compétition, celle qui stimule : en d'autres termes, la concurrence. Le deuxième, c'est la coopération, notamment en matière de progrès technique et de recherche-développement, celle qui renforce ou plutôt devrait le faire, car on ne réussit pas bien, sur ce terrain, à faire avancer les choses. Quant au troisième pilier, c'est la solidarité entre régions riches et régions pauvres, entre régions en pointe et régions en reconversion.
Le Nouvel Observateur : Il y a malentendu. Vous décrivez là un modèle économique qui pour n'être pas le modèle libéral n'est pas un modèle social…
J. Delors : Le modèle social de l'Europe, c'est l'enjeu d'une bataille déjà longue, qu'il faut poursuivre et qui n'est pas gagnée. D'un côté, il y a ceux qui disent que la force de la monnaie prime tout, que tout doit y être subordonné car c'est le seul moyen pour nous de rester compétitifs. De l'autre, il y a ceux qui considèrent, comme moi, que le modèle social européen est et doit rester une combinaison du marché et de ses limites, de compromis négociés entre le capital et le travail, et d'intervention de l'État là où elle ne fausse pas directement la concurrence – dans l'éducation, la recherche et l'aménagement du territoire.
Le Nouvel Observateur : Dans ce camp qui est le vôtre, il y a la sociale-démocratie, les syndicats, une partie de la démocratie-chrétienne. Vous y acceptez aussi Jacques Chirac ?
J. Delors : S'il passe des mots aux actes, oui. Autrement, non.
Le Nouvel Observateur : Et en face de vous, qui avez-vous ?
J. Delors : Les apôtres de l'ultralibéralisme : les acteurs du marché financier et la majorité des chefs d'entreprise, aujourd'hui obsédés par la réduction des effectifs. Et puis il y a aussi les conservateurs de gauche, qui veulent intégralement conserver ce qui existe sans faire de distinction entre les principes d'un système de protection sociale et son adaptation aux conditions économiques.
Le Nouvel Observateur : Ne devez-vous pas ajouter à cette liste les pays d'Europe centrale qui, le jour où ils seront entrés dans l'Union, feront pencher la balance non seulement en faveur du modèle libéral mais aussi d'un total alignement sur la diplomatie américaine ?
J. Delors : Leur pente naturelle va dans ce sens, mais il y pourtant un devoir historique à reconnaître l'Europe centrale comme partie de l'Europe. Il faut accepter l'élargissement, et nous devons même nous réjouir de cette réunification. Mais pour éviter que l'Union ne se réduise alors à un grand espace économique, il faut parallèlement accepter qu'au sein des trente futurs pays membres certains puissent aller plus loin que d'autres et constituer une fédération d'États-nations. Ces pays seront ainsi l'avant-garde d'une Europe-puissance, autonome en matière de défense et de politique étrangère et ayant vocation à réunir un jour les trente membres de l'Union.
Si l'on élargissait sans accepter cette différenciation, on pourrait en effet dire adieu à l'Europe-puissance. On irait alors tout droit à l'Europe-espace, et comme cette Europe-là n'aurait aucune âme politique, un jour ou l'autre, quand des difficultés surgiraient, les pays rétabliraient les droits de douane, les protections, les frontières… Quarante ans d'efforts et de succès seraient vite réduits à néant.
Le Nouvel Observateur : Si l'Espagne, l'Italie ou le Portugal ne remplissent pas l'année prochaine les critères de Maastricht, faut-il faire la monnaie unique sans eux ?
J. Delors : Ces trois pays doivent entrer dans l'Union économique et monétaire. Si cela se fait sur une durée de trois ans, entre 1999 et 2002, année de la mise en circulation des euros, il serait souhaitable que leurs représentants siègent, dès 1999, dans les organes de la Banque centrale pour qu'il soit clair que ce délai n'est qu'une phase de transition.
Les Échos : 25 mars 1997
Les Échos : En quarante ans, l'Europe a fait des progrès considérables. Et pourtant, elle semble loin du compte, au lendemain de la guerre froide et en pleine mondialisation de l'économie. Quel bilan en dressez-vous ?
Jacques Delors : Si l'on se réfère à l'idéal des pères fondateurs, le bilan est très positif sur l'objectif essentiel : plus jamais la guerre en Europe. Entre Européens de l'Ouest puisqu'à l'époque des pays de l'Europe de l'Est étaient pour la plupart sous tutelle communiste. Le chancelier Kohl ne manque jamais de rappeler cette formidable avancée : en 1950, il semblait utopique d'imaginer que les adversaires irréductibles d'hier deviendraient partenaires. La deuxième intuition des pères fondateurs, face à une Europe qui s'affaiblissait depuis que la guerre de 14-18 l'avait littéralement vidée de son sang, était de lui permettre de retrouver un rang honorable alors que les États-Unis avaient pris une avance économique considérable. Cela a été l'une de mes grandes motivations, surtout dans les années 70. Or j'ai l'impression que l'Europe n'a pas encore choisi entre la survie et le déclin.
Les Échos : C'est d'autant plus sensible depuis le rebond américain.
Jacques Delors : Il n'y a pas que les États-Unis. Il y a eu le Japon, l'émergence de pays du Sud-Est asiatique… On peut s'en réjouir. Mais nous ne donnons pas l'impression d'avoir une vision de l'avenir. C'était un peu le message délivré par le Livre blanc sur « Compétition, croissance et emploi » que j'avais fait approuver en décembre 1993 par le Conseil européen. C'était la traduction d'une idée simple : il y a eu la période d'or des années 60 durant lesquelles l'Europe s'est modernisée et s'est dotée de systèmes sociaux fort avancés. Ensuite, malgré des phases de progrès, le monde a changé plus vite que nous. C'est pourquoi le projet européen est un projet porteur d'avenir. Il faut le répéter car la politique devient myope.
Les Échos : Vous avez orchestré la mise en place du marché unique. Réalisé pour la circulation des biens et des capitaux, il ne l'est pas totalement ni pour les services ni pour le travail.
Jacques Delors : Ne nous faisons pas d'illusion. Il n'y aura pas avant longtemps un marché européen du travail. Ce qui progresse, c'est un marché du travail pour les cadres supérieurs et les spécialistes très pointus. Mais on peut dire que le grand marché intérieur est réalisé. Il doit être perfectionné ; mais lorsqu'il s'agit de l'énergie ou des télécoms, il faut du temps pour harmoniser les traditions diverses des pays. Et garantir les services publics est un des fondements de la cohésion sociale.
Les Échos : On n'a donc pas pris de retard.
Jacques Delors : Non. Il y a eu un bon engrenage grâce à l'accord sur les 3 propositions de la commission : l'objectif 92 du marché unique, accepté en 1985 ; la modification du traité de Rome, permettant l'acte unique appliqué en 87, la nouvelle constitution financière, l'objectif le plus difficile adoptée en mars 1988 sous présidence allemande et permettant une programmation quinquennale des finances européennes. L'Europe a alors tellement avancé qu'elle a connu une certaine euphorie. D'où ses difficultés, ensuite…
Les Échos : L'Union économique et monétaire semble aujourd'hui se résumer à l'Union monétaire. N'est-ce pas décevant ?
Jacques Delors : Cette déception n'est pas nouvelle. Je demeure persuadé que si on avait pratiqué une stratégie de croissance grâce à une coopération macroéconomique, nous n'en serions pas où nous en sommes. Il y aurait eu plus de croissance, ce qui aurait rendu moins difficile la réalisation des fameux critères de Maastricht.
Les Échos : À quoi attribuez-vous ce manque de coopération ?
Jacques Delors : Il y a eu deux séquences. La première, pendant la période euphorique de 1985 à 1992 où la croissance a repris un rythme satisfaisant. Mais, alors qu'on commençait à parler, dès 1988, d'Union économique et monétaire, on n'en a pas profité pour résoudre les problèmes de finances publiques. On s'y est mis à un moment où la croissance ralentissait. Deuxième séquence : lors de l'unification allemande, une réelle coopération des politiques économiques et monétaires aurait permis d'amortir le choc lié à l'unification, puis son effet dépressif. Or on a fait le contraire des Américains : on a appuyé en même temps sur le frein budgétaire et sur le frein monétaire. Ce qui explique nos mauvais résultats économiques, leur incidence sur la crédibilité même de la construction européenne, le peu de confiance qu'ont nos contemporains dans l'avenir. Il faut en tirer la leçon pour que l'UEM soit la rampe de lancement de l'Europe politique.
Les Échos : Le conseil informel de stabilité préconisé par les Français et accepté par les Allemands est minimaliste.
Jacques Delors : C'est insuffisant. Je dis toujours à mes amis allemands : est-ce que vous accepteriez qu'en Allemagne fédérale, en face de la Bundesbank, il n'y ait qu'un haut fonctionnaire à la chancellerie ? Ils me répondent « absurde ! ». C'est la même chose au niveau européen. En face de la Banque centrale européenne, indépendante, il pourrait y voir des institutions politiques qui s'occupent du volet économique. C'est le traité, rien que le traité, mais tout le traité. Pour être précis, l'article 103. Or le pacte de stabilité et de croissance n'est qu'un pacte de surveillance budgétaire. Pour que le traité soit appliqué, il faudrait définir le processus institutionnel permettant une coopération réelle entre les politiques macroéconomiques.
Les Échos : Le Pacte de stabilité parle aussi de croissance.
Jacques Delors : Ce n'est pas parce qu'au Conseil européen de Dublin on a jouté le mot « croissance » que je suis rassuré. Les mots, trop souvent en France, servent d'action… Si nous n'appliquons pas tout le traité, nous risquons d'avoir un pouvoir monétaire fort – ce qui ne me gêne pas – sans la contrepartie d'une action portant sur les finances publiques mais aussi les politiques de l'emploi, la formation, l'aménagement du territoire, la recherche. L'économie de marché risque d'être rejetée si elle se résume au principe : sur la base d'une monnaie stable, tous les autres facteurs de l'économie doivent s'ajuster.
Les Échos : Les rumeurs se multiplient. Serait-ce une catastrophe si l'avènement de l'euro était repoussé ?
Jacques Delors : Je m'attendais à tout ce bruit. Mais je dis à tous ceux qui doutent ou qui font de la tactique : attention de ne pas casser l'élastique.
Les Échos : Vous le dites aux Allemands ou aux Français ?
Jacques Delors : Aux deux. Les Français auront un réveil brutal s'il n'y a pas d'Union économique face à l'Union monétaire. Ils ont fait beaucoup de progrès. Ils ont renoncé aux délices de l'inflation, ils ont une monnaie stable, ils ont accepté l'indépendance de la banque centrale. Mais la France doit aussi apporter sa tradition à l'Europe, celle de l'équilibre entre la politique économique et la politique monétaire. Les Allemands nous ont apporté le culte de la stabilité, nous devons apporter le souci de l'équilibre et de l'harmonie.
Les Échos : Vous voyez dans les eurogrèves provoquées par l'affaire Renault, un « coin de ciel bleu ». Mais n'est-ce pas une passion négative pour l'Europe sociale ?
Jacques Delors : J'ai réagi à un évènement et à ceux qui, avec sincérité ou hypocrisie, en appellent à l'Europe sociale. Oui, l'Europe doit être plus sociale, mais sachons ce qui a été fait. L'Union européenne a renforcé sa dimension sociale ces douze dernières années, qu'il s'agisse de textes sur les conditions d'hygiène, de santé, de sécurité sur les lieux de travail – une trentaine de directives ; qu'il s'agisse d'une politique agricole commune faisant la synthèse entre la compétitivité et le maintien d'un nombre suffisant d'agriculteurs pour le développement rural. Je terminerai ce bilan par les 3 aspects qui me tiennent le plus à coeur. Le premier, c'est la réforme des politiques structurelles, notamment des politiques régionales. Les crédits ont été multipliés par 6 en douze ans et représentent actuellement 30 milliards d'écus. La France n'est pas oubliée : 46 % de son territoire sont couverts par les politiques structurelles. Deuxième point : dans le cadre du protocole social de Maastricht, signé à onze, nous avons déjà mené à bien deux négociations collectives : l'une, sur le droit à l'information et à la consultation des travailleurs, une bataille de quinze ans ; l'autre, sur le congé parental. Actuellement, les partenaires sociaux discutent des contrats de travail à temps partiel. Troisièmement : dès 1985, j'ai invité régulièrement les organisations européennes du patronat et des syndicats à débattre entre eux des problèmes européens. En fait, l'Europe a continué à se construire parfois dans l'indifférence des Parlements nationaux. Alors quand je parle d'un petit coin de ciel bleu, je veux dire que si l'opinion publique, les travailleurs, les entrepreneurs parlent avec passion de l'Europe, j'en suis heureux car ils comblent un vide devenu insupportable et menaçant. Car on peut remettre sur le chantier les directives sur les licenciements collectifs, le droit à l'information et à la consultation des travailleurs. Aller un peu plus loin.
Les Échos : Jusqu'où peut-on aller ?
Jacques Delors : Jusqu'où ne l'interdit pas la diversité des situations des pays membres. On ne peut pas, par exemple, imposer une solution à la française à des pays qui ont des pratiques plus contractuelles que les nôtres. Avant d'accuser l'Europe, il faut s'interroger sur les solutions qui permettraient de faire face à la globalisation, l'accélération inouïe du progrès technique, le renversement de la situation démographique. Comme l'a expliqué le secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats : même sans Maastricht, il y aurait des restructurations industrielles. L'Europe peut nous aider à maîtriser ces problèmes.
Les Échos : Vous dénoncez la tendance hyper libérale de nombre d'Européens. La forte croissance et le faible chômage de la Grande-Bretagne ne leur donnent-ils pas des arguments ?
Jacques Delors : Il n'y a pas un, mais trois modèles sociaux en Europe. Le modèle issu de la révolution thatchérienne, qui pose question : les structures de l'économie britannique se sont-elles renforcées, une société à deux vitesses n'a-t-elle pas été créée, comme s'en inquiètent dans un récent rapport les églises britanniques de toutes confessions ? Il y a le modèle nordique, caractérisé par un esprit de responsabilité des organisations syndicales et patronales, une grande aptitude à la négociation et au compromis. Et puis il y a le modèle latin, intermédiaire. Si l'Europe était politiquement plus intégrée, un grand clivage se ferait jour entre une forme de capitalisme à l'anglo-saxonne et une autre, l'économie sociale de marché, où les insuffisances du marché sont corrigées par la négociation sociale et par les actions de l'État dans les domaines de l'éducation, de la recherche et de l'aménagement du territoire. Malheureusement, ce clivage n'est pas assez sensible à l'opinion pour la pousser à en débattre, démocratiquement.
Les Échos : L'Europe politique, elle, reste complètement en friche.
Jacques Delors : La partie Union économique et monétaire du traité de Maastricht a été rédigée sur la base d'un rapport d'experts et donc techniquement bien élaborée. Mais la partie politique a été largement improvisée et a fait l'objet de compromis parfois boiteux. Résultat : les textes ne sont pas appliqués. Notamment en matière de politique extérieure et de sécurité commune. La leçon est très importante : ne jamais faire d'annonce qui ne puisse être suivie de réalités concrètes.
Les Échos : La CIG se terminera-t-elle en juin a minima, alors que vous préconisiez le renforcement avant l'élargissement de l'Union ?
Jacques Delors : On peut encore stimuler les énergies, faire preuve d'imagination. Si la paix est un bien absolument sans égal, et que notre devoir historique est de l'étendre à nos frères de l'Est, il faut permettre à une Europe de 25 à 30 pays de fonctionner, c'est-à-dire d'avoir la capacité de décider, d'agir et de se faire comprendre des citoyens.
Les Échos : Quelles seraient vos propositions concrètes ?
Jacques Delors : Tout d'abord, clarifier le processus de préparation des décisions. Ensuite pouvoir décider. C'est-à-dire instaurer des votes à la majorité qualifiée dans les domaines qui ont un caractère vital pour la prospérité de l'Europe. Puis donner à la Commission les moyens d'exécuter les décisions prises, sans être encadrée comme c'est le cas par des comités de fonctionnaires nationaux qui lui tiennent la main. Permettre au Parlement européen d'exercer pleinement son contrôle démocratique et sa capacité d'explication aux opinions publiques. Donner un visage à l'Europe en faisant élire par le Conseil européen, tous les deux ans et demi, un président de l'Union européenne qui travaillerait en étroite liaison avec le président de la Commission. Enfin, instaurer pour ceux qui veulent aller plus loin la possibilité de créer ce que j'appelle une fédération des États-nations.
Les Échos : Rien à voir avec les coopérations renforcées.
Jacques Delors : C'est tout à fait différent. Je ne suis pas d'accord avec la proposition française et allemande qui, partant du souci de ne pas freiner certains, aboutit à créer autour du cercle central de multiples formes spéciales de coopération, sur la TVA, le droit d'asile, un problème social. Cela irait à l'encontre de la transparence, de la simplicité et de la responsabilité démocratique. Ce que je préconise, c'est la possibilité pour certains pays de constituer un noyau dur. Cela leur permettrait d'avoir une politique économique coordonnée, une monnaie commune, de pratiquer ensemble des actions de politique étrangère, et même d'avoir une défense commune. Bien entendu, cette fédération resterait ouverte à tous ceux qui voudraient y adhérer. C'est ça la base du contrat de mariage entre européens.
RTL : mardi 25 mars 1997
O. Mazerolle : Les Européens célèbrent aujourd'hui le 40e anniversaire du Traité de Rome, en proie au doute essentiellement parce que l'Europe de l'emploi a échoué pour le moment. Elle a échoué là où les Américains ont réussi alors qu'ils étaient confrontés au même problème : réduction des déficits budgétaires, réduction du chômage. Pourquoi eux réussissent-ils et pas les Européens ?
J. Delors : Ce n'était pas inévitable. Je rappelle que de 1985 à 1991, sous l'impulsion de la relance de la construction européenne, le marché unique, l'acte unique etc., l'Europe a réussi à créer 9 millions d'emplois nouveaux. Mais à partir de 1991-1992, face à la crise des finances publiques, nous avons appuyé en même temps sur le frein budgétaire et sur le frein monétaire. Le résultat est que nous avons connu un ralentissement de la croissance économique et une augmentation du chômage.
O. Mazerolle : Ça, c'est le diagnostic, mais pourquoi eux, les Américains, ont-ils réussi là où les Européens ont échoué ?
J. Delors : Les États-Unis, c'est un seul centre de décision. L'Union européenne, ce sont 15 centres de décision.
O. Mazerolle : C'est cela le principal motif pour la monnaie unique ?
J. Delors : C'est cela le principal motif, oui.
O. Mazerolle : Il faut dire aussi que les Américains ont réussi également parce qu'ils acceptent la mobilité des salariés, la flexibilité que beaucoup en Europe refusent et notamment les Français ?
J. Delors : Oui, mais enfin vous avez d'un côté des États-Unis sans de bons salaires et sans protection sociale et de l'autre côté, vous avez l'Europe avec du chômage. Le premier modèle n'est pas plus tentant que le second. Il faut faire la synthèse.
O. Mazerolle : Récemment à 7/7, vous avez dit, « je ne suis pas pour vouloir à tout prix l'Union économique et monétaire ». Qu'est-ce que cela veut dire exactement ?
J. Delors : Cela veut dire que l'union monétaire sans union économique, je ne suis pas pour. Et la raison, vous l'avez donnée à propos de votre première question. S'il y avait eu l'embryon de l'union économique entre 1991 et 1996, nous aurions eu trois points de taux de croissance de plus et aujourd'hui, la situation serait meilleure en terme d'emploi.
O. Mazerolle : Est-ce que cela veut dire qu'il pourrait y avoir de raisons qui pourraient vous amener à refuser l'instauration de la monnaie unique ?
J. Delors : Moi personnellement, oui.
O. Mazerolle : Lesquelles ?
J. Delors : Si on n'applique par le Traité. Et le Traité est issu d'un rapport de groupe d'experts que j'ai présidé. Donc je peux en parler en connaissance de cause.
O. Mazerolle : Appliquer le Traité, cela veut dire quoi précisément ?
J. Delors : Appliquer le traité, cela veut dire d'un côté avoir une banque centrale indépendante qui a pour objectif essentiel la stabilité monétaire, la lutte contre l'inflation mais aussi le service de la croissance et du plein emploi. Et de l'autre côté, pour parler comme les Français, un gouvernement économique qui décide chaque année des grandes orientations du développement économique et social, laissant à chaque État, dans le cadre d'une coordination, le soin d'appliquer ces grandes orientations.
O. Mazerolle : On s'y perd un peu au milieu de tout cela. L'Europe sociale, qu'est-ce que cela représente exactement ?
J. Delors : Il faut d'abord cesser d'aboyer et voir ce qui a déjà été fait, même s'il reste encore du pain sur la planche : les politiques structurelles, 26 % du budget communautaire, 46 % du territoire français couvert en faveur des régions en difficulté ou en retard, les conditions de santé, d'hygiène et de sécurité pour les travailleurs sur les lieux de travail, la négociation collective qui a commencé en Europe après que j'y ai consacré huit ans d'efforts avec le droit à l'information et la consultation des travailleurs, le congé parental. Ils discutent actuellement sur le travail avec un contrat à durée déterminée. Tout cela existe. Il faut voir ce que l'on peut faire en plus en obtenant l'accord des gouvernements compte tenu de la diversité des situations, des niveaux de vie, des traditions syndicales, des traditions en matière de négociations collectives.
O. Mazerolle : Un question concrète, Renault, c'est une entreprise qui perd de l'argent. Alors lutter comme le font les salariés de Renault pour empêcher la fermeture d'une usine ou empêcher des réductions d'emploi, est-ce que c'est une lutte contemporaine ou passéiste ?
J. Delors : C'est une lutte contemporaine dans la mesure où L. Wergen a montré une autre voie pour réussir. C'est-à-dire que puisqu'il faut moins de travail pour faire autant de production, pourquoi ne pas réduire le temps de travail et permettre à chacun de conserver son emploi, moyennant bien entendu quelques concessions de la part des salariés. Et qu'est-ce que dit Renault quand on lui pose cette question ? Il répond, les syndicats n'étaient pas prêts à accepter une telle situation. Mais a-t-il essayé ? Non, alors
O. Mazerolle : La monnaie unique, revenons-y. L'application du Traité telle que vous la voyez ne semble pas faire l'affaire des Allemands qui répètent, eux, qu'ils tiennent absolument au respect strict des critères du Traité de Maastricht. Est-ce que cela veut dire que les Allemands essaient de se défausser ?
J. Delors : Non, pas du tout. Ils ont actuellement, à propos de l'Union économique et monétaire, le grand débat que la France a eu en 1992 lors du référendum sur le Traité de Maastricht. Laissons-les débattre entre eux, espérons qu'ils le feront sans encourager leurs peurs et en ayant confiance en eux-mêmes.
O. Mazerolle : Est-ce que l'on n'est pas en train de découvrir tout de même à une grande échelle que les objectifs français et allemands pour la monnaie unique ne sont pas les mêmes ?
J. Delors : En tout cas, la conception de l'Union économique et monétaire n'est pas celle de certains responsables allemands. Je ne parle pas du Chancelier Kohl mais des autres.
O. Mazerolle : J'insiste tout de même, les Allemands, eux, à travers la monnaie unique, y voient la stabilité monétaire…
J. Delors : Oui, mais moi aussi. Pourquoi ai-je le premier essayé de débarrasser la France du cancer de l'inflation. Pourquoi ensuite ai-je demandé cette Union économique et monétaire ? C'est parce que moi aussi je suis pour la stabilité et l'indépendance de la Banque centrale. Mais je dis souvent aux amis allemands, en face de votre Bundesbank, indépendante, est-ce que vous voudriez qu'il y ait seulement un haut fonctionnaire ou des hauts fonctionnaires ? Non, il y a un gouvernement. Et ce gouvernement, il compte. Alors je demande simplement la transposition de ce mécanisme au niveau européen, c'est-à-dire – je le répète – le Traité.
O. Mazerolle : La France semble vouloir insister pour que l'Italie soit dans le lot des premiers pays qui seront acceptés dans la monnaie unique, est-ce que ce n'est pas pousser les Allemands à dire non si on leur impose l'Italie ?
J. Delors : Soyons sérieux ! Tout le monde souhaite, même les Allemands, qu'un jour l'Italie fasse partie de l'Union économique et monétaire. Mais les critères sont les critères. Et on verra l'année prochaine les pays qui peuvent remplir les conditions. Et pour ceux qui ne les rempliraient pas tout de suite – je ne cite pas de nom moi –, on peut trouver une période de transition avec une satisfaction politique. Donc on s'énerve pour rien, là.
O. Mazerolle : Si Français et Allemands n'ont pas les mêmes objectifs, cela peut faire quand même un mariage heureux ?
J. Delors : Je ne sais pas si MM. Chirac et Kohl n'ont pas les mêmes objectifs. Moi, je parle de mes positions, je ne parle pas de celles du président de la République. Jusqu'à présente, il a soutenu à 100 % la marche vers l'Union économique et monétaire.
O. Mazerolle : Je parle des populations.
J. Delors : Ah, les populations, la France n'a qu'à gagner et avoir une monnaie forte parce qu'elle défendra mieux ses intérêts et elle rayonnera. Par conséquent, il n'y a pas d'opposition, contrairement à ce que disent les adversaires de la construction européenne, entre la France et l'Europe. Il y a concordance des intérêts historique de l'une et de l'autre.
O. Mazerolle : Si Français et Allemands ne parvenaient pas à se mettre d'accord, ça serait vraiment une catastrophe ?
J. Delors : Oui, mais il n'y a pas qu'eux, il y a 15 pays dans la Communauté.
O. Mazerolle : Oui mais enfin, sans Français et Allemands, on ne peut pas faire la monnaie unique ?
J. Delors : Bien sûr, mais je suis sûr qu'ils se mettront d'accord.
La Montagne : 9 avril 1997
La Montagne : Une Union politique européenne, prenant en compte le social, ne devrait-elle pas constituer un préalable à la mise en place de l'Union économique et monétaire ?
Jacques Delors : Lorsque les hommes politiques ont poussé des cris d'orfraie après la décision de Renault de fermer son usine à Vilvorde, c'était pour certains de l'hypocrisie, pour d'autres de l'incompétence. Car il existe, même si elle n'est pas encore suffisante, une dimension sociale à la construction européenne. L'Europe n'aurait jamais progressé si on avait institué une Sécurité sociale avant même de créer le grand marché. Qu'on le veuille ou non, depuis cinquante ans, l'Europe s'est construite par l'économie.
La Montagne : Mais aujourd'hui la politique n'a-t-elle pas rattrapé l'économie ?
Jacques Delors : Oui, puisque le succès de la réalisation du grand marché intérieur et des politiques structurelles ont permis à l'Europe d'entrer dans la vie quotidienne de chacun. Aussi faut-il maintenant penser à sa dimension politique et à sa dimension sociale.
Le 1er janvier 1999, date de la mise en oeuvre de l'Union économique et monétaire, selon un agenda qui sera respecté puisque les conditions posées par le traité devraient être remplies, servira de test. Ayant présidé le comité d'experts qui a servi de cadre à l'Union économique et monétaire, je suis bien placé pour affirmer que l'existence de ce pilier économique permettra une coopération entre les politiques macro-économiques et constituera une valeur ajoutée aux politiques nationales. En tant que citoyen, je ne pourrai jamais avaliser une Union économique et monétaire qui ne marcherait que sur la jambe monétaire. Pour cette raison, le premier test grandeur nature, dans lequel j'inclus la dimension sociale, sera constitué par l'existence, face à la banque centrale européenne, d'un gouvernement économique européen.
La Montagne : Une divergence apparaît entre l'Allemagne et la France sur l'élargissement européen, Paris souhaitant un accueil accéléré de nouveaux pays et Bonn ayant une position plus réservée. Quelle est votre position ?
Jacques Delors : Il y a toujours eu dans le tandem franco-allemand des écarts de langage, mais à la fin des fins, les deux pays sont toujours tombés d'accord. Si aujourd'hui les pères de l'Europe étaient là, ils nous diraient à coup sûr que notre devoir historique est d'étendre les valeurs de paix et de coopération mutuelle aux autres pays européens qui ont été séparés de nous par un décret funeste. C'est donc notre devoir de le faire, mais dans des conditions telles que ne soit pas gâché l'édifice politique de l'Europe. En conséquence, il faut concilier élargissement et approfondissement, et je ne sais pas si on en a bien conscience au sein de la conférence intergouvernementale.
Les pays de l'Europe de l'Est et du Centre ont deux inquiétudes : leur sécurité interne et externe et leur adaptation à la nouvelle donne économique. En ce qui concerne la sécurité, nous pouvons imaginer très vite un cadre général à même de les rassurer, et pour ce qui est de leur adaptation à la nouvelle donne économique, il leur faut être raisonnable. Certes, ils ont besoin d'un signal politique fort, mais pour des raisons, qui tiennent à la fois à leurs intérêts et aux nôtres, je pense notamment à notre agriculture, du temps et de rudes négociations seront nécessaires. Rappelons-nous que sept ans de préparation ont été nécessaires avant que le Portugal et l'Espagne puissent entrer dans la Communauté européenne.