Texte intégral
Le Monde : Les ministres européens chargés de la Poste se réunissent le 27 septembre pour tenter de parvenir à un accord sur un projet de directive libéralisant la distribution du courrier. Après les télécommunications et l'électricité, va-t-on assister à une déréglementation du courrier ?
François Filon : La France va tout faire pour éviter que l'Europe s'engage dans la déréglementation du secteur postal. Comme les autres pays, nous avons intérêt à ce qu'une directive mette fin à la situation de non-droit actuelle qui permet à la Cour européenne de justice de déréglementer par voie de jurisprudence. Mais la Commission et certains États très libéraux exercent une pression très forte pour ouvrir le secteur postal à la concurrence, et la France s'y oppose.
Le Monde : Que propose la présidence irlandaise ?
François Filon : Son texte est encore plus libéral que celui de la présidence italienne que nous avions refusé en juin et surtout que la proposition initiale de la Commission. Il propose de libéraliser totalement, à partir de 2001, le publipostage, c'est-à-dire les mailings, et le courrier transfrontalier. La France refuse cette double libéralisation. Même si elle admet qu'en 2001 les Quinze se retrouvent pour faire un bilan de l'application de la directive.
Le Monde : Quels sont vos arguments ?
François Filon : Ils sont de deux types. La Commission a produit un document sur le service universel, c'est-à-dire sur le service auquel a droit chaque citoyen, qui nous convient. Dans ce texte, la Commission estime qu'il est possible de maintenir un champ réservé au service public pour le financer. En restreignant ce champ réservé, le projet de directive rend ce financement insuffisant. L'adoption de ce projet reviendrait à libéraliser 15 % du chiffre d'affaires de la Poste. Cela remettrait en cause son rôle de service public et l'obligerait à ne retenir que la compétitivité comme critère de gestion et à abandonner son rôle d'aménagement du territoire, en milieu rural et dans les banlieues. En outre, la libéralisation du publipostage est perverse, car le secret de la correspondance rend impossible toute vérification sur le contenu publicitaire ou non d'un courtier. C'est particulièrement vrai pour le courtier des entreprises. Le danger est réel que, derrière cette mesure d'importance relative, tout le courrier soit, in fine, libéralisé.
Le second argument de la France concerne le fonctionnement des institutions européennes. Jusqu'à présent, les services publics n'ont été libéralisés qu'après un consensus des États membres, parfois long à obtenir. Sur le dossier postal, certains menacent de nous contraindre en nous mettant en minorité. En cas de désaccord, la Commission veut s'emparer du dossier et décider à la place des États. Ce détournement de l'esprit des institutions et cette méconnaissance du principe de subsidiarité pourraient déboucher sur un conflit politique.
Le Monde : Sur ce dossier, la France est-elle isolée ?
François Filon : Pour renforcer les rangs de ceux qui partagent notre attachement au service public postal et au rôle qu'il joue dans l'aménagement du territoire, j'ai rencontré ou eu des contacts téléphoniques avec mes collègues italien, irlandais, luxembourgeois, belge, espagnol, grec, portugais, allemand ainsi qu'avec les commissaires européens Karel Van Miert et Martin Bangemann chargés de ce dossier. Cette tournée m'a permis de voir que la France, la Belgique, le Luxembourg, la Grèce et le Portugal partagent la même analyse et disposent donc d'une minorité de blocage solide.
Le Monde : Seuls des petits pays soutiennent la France…
François Filon : C'est pourquoi nous sommes dans une situation fragile face à l'Europe du Nord, engagée dans un processus de libéralisation, voire de privatisation, du courrier, comme en Allemagne. Mais Alain Juppé a écrit au président de la Commission, Jacques Sauter, et à la présidence irlandaise pour insister sur la nécessité d'un consensus sur ce dossier, qui pourrait, je le répète, déboucher sur un vrai conflit politique. Il est nécessaire que la Commission et les États comprennent que la France ne reculera pas et que cette question est politique.