Texte intégral
Paris-Match : Cet été, dans une France encore en vacances, vous avez lancé cet avertissement : « Si ça continue, je suis prêt à casser la baraque ! » Pourquoi ce cri du cœur ?
René Monory : Après une longue carrière, je suis devenu un homme politique malheureux. Je vois sans arrêt autour de moi des gens au chômage. Pour un politique digne de ce nom, c'est insupportable…
Paris-Match : Vous appartenez donc au camp des déçus du chiraquisme, un an après l'élection présidentielle ?
René Monory : Je n'appartiens ni au camp des moroses ni au camp des pleureurs, mais plutôt celui des imaginatifs. Je n'attendais pas des miracles de l'élection de Jacques Chirac. Ce gouvernement n'est responsable ni des 3,5 milliards de dettes accumulées depuis quinze ans ni de la faillite de la sécu. Alain Juppé a commencé à attaquer les réformes, ce que personne n’avait osé avant lui. Je savais qu’il y aurait du langage. Il y en a. Mais il faut aller encore plus loin. Une société qui n’est plus capable de mettre au travail ses jeunes qui sortent du système scolaire est foutue.
Paris-Match : À mots couverts, vous critiquez la mollesse du gouvernement pour enrayer le chômage ?
René Monory : Il a fait la réforme de l'armée. Il a bien travaillé sur la sécu, il est en train de redresser la SNCF, de privatiser France Télécom. Maintenant, l’objectif numéro un est, coûte que coûte, de baisser le chômage. Si, d'ici à fin 1997, on ne compte pas 300 000 à 400 000 chômeurs de moins, nous perdrons les législatives.
Paris-Match : Êtes-vous de ceux qui préconisent d’assouplir les critères de Maastricht, ou de retarder le calendrier, pour permettre à l’État de relancer la machine économique, grâce à un budget moins draconien ?
René Monory : Je suis catégorique. Sûrement pas. Ce n'est pas pour Maastricht que l'État fait une gestion rigoureuse, mais parce qu'il n'a pas d'autre choix. Regardez partout en Europe : les élections en Italie ont produit un gouvernement de gauche ; en Espagne, un gouvernement de droite. Trois jours plus tard, dans les deux pays, les nouveaux dirigeants ont tenu le même discours de la rigueur. La France ne peut plus s’offrir la fuite en avant ruineuse qu’elle a connue depuis quinze ans.
Paris-Match : Selon de brillants experts économiques, mais aussi d’après Edouard Balladur ou Alain Madelin, la France connaît une période de déflation qui étouffe l’activité économique. Êtes-vous d’accord ?
René Monory : La déflation, c'est l'absence d'argent. De l'argent, il y en a. Trop même, puisque les banques ont en caisse 100 milliards d'épargne supplémentaire par rapport à la normale, ce qui représente 1,5 % de croissance en moins. Il ne faut pas confondre déflation et manque de confiance.
Paris-Match : Imaginez une seconde que vous soyez Premier ministre. Que feriez-vous pour relancer la confiance et inciter les Français à investir et consommer ?
René Monory : Je mettrais le paquet sur l'emploi pour réussir la seule chose qui compte : remettre les gens au travail. El je mobiliserais l'épargne en arrêtant le trop-plein de dépenses de fonctionnement inutiles.
Paris-Match : Vos approuvez donc le gouvernement lorsqu’il limite les conditions d’attribution du RMI ?
René Monory : Les pays développés sont de plus en plus égoïstes. Je comprends que quelqu'un qui n'a pas d'argent, un smicard, confie la charge de ses enfants et même de ses parents à la collectivité. En revanche, si on gagne 40 000 francs par mois, c'est scandaleux... J'approuve donc entièrement la décision d'examiner les dossiers des RMIstes au cas par cas.
Paris-Match : Pour vous, le gouvernement a-t-il fait un pas suffisant dans la baisse du nombre des fonctionnaires ?
René Monory : Le gouvernement a décidé de ne pas remplacer 7 000 fonctionnaires partant à la retraite l'an prochain. Cela me paraît très insuffisant lorsque l'on sait qu'il y a 60 000 départs chaque année. Il aurait dû tabler sur 25 000.
Paris-Match : Comment voulez-vous redonner le moral aux Français et l'envie de consommer, lorsque vous supprimez des emplois el que vous serrez les solaires ?
René Monory : La France a besoin d'une fonction publique digne et de valeur. Mais les syndicats sont en train de faire le malheur de leurs mandants en les paupérisant. Le calcul est simple : le salaire des fonctionnaires représente un tiers du budget de l’État. Alors, en période de restriction générale, soit on baisse leur nombre et on continue à les payer correctement, soit on les accumule et, forcément, leur niveau de vie baisse. Regardez l’exemple américain : qu’on le veuille ou non, qu’on les juge bien ou mal, là-bas, ça marche. Jamais, depuis 1989, le chômage n'a été aussi faible. Pourquoi ? Comme nous, ils ont connu vingt ans de croissance forte à 4 %, voire 6 %. Comme nous, depuis dix ans, ils vivent avec des croissances d'à peine 2 %. La différence : depuis dix ans, ils n’ont pas distribué de pouvoir d'achat supplémentaire, ni au public ni ou privé. Ils ont investi. Pendant ce temps, nous, les Français, avons continué à distribuer allègrement 4 % de pouvoir d'achat par an. Et comment avons-nous payé ? En empruntant, emprunt qu'il faut aujourd'hui rembourser. C'est l'histoire de la cigale et de la fourmi.
Paris-Match : « Et si, enfin, on baissait les impôts », lanciez-vous, publiquement fin avril dans une tribune au quotidien « Le Monde », où vous écriviez que le trop-plein d’impôts est le véritable facteur de démobilisation de l’économie. Estimez-vous que le gouvernement vient d’administrer à la France le choc fiscal dont elle a besoin ?
René Monory : J'aurais été beaucoup plus loin dans la baisse de l'impôt sur le revenu. Pour une raison simple : si les gens qui créent ou peuvent créer 10 richesse ont le sentiment d'être matraqués par l'impôt, ils emportent leur argent ailleurs. C'est ce qui commence à se passer à échelle non négligeable.
Paris-Match : Revenons à l'emploi. La politique actuelle ne vous satisfait pas. Pourquoi ? Et que feriez-vous ?
René Monory : La politique de l'emploi ne me satisfait pas, mais le gouvernement n'est pas en cause. C'est le système. Depuis quinze ans, on empile les mesures les unes sur les autres, l'une venant contrarier la suivante. On a fait une compilation de fausses mesures qui sont devenues un maquis inextricable. Casser la baraque, c’est supprimer deux tiers de ces aides pour rebâtir une politique moderne de lutte contre le chômage.
Paris-Match : Le gouvernement Juppé estime avoir engagé la réforme en faisant, l'an prochain, 20 milliards d'économies sur les centaines de milliards d'aide à l'emploi. Estimez-vous qu'il est sur la bonne voie ?
René Monory : Je pense que le gouvernement fait une erreur d'analyse. Contrairement à ce qu'il semble espérer, ou rêver, la croissance ne reviendra pas dans les dix prochaines années. Nous ne dépasserons pas 2 % par an. Pour combattre le chômage, il faut donc changer complètement nos vieilles méthodes. Et prendre conscience des trois défauts majeurs du traitement actuel du chômage : beaucoup d'anonymat, aucune souplesse et des fonctionnaires irresponsables face aux chômeurs. Je vous donne la preuve éclatante de l'inefficacité de ce système. Voici quelques mois, Alain Juppé a réuni les préfets et leur a dit : « Vous allez prendre en main le dossier de l'emploi. » Résultat : zéro. Car le préfet n'a pas le pouvoir. La première réforme consiste à décentraliser la distribution des aides à l'emploi pour la rapprocher du terrain. De Paris, on ne comprend rien. Je propose d'augmenter le pouvoir du préfet sur les fonctionnaires en région et d'instaurer une cogestion des crédits d'aide à l'emploi entre les préfets et les élus locaux.
Paris-Match : Vous avez lancé l'idée, cet été, de remplacer le service militaire par une armée économique du XXIe siècle, en envoyant 150 000 jeunes Français à l'étranger comme notre fer de lance à l'exportation. Où en est ce projet ?
René Monory : Jacques Chirac trouve que c'est la meilleure idée possible. Toul le monde la trouve merveilleuse, y compris les directeurs des ressources humaines des grands groupes industriels français. Maintenant, il faut la mettre en forme. Ce n'est pas une simple question d'argent mais de souplesse. L’obstacle numéro un, c'est encore l'intervention de fonctionnaires qui vont dire à un patron : « Non, vous ne pouvez pas envoyer ce jeune à l'étranger pour telle et telle raison ». Les règlements, il y en a marre. On retrouve le même problème du côté de l'aménagement du temps de travail : je suis très favorable à la loi Robien. Mais, de grâce, étudions avec le maximum de souplesse et de négociations, entreprise par entreprise, la baisse de la durée du temps de travail.
Paris-Match : Et le débat sur la modification du scrutin pour instaurer un peu de proportionnelle ? Fallait-il le lancer ?
René Monory : Je suis très choqué que ce débat soit lancé. On donne l'impression d'avoir peur de perdre les législatives. Dans ce domaine, j'ai toujours été gaulliste : l'actuel mode de scrutin permet de dégager une vraie majorité. C'est ce qu'il faut pour bien gouverner. Les minorités s'expriment ailleurs, dans les journaux, à la télévision.
Paris-Match : Que pensez-vous des nouvelles alliances qui voient le jour entre Madelin et Chirac, Balladur et Séguin...
René Monory : Ce sont des alliances de circonstance. Moi, je suis attaché à une certaine éthique.
Paris-Match : Un grand débat s'est instauré en France après certaines déclarations de Jean-Marie Le Pen. Quel est votre sentiment ?
René Monory : Si on ne parlait pas plus de lui que moi je ne le fais, il n'existerait pas.
Paris-Match : Si vous aviez un conseil à donner à Alain Juppé, que lui diriez-vous ?
René Monory : Le Premier ministre fait des réformes. Qu'il ne lâche pas le morceau et, surtout, qu'il continue ! Qu'il cherche toujours à faire la démonstration de sa pugnacité !
Paris-Match : Ne doit-il pas faire d’urgence la paix avec les balladuriens et enterrer le passé de la campagne ?
René Monory : Je le dis régulièrement au Président de la République et au Premier ministre : « Vous avez gagné, il faut maintenant faire la paix, les Français attendent autre chose, et les vainqueurs doivent être les plus magnanimes.