Tribune de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale de la recherche et de la technologie, dans "Le Monde" du 18 décembre 1999, sur la volonté de maitriser les nouvelles technologies, notamment dans les domaines du droit, de la recherche scientifique et de l'éducation.

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  • Claude Allègre - Ministre de l'éducation nationale de la recherche et de la technologie

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Cette société de l’information, ces méthodes modernes de transmission du savoir, la meilleure manière de les maîtriser et de les réguler, c’est de les apprendre très tôt, et par là, de les démythifier


On l’a dit, prédit, écrit : le savoir sera la matière première du XXIe siècle. Ce qu’on voyait venir avec une logique imparable, qui justifiait tous les raisonnements intellectuels, est là, devant nous, réalité aveuglante et troublante. On réalise soudain que cette matière grise intellectuelle entraîne avec elle les mêmes conséquences que toute matière première : commerce, argent, pouvoir, tentation du monopole, bref ce qui transforme tout objet – fût-il intellectuel – en marchandise.
Le commerce de cette marchandise virtuelle qu’est l’esprit aura lieu – a déjà lieu – à l’échelle mondiale, sans frontières et, pour l’instant, sans contrôle clair. Marchandise impalpable, qui ne se transfère que de cerveau à cerveau, se transporte aisément d’un bout à l’autre de la planète, a un coût, un prix, une valeur marchande.
Lorsqu’en 1948 Claude Shannon inventa le concept de « quantité d’information » pour étudier rigoureusement la meilleure manière de transmettre des signaux radio à travers l’Atlantique, il ne savait pas qu’il allait, avec ce concept technique, bouleverser le monde, rendre mitoyennes des disciplines a priori aussi diverses que l’électronique, les mathématiques et la biologie (en attendant demain la chimie). Car l’étude de l’ADN comme celle des ordinateurs et de ses applications multiples ont un dénominateur commun : l’information. Et l’on propose de breveter une séquence d’ADN comme un brevète un logiciel, ou un algorithme pour écrire de la musique ou pour fabriquer une image de synthèse.
Cette information impalpable, immatérielle a donné naissance à une technologie d’une puissance inégalée dans l’histoire des sciences. Le numérique envahit tout. Livre, musique, cinéma, peinture, graphisme, mathématiques : tout relève désormais du numérique, tout est susceptible d’une même technologie, universelle, bon marché, commode d’emploi. Elle s’impose par une sorte de démocratisation d’une offre non demandée, mais mise à la disposition de tous ! Internet est devenu le symbole de la technologie à la porte de tous.
Saurons-nous contrôler, maîtriser ce nouvel univers, ou devrons-nous accepter d’être entraînés dans un chaos tourbillonnant dont nous ne serions que les spectateurs ou les clients ? Sous une apparence de démocratie généreuse, ces gigantesques réseaux d’information ne vont-ils pas accroître les inégalités, entre les hommes, les sociétés, les continents, ne vont-ils pas rendre l’homme moins que jamais responsable de son destin ? Nos objets culturels, nos langues véhiculaires, nos modes d’éducation, nos patrimoines génétiques vont-ils, sous prétexte des libres-échanges, être hybridés et finalement uniformisés ?
Face à ces problèmes, deux attitudes seraient également désastreuses : essayer de construire des lignes Maginot artificielles pour s’opposer à l’inévitable évolution technologique du monde, et accepter telle quelle l’évolution du monde, la logique du libéralisme intégral, en se contentant de chercher à s’adapter individuellement, au mieux, au modernisme. La première attitude est celle du nostalgique grincheux ; la seconde est celle du petit débrouillard libéral. L’une et l’autre sont des défaites : l’une par aveuglement, l’autre par accablement. La seule attitude qui corresponde à ce que nous sommes est de chercher à maîtriser cette évolution, à l’organiser, à l’humaniser, pour le profit du plus grand nombre.
Il faut tout à la fois participer à un effort de régulation et faire face dans la compétition. Trois domaines vont jouer un rôle fondamental : le droit, la recherche scientifique et l’école.
Le droit, parce que ce monde de l’information a besoin de règles, de règles nouvelles et reconnues à l’échelle de l’Europe et du monde. Il faut réglementer internet à l’échelle mondiale. Il ne s’agit pas de transformer Internet en un réseau réservé aux seuls initiés et d’en supprimer le caractère convivial, mais de réglementer tout ce qui touche au commerce, aux déviances violentes ou autres, au crime organisé et à l’épineux problème de la « cybermonnaie ». Il faut aussi mettre en place une réglementation mondiale sur la propriété intellectuelle, sur les brevets de logiciel, les brevets concernant le génome ou les médicaments, sur la priorité des découvertes, etc. Il faut encore mettre au point des règles de comportement dans les discussions commerciales dont le contenu scientifique est à la lisière des connaissances, qu’il s’agisse des OGM ou des produits issus des cultures d’embryons, sans parler de la réglementation des fréquences utilisées par les satellites ou de la diversité culturelle.
La recherche scientifique est bien sûr, aussi, une des clefs de l’avenir. Il faut que ses frontières, ses priorités, ses structures évoluent avec les progrès de la connaissance. Il faut que le transfert de ces découvertes se fasse avec rapidité vers la technologie et le monde de l’entreprise comme du côté d’un enseignement supérieur qui devra continuer à s’adapter.
Encore faut-il que la jeunesse éduquée et formée à ces nouvelles évolutions du monde soit elle-même en mesure d’assumer ses responsabilités de création et d’impulsion et ne soit pas engluée dans des structures trop hiérarchiques et trop technocratiquement contrôlées. C’est pour satisfaire à ces conditions que le gouvernement a donné à la biologie et aux sciences de l’information la priorité. Le Commissariat du Plan suggérait de consacrer 400 millions de francs par an supplémentaires à la biologie pour être à la hauteur des enjeux ; nous en metttrons 600 millions dès cette année. On parlait de 300 millions par an supplémentaires pour les technologies de l’information ; nous en mettront 500 millions par an.
C’est pour satisfaire à ces conditions que nous avons fait voter la loi sur l’innovation, mis en place le capital-risque, les incubateurs, les concours de création d’entreprises innovantes avec des succès qui se confirment chaque jour. C’est pour satisfaire ces exigences que nous avons pris une série de mesures spéciales pour que les jeunes chercheurs puissent créer leur entreprise ou leur propre équipe de recherche et accéder plus rapidement aux postes de responsabilités.
C’est dans le même esprit que nous cherchons à améliorer l’implantation internationale de notre potentiel intellectuel : création de l’agence Edufrance pour attirer plus d’étudiants étrangers, organisation de laboratoires de recherches dans les grands pays du monde : Inde, Chine, Japon, Etats-Unis.
Mais c’est l’éducation qui est la clef la plus importante de notre avenir. D’abord, il faut conforter notre système d’éducation nationale en tant que service public républicain assurant l’égalité des chances pour tous. Il faut rester ferme sur le principe d’une université gratuite, financée directement par l’Etat, et ne pas tomber dans l’illusion du financement par les droits d’inscription qui ouvrirait notre espace universitaire aux initiatives privées étrangères. Il faut rester ferme sur la nature des diplômes et des grades et le rôle de garantie et de monopole de l’Etat.
Il faut aussi, bien sûr, que, sans abandonner ses objectifs traditionnels d’une instruction publique, notre éducation nationale soit résolument moderne.
Cette société de l’information, ces méthodes modernes de transmission du savoir, la meilleure manière de les maîtriser et de les réguler, c’est de les apprendre très tôt et, par là, de les démythifier. En même temps, l’éducation doit permettre de réfléchir sur les concepts nouveaux d’information, de communication, de société de l’intelligence, afin de les dominer et de ne pas être dominés par eux. La philosophie, en particulier la philosophie des sciences et des techniques, est plus importante aujourd’hui que jamais. L’éthique biologique ou technologique, les relations sciences, techniques, art, société doivent être discutées, pensées et soupesées.
Lucides sur l’évolution du monde, nous ne voulons pas le subir. Conscients des faiblesses que nous devons combler, nous sommes aussi assurés de nos forces, de nos atouts. Nous sommes décidés à gagner la bataille de l’intelligence, nous cherchons à nous en donner les moyens.