Texte intégral
Libération - 20 juin 1996
Jacqueline Coignard : Sur quels points les débats ont-ils été les plus animés ?
Jean-Pierre Raffarin : Le gouvernement a fermement défendu sa position face à tous les amendements qui cherchaient à modifier la composition des commissions (1) ou à déplacer le seuil d’autorisation d’ouverture. Ainsi, l’idée d’ouvrir les commissions aux représentants des chambres d’agriculture, par exemple, nous semblait mal venue. Plusieurs défenseurs de l’agriculture ont d’ailleurs reconnu que ce n’était pas forcément rendre service aux agriculteurs que de les mêler à ce débat. En tant que fournisseurs de toutes les formes de distribution, ils auraient été juges et parties. La réforme est articulée autour de deux idées fortes : descendre le seuil pour sélectionner tous les projets à partir de 300 m2, et avoir des commissions équilibrées, resserrées et ne décidant qu’à la majorité qualifiée. Et cela dans l’objectif de maintenir la diversité du commerce. C’est ça l’essentiel et cela a été préservé.
Jacqueline Coignard : Pourtant jusqu’au dernier moment, les sénateurs ont tenté de porter à 1 000 m2 le seuil d’autorisation d’ouverture pour les magasins non alimentaires.
Jean-Pierre Raffarin : Nous souhaitons une instruction transparente des dossiers à partir du seuil de 300 m2, pour faire le tri entre bons et mauvais dossiers. Le fait d’avoir deux seuils rendait les choses compliquées. Et un grand nombre de professions non alimentaire — la parfumerie, l’optique, le jouet… — vont voir leur forme de distribution profondément modifiée. Les problèmes de la distribution non alimentaire sont encore en grande partie devant nous, et le fait de pouvoir instruire les dossiers va permettre aux élus, non pas de les subir, mais de les maîtriser.
Jacqueline Coignard : Plusieurs amendements concernent l’hôtellerie, un secteur qui n’avait pas été évoqué dans le texte initial.
Jean-Pierre Raffarin : Ce sont les députés qui ont souhaité mettre ce secteur dans le champ de la loi, en demandant l’examen de tous les projets supérieurs à 20 chambres. Le Sénat l’a retiré. L’arbitrage se fera donc en commission mixte paritaire. Quoiqu’il en soit, cette disposition sera intégrée dans le plan en faveur de l’hôtellerie que Bernard Pons va présenter. Le débat est équilibré : en général, dans les milieux ruraux, les élus de prononcent pour une maîtrise de l’hôtellerie ; dans les secteurs touristiques, ils préfèrent une plus grande liberté. Le débat en commission mixte paritaire sera très ouvert.
Jacqueline Coignard : Les partenaires ont aussi intégré les multiplexes de cinéma dans la loi.
Jean-Pierre Raffarin : Il s’agit d’une initiative des députés, en l’occurrence de Francis Saint-Ellier, député UDF du Calvados. J’avais de la sympathie pour cette idée, car dans de nombreuses villes moyennes, le développement de ces structures risquait de conduire à des logiques de campus et de ghettos pour jeunes à l’extérieur des villes. A Poitiers, à Angoulême ou à La Rochelle, les jeunes sont attirés au centre-ville par le cinéma qui joue un rôle de locomotive pour les autres activités. Si les multisalles se développaient à l’excès, on enfermerait les jeunes dans leurs campus universitaires, bien souvent construits — à tort — à la périphérie des villes. Sur le sujet, le Sénat a voté un amendement du gouvernement instaurant un seuil de 1 500 places pour tout projet nouveau et 2 000 places pour toute modernisation en centre-ville. Cet amendement devrait demeurer dans le texte final.
Jacqueline Coignard : On reste malgré tout sur l’impression que ce texte voté dans l’urgence n’est qu’une loi intermédiaire. Que la vraie réforme de la loi Royer n’interviendra que dans deux ans, lors de l’élaboration des fameux schémas territoriaux d’urbanisme commercial.
Jean-Pierre Raffarin : Nous avons fait vite pour ne pas nous retrouver sans nouvelles règles du jeu à la fin du gel des autorisations d’ouverture. Mais ce n’est pas un texte de circonstance. Compte tenu de la difficulté de mettre en place des schémas territoriaux, d’en définir le périmètre, de définir la méthode de l’enquête, la valeur juridique — comment donner force de loi à un schéma ? —, il nous faudra du temps. Je compte beaucoup sur cette perspective, même si j’en mesure la complexité : les plans d’occupation des sols ne se sont pas faits en deux ans. En résumé, j’envisage deux hypothèses pour l’avenir à moyen terme. La première — minimale — dans laquelle le schéma territorial ne serait qu’un simple outil d’information des commissions. La seconde — plus ambitieuse — serait de voter une nouvelle loi pour définir juridiquement les schémas territoriaux, leurs conditions d’élaboration et d’application, etc. Cela demande un travail important.
(1) Commission départementale d’équipement commerciale (CDEC), formée par trois maires (ceux des villes d’accueil et des plus peuplées du département), et trois socio-professionnels (chambres de commerce et des métiers, représentant des consommateurs).
La Tribune Desfossés - 24 juin 1996
Michèle Cohen-Chabaud : Dans quel délai doit s’appliquer l’ensemble législatif sur la concurrence — préparé par Yves Galland — et l’urbanisme commercial, défendu par vous-même, actuellement en fin de parcours devant les chambres ?
Jean-Pierre Raffarin : Les deux lois auront été votées avant le 1er juillet, comme le Premier ministre s’y était engagé lors de la présentation du plan PME pour la France, à Bordeaux, en novembre 1995. L’ensemble des dispositions s’appliquera au plus tard le 14 octobre, le lendemain du gel de six mois des autorisations d’ouverture, qui prend fin le 13 octobre.
Michèle Cohen-Chabaud : Le nombre de mètres carrés autorisés a-t-il déjà baissé ?
Jean-Pierre Raffarin : Nous étions en 1993 à 1,2 million de mètres carrés, en 1994 à 974 000 mètres carrés. En 1995, 813 000 mètres carrés ont reçu une autorisation. C’est au cours de 1997 que l’effet gel se fera pleinement sentir. Mais déjà, courant 1996, on va assister à une baisse très sensible de ce chiffre, la maîtrise que nous souhaitons va s’imposer peu à peu. La modernisation de notre appareil commercial se fera dans le respect des équilibres.
Michèle Cohen-Chabaud : Comment la nouvelle composition de la commission départementale va-t-elle y parvenir ?
Jean-Pierre Raffarin : Il fallait réformer la commission départementale existante qui produit à peu près, 1 million de mètres carrés nouveaux par an. Trois idées ont présidé à notre proposition de commission resserrée. Resserrée, car c’est la condition d’un travail efficace et précis. Ensuite c’est l’équilibre des deux collèges, trois représentants des milieux socioprofessionnels et trois représentants des élus locaux. Enfin il faut une majorité qualifiée de quatre voix pour parvenir à une décision correspondant à un consensus territorial minimum. Cette règle oblige un collège à avoir l’accord d’un des trois représentants de l’autre.
Michèle Cohen-Chabaud : Quel est pour vous l’essentiel dans ces deux textes ?
Jean-Pierre Raffarin : La grande distribution se trouvait plus souvent en position dominante. Le texte sur la concurrence rééquilibre les forces entre la grande distribution et ses fournisseurs ; celui sur l’urbanisme commercial rééquilibre le rapport entre les grandes entreprises et les PME de la distribution. L’élément majeur est la fin de la multiplication des hypermarchés dans ce pays. En revanche, pour toutes les autres formes de distribution, notamment la distribution spécialisée et le centre-ville, le système pourra assurer la respiration du commerce. Nous pensons également décourager les promoteurs de maxi-discomptes. Mais le passage en commission n’est pas une sanction, c’est un acte d’instruction qui permet la sélection des bons et des mauvais projets. Second point, le texte sur la concurrence va conduire à l’élimination de la vente à perte, pratique déloyale de conquête commerciale, tout comme le déréférencement abusif. Nous voulons que le partenariat remplace la domination. Les grandes surfaces ont souvent laissé dériver leurs relations avec les structures sociales, parfois oublié que le consommateur est aussi un citoyen sensible aux prix, à la qualité, à la commodité, mais aussi à la vie sociale.
Michèle Cohen-Chabaud : cela suffira-t-il au renouveau du centre-ville ?
Jean-Pierre Raffarin : Le premier effet sera d’arrêter la dégradation du centre-ville et de rendre confiance et espoir aux acteurs du commerce urbain. Le groupe national de travail que j’ai mis en place formulera à l’automne des propositions de reconquête commerciale pour les centres-villes : animation commerciale, innovations dans le domaine de la promotion et de la monétique et accessibilité du centre, qui devra être renforcée. Toutes les indications montrent que les citoyens ont pris conscience que les pratiques commerciales ont une influence sur la qualité de leur vie. Ils veulent un commerce pluraliste. Dans un système d’économie libérale, c’est l’équilibre des rapports de force qui protège les libertés.
Michèle Cohen-Chabaud : Le système que vous instaurez est-il durable et complet ?
Jean-Pierre Raffarin : La nouvelle loi sur l’urbanisme commercial est apte à avoir une durée de vie au moins aussi longue que la loi Royer. Il ne s’agit pas d’une loi de circonstance ou de transaction. Avec le parlement, nous avons engagé durablement le rééquilibre de notre paysage commercial. Nous pensons aussi que, de plus en plus, en matière d’urbanisme, la décentralisation devra intégrer les activités commerciales. Le gouvernement souhaite prendre position sur ce sujet avant la fin 1997. Nous souhaitons proposer au Parlement les choix entre deux voies d’avenir : soit la définition de schémas territoriaux consultatifs qui viendront éclairer le choix des commissions départementales d’équipement commercial, ou bien des schémas territoriaux législatifs définissants localement les règles d’urbanisme commercial, du type des expérimentations en matière de plans d’occupation des sols. Nous engageons déjà de nombreux essais (dans le Rhône, la Charente-Maritime), de manière à nous faire une conviction d’ici à la fin 1997. Il s’agit d’un sujet très complexe, où je ne m’engagerai pas sans des concertations larges et des expérimentations fouillées.
Le Figaro - 27 juin 1996
Charles Gautier : Estimez-vous que l’OPA lancée par Auchan sur Docks de France soit liée à la modification du cadre législatif ?
Jean-Pierre Raffarin : C’est possible. C’est aux acteurs de le dire. En toute hypothèse, cette initiative donne raison aux choix stratégiques du gouvernement pour équilibrer le paysage commercial français. Elle révèle clairement que la grande distribution envisage son avenir par le développement du nombre des hypermarchés. Or, la conviction du gouvernement est que nous sommes arrivés à saturation. Il est préférable d’assister à des changements d’enseigne plutôt que de voir se multiplier le nombre d’hypermarchés. Ainsi la concurrence entre les groupes restera vive, ce qui constituera un gage de compétitivité et de pluralisme. En tout état de cause nous avons saisi le conseil de la concurrence. Nous ne voulons pas que l’ensemble du commerce soit dominé par le phénomène des hypermarchés.
Charles Gautier : Mais le gel des ouvertures ne constitue-t-il pas une prise aux situations acquises ?
Jean-Pierre Raffarin : Avec notre niveau de concurrence, il n’y a pas de situation acquise. Des restructurations, ici comme ailleurs, seront nécessaire pour renforcer la distribution française dans la compétition internationale. Et ce afin qu’elle puisse atteindre les objectifs de croissance qu’elle s’est fixée. Je me réjouis de constater les ambitions internationales de grands groupes.
Charles Gautier : Ne pourrait-on pas imaginer — au pire — des situations de quasi-monopoles qui aurait des influences néfastes sur les prix ?
Jean-Pierre Raffarin : Il reste une dizaine de grands groupes en France nous sommes loin d’une situation de monopole. Et je ne crois pas que nous risquions des dérapages sur les prix car la compétition demeure vive entre les concurrents de ce secteur. Je voudrais souligner que le dispositif voté est un dispositif dit de « respiration ». La transparence des décisions ne signifie pas l’interdiction, mais la sélection entre les bons et les mauvais projets. Nous assistions à la création d’un million de m2 par an. Il convenait de mettre un terme à ce processus. Enfin, on peut être convaincu que l’offensive des « hard-discounters » étrangers va être découragée par notre nouvelle législation.