Interviews de M. Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, à France 2 et TF1 les 18 et 23 août 1996, sur la situation juridique des 300 Africains sans papiers de l'église Saint-Bernard et l'inadaptation des lois Pasqua.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Occupation par 300 Africains sans papiers de l'église Saint-Bernard (Paris 18ème) depuis le 28 juin-évacuation par la police le 23 août 1996

Média : France 2 - Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

France 2 - dimanche 18 août 1996

B. Duquesne : Faut-il régulariser les sans-papiers, ou, au contraire, poursuivre sur la voie de la fermeté ?

L. Jospin : D'abord, je ne comprends pas l'attitude du Gouvernement dans cette affaire. Je ne comprends pas que ces familles puissent être encore dans cette situation au bout de cinq mois. Le rôle d'un Gouvernement c'est de régler des problèmes de ce type. La question n'est pas, soit de tout accepter, soit de tout refuser. Entre le refus complet et l'acceptation il y a un espace qui s'appelle la négociation, et c'est ce que devrait faire le Gouvernement Donc, c'est ce à quoi je l'appelle. Il y a des hommes qui sont en situation de grève de la faim, donc qui sont menacés dans leur vie, dans leur intégrité, il y a une détresse des familles) il y a aussi l'image de mon pays, l'intérêt de mon pays. Je crois que ce n'est pas bon qu'il y ait un bras de fer médiatique entre le Gouvernement et ces familles dans la détresse. Donc, il est temps de reprendre la voie d'un dialogue pour trouver des solutions. Il ne s'agit pas de régulariser tout le monde, il s'agit d'examiner – selon des critères qui ont été fournis par les gens qui se sont interposés –, de fournir des critères et de tenir compte des situations humaines.

B. Duquesne : Sur l'image du pays : J.-L. Debré et A. Juppé se sont exprimés tous les deux, ce week-end, dans des interviews à la presse écrite, et tous les deux insistent sur le fait que l'image que l'on envoie aux candidats à l'immigration, voire à l'immigration clandestine, est importante, et que céder, même partiellement, inciterait les gens à immigrer de façon plus importante.

L. Jospin : Je crois que les clandestins qui peuvent être candidats à venir en France en situation d'illégalité et de clandestinité ont largement reçu des messages – et pas simplement depuis trois ans – de la part de la France. La France veut empêcher ou limiter l'immigration clandestine. Je crois que le Gouvernement fait un amalgame. Pour que ceux qui nous écoutent et nous regardent comprennent bien, il faut dire qu'en France il y a d'abord des étrangers en situation régulière – Européens ou non Européens – qui sont quelques millions. Il y a des clandestins effectivement Par définition on ne peut pas connaître exactement leur nombre, ils sont entre 200 000 et 400 000. Et puis, il y a cette catégorie de quelques milliers, peut-être quelques dizaines de milliers de personnes qui ne sont pas des clandestins, qui sont des sans-papiers, c'est-à-dire des hommes et des femmes qui ont passé souvent plusieurs années sur notre territoire, qui étaient en situation régulière, et qui ne le sont plus parce que la législation a changé depuis les lois Pasqua-Méhaignerie.

B. Duquesne : Est-ce l'approche du Parti socialiste ? Parce que l'on se souvient de ce qu'a fait la gauche quand elle est arrivée au pouvoir en 1981-1982, en régularisant des clandestins. Et puis la politique a changé, on en est même venu à faire des charters, plus tard – est-ce que c'est pour ça que l'on vous a trouvé relativement discret sur cette affaire depuis le début ?

L. Jospin : Vous savez le 10 juillet, dans ce même bureau – c'est-à-dire il y a plus d'un mois maintenant –, je recevais une délégation de ces sans-papiers de l'église Saint-Bernard. Les socialistes, avec D. Vaillant tians le XVllle, sont au premier rang. Ils n'y viennent pas, ils n'y passent pas ! Ils y vivent et ils y affrontent les réalités autour de la mairie du XVllle – avec les moyens qui sont les leurs, parce que la Mairie de Paris n'aide pas. Quant à notre position, là encore j'y reviens – car vous-même vous faites la confusion et l'amalgame : nous sommes contre l'immigration clandestine et en particulier contre le travail clandestin. Là, il s'agit d'un catégorie particulière d'hommes et de femmes, par exemple parents étrangers d'enfants français qui, normalement, ne peuvent pas être régularisés depuis la loi Pasqua, et dont le Gouvernement lui-même a admis que c'était une solution impossible puisqu'il a procédé lui-même a des régularisations contrairement à la loi, c'est-à-dire sans appliquer ses propres lois. C'est-à-dire qu'on commence à se rendre compte que les lois Pasqua, dans certains domaines, créent des situations de non-droit, non pas pour des clandestins, mais pour des hommes et des femmes qui étaient en situation régulière et qui ont pris le risque – y compris les risques pour leur vie aujourd'hui, ou pour leur santé –, qui ont pris le risque de dire : nous ne voulons pas être dans !a clandestinité. Nous voulons pouvoir être avec nos épouses ou nos familles. Il s'agit d'une population extrêmement réduite. Il ne s'agit pas de la population clandestine en France. Si vous n'expliquez pas ça à ceux qui nous écoutent, on ne peut pas comprendre l'enjeu de la situation actuelle. Si le Gouvernement était sûr de son bon droit, il n'aurait pas laissé cette situation se créer depuis cinq mois. Il ne peut pas assumer. Il tient un discours pour un certain électorat, mais il ne peut pas assumer lui-même sa politique. On a cette situation, mais il faut en sortir. Pour être concret, je fais une proposition. J'ai déjà dit, il y a deux jours, que le gouvernement devrait reprendre contact avec le collège des médiateurs. Si ce collège – formé d'un ancien ambassadeur, comme Monsieur Hessel, d'un ancien amiral comme Monsieur Sanguinetti, de très grands résistants, comme les Aubrac par exemple, de grands juristes – si ce collège de médiateurs ne lui convient pas tout à fait, alors qu'il cherche un médiateur ! Par exemple, le médiateur de la République, Monsieur Pelletier. Ou bien Monsieur J. Kahn, le président de la Commission nationale des Droits de l'homme.

B. Duquesne : Ce que vous prônez ce soir, c'est la solution par la négociation.

L. Jospin : Exactement On ne régularisera pas tout le monde. Mais on régularisera un certain nombre de cas, on fixera des critères. Et l'on sortira de cette situation dangereuse pour des personnes, et qui n'est pas bonne pour l'image de mon pays. Elle n'est pas non plus bonne pour l'image de ce Gouvernement.

B. Duquesne : La rentrée sociale promet d'être chaude. Vous avez aussi l'impression que la politique suivie par Monsieur Juppé n'est pas la bonne ?

L. Jospin : Je ne prends pas la température des rentrées avant qu'elles ne se soient produites. Chaude ou pas ? Je n'en sais rien. Ce que je peux simplement dire, c'est qu'à l'évidence la politique de Monsieur Juppé échoue sur le plan économique et social. Je suis frappé d'une chose, c'est que ce Gouvernement invoque la fermeté. En réalité, il n'est pas ferme, il est raide. Il est rigide. On trouve la même attitude face aux sans-papiers : on laisse un conflit se pourrir pendant cinq mois. La même attitude face au conflit social en novembre et en décembre : on refuse la négociation, le mot même de « négociation ». Et on trouve la même attitude dans le domaine économique et social. Alors que le chômage augmente, alors que la consommation stagne, alors que la croissance faiblit, le Gouvernement s'entête dans la même politique. La rigidité n'est pas la fermeté. Un gouvernement ferme est un gouvernement souple.

 

TF1 - vendredi 23 août 1996

TF1 : Certains des sans-papiers vont être régularisés, n'est-ce pas déjà un progrès ?

L. Jospin : Le Gouvernement a mal géré toute cette question. C'est une mauvaise politique, parce qu'elle repose sur des lois –, les lois Pasqua-Méhaignerie – qui ne sont pas suffisamment efficaces et contre le travail clandestin, contre les immigrés clandestins et qui, par contre, ont créé une nouvelle catégorie entre les étrangers irréguliers et les clandestins qui est celle d'hommes et de femmes qui avaient un statut et qui l'ont perdu en raison de cette lei et qui aspiraient, non pas à être clandestins, ·mais à être régularisés.

TF1 : Vous souhaitez l'abrogation de ces lois Pasqua ou une modification ?

L. Jospin : Oui, nous avons déjà dit – et ce qui vient de se produire ces jours derniers le montre – que nous substituerions une autre législation aux lois Pasqua, qui supprimerait ces obscurités juridiques qui obligent le Gouvernement à prendre des circulaires qui sont presque en contradiction avec la loi, sur par exemple les parents étrangers d'enfants français, qui oblige le Gouvernement à demander ...

TF1 : ... d'enfants nés après les lois Pasqua, après 93 ?

L. Jospin : Oui, d'enfants nés avant d'abord et aussi, c'est une autre catégorie, les enfants nés après. Ce qui oblige le Gouvernement à demander au Conseil d'État quelle est la loi, alors qu'il la sait très bien et que d'ailleurs le Conseil d'État, dans son avis, avec une sorte d'ironie, lui dit : « mais vous savez très bien qu'il n'y a pas de droit à la régularisation, parce que s'il y avait eu ce droit ces hommes et ces femmes s'en réclameraient et vous seriez obligés de le donner ».

TF1 : Ce qui donne tout de même raison au Gouvernement ?

L. Jospin : Non, parce que le Conseil d'État dit une deuxième chose que Monsieur Juppé a presque passée sous silence, hier. Il dit : « ces hommes n'ont pas un droit à la régularisation puisque les lois sont ce qu'elles sont ; qu'elles soient bonnes ou mauvaises, je ne les trouve pas excellentes, vous le savez, mais vous, autorité, vous avez le pouvoir de régulariser. Sauf si ces lois disent expressément que cela est interdit », et le Conseil d'État ajoute : « et ce n'est le cas d'aucune des catégories dont vous m'avez parlé ».

TF1 : Cela devrait être fait vraisemblablement ...

L. Jospin : Oui, mais je pense que, à la mauvaise politique s'ajoute une mauvaise méthode : le Gouvernement a laissé pourrir ce dossier. Comment peut-on comprendre qu'un Gouvernement – qui est quand même fait pour régler les problèmes – ait laissé dans l'église Saint-Bernard cette situation se créer et se développer pendant des mois ? Il fallait discuter, il fallait accepter la proposition des médiateurs qui sont quand même des hommes et des femmes raisonnables, – ancien grand résistant, ambassadeur, magistrat réputé, ancien amiral – et qui avaient proposé des critères. Sur la base de ces critères, en tenant compte des situations humaines, avec des représentants des sans-papiers qui savaient et qui disaient que tous ne pourraient pas être régularisés, eh bien ! On pouvait régler ce dossier. Le rôle de l'opposition a été plutôt d'essayer de dire au Gouvernement : « discutez et concertez ». Je pense qu'après l'avis du Conseil d'État sur lequel le Gouvernement s'est appuyé, il l'a presque manipulé, comme s'il avait été demandé à la haute autorité administrative une caution pour l'intervention policière. Eh bien ! On pouvait aboutir au même résultat en deux ou trois jours sans procéder à cette expulsion massive, sans envoyer 1 100 membres des forces de police qui préfèreraient faire d'autres choses, dans cette église – et là ce n'est pas un problème de politique, ce n'est pas un problème de méthode, c'est un problème de style – le style de ce Gouvernement est un style fermé, cassant, parfois même un style brutal, mais on l'avait vu dans d'autres domaines, par exemple face au mouvement social de novembre et de décembre déjà.

(Après le reportage de F. Bachy sur le week-end de travail qui va réunir A. Juppé et J. Chirac à Brégançon ...)

TF1 : Un programme chargé pour la rentrée dans l'opposition aussi ?

L. Jospin : Ne tournons pas la page trop vite. Puisque le Gouvernement n'a pas choisi la concertation pour déboucher positivement dans ce dossier, qu'il a choisi le pouvoir discrétionnaire de l'administration, aujourd'hui on ne sait toujours pas qui sera régularisé et qui ne le sera.

TF1 : Un tiers environ.

L. Jospin : Je voudrais dire que je souhaite, comme l'a souhaité le Conseil d'État, que les hommes et les femmes qui ont une situation familiale voient cette situation être préservée : famille, femme, enfants, conjoint, ceux qui ont fait la grève de la faim, dont la situation est une situation fragile sur le plan de la santé, y compris les déboutés du droit d'asile – non pas de façon générale, parce que sinon on remettrait en cause le principe du droit d'asile et les limitations nécessaires, mais, ceux qui pourraient être effectivement menacés – et puis il y a des situations humanitaires, il faut que ces cas soient examinés. Je pense en outre que nous aurons à sortir de l'obscurité les situations de non-droit ou de droit fragile que créent les lois Pasqua et nous aurons à contribuer à un débat, devant l'ensemble de l'opinion, de façon dépassionnée, sur les problèmes de l'immigration en disant la vérité aux Français et en centrant notre action contre le travail clandestin. Vous parliez de Brégançon. Je vais dire une conclusion un tout petit peu différente de vous. Vous disiez : « A. Juppé et J. Chirac vont parler de cette question des sans-papiers ». Moi j'ai l'impression au contraire que si une intervention s'est faite si vite, c'est justement pour qu'on épargne au président de la République le souci ...