Interview de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, dans "Le Monde" le 4 juin 1998, sur les principales mesures et objectifs de la politique sociale du gouvernement.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Le Monde : « Vous avez fait voter une loi sur les emplois-jeunes, puis les 35 heures. La loi contre les exclusions est en voie d’adoption. N’avez-vous pas besoin d’un nouveau projet de gauche, mobilisateur ?

Martine Aubry : En juin 1997, on a trouvé un pays en panne de croissance, de confiance et d’espoir dans l’avenir. Il y avait un préalable : que la France se remette en marche. Nous sommes en passe d’atteindre l’objectif fixé par le Premier ministre. La consommation, l’investissement et la production industrielle sont bien repartis, le chômage a baissé de 150 000 demandeurs d’emploi depuis octobre. La France va mieux, mais de nombreux Français ne le ressentent pas encore. Or, rien ne serait pire qu’une France qui avance en laissant des hommes et des femmes au bord de la route. Nous savons que la croissance, aussi forte soit-elle, ne peut résoudre à elle seule tous les problèmes des Français, mais elle nous laisse des marges de manœuvre. Par exemple, pour financer le programme contre les exclusions, donner des droits au logement, aux soins, à l’éducation. Nous avons déjà beaucoup travaillé mais il reste beaucoup à faire pour approfondir ces réformes.

Des lois importantes – emplois-jeunes, 35 heures – ont été votées, mais pour qu’elles portent leurs fruits, il faut mobiliser, comme c’est déjà le cas pour les emplois-jeunes. Mais il faut aussi que la République ait un sens pour tous, que l’école, l’hôpital soient plus égalitaires, que la sécurité redevienne une réalité pour chacun, que l’accès à la culture soit offert à tous. Il convient que nos territoires soient mieux équilibrés, les villes moins ségrégatives et qu’une solidarité entre régions riches et pauvres devienne réalité. Tout ceci est engagé et vise à démocratiser notre République. C’est sans doute ce qu’attendent les 40 % de Français qui s’abstiennent ou sont tentés par les extrêmes.

Le Monde : Parmi les dossiers qui ont suscité des polémiques, il y a celui de la mise sous condition de ressources des allocations familiales. Lors de la conférence de la famille, le 12 juin, annoncerez-vous sa suppression ?

Martine Aubry : Quand nous sommes arrivés au gouvernement, le déficit de la branche famille était de 12 milliards de francs. Pour le combler, nous avons pris des mesures de solidarité. Mais, comme nous nous y étions engagés, depuis un an, nous avons bien travaillé avec les associations et les syndicats. Ce travail, fondé sur la reconnaissance de la famille comme lieu irremplaçable de la construction affective de l’enfant et comme élément majeur de son éducation, est à la base des décisions qu’annoncera, la semaine prochaine le Premier ministre. Celles-ci ne se limiteront pas aux seules aides financières et valoriseront le rôle de père et de mère de famille. Mais il faudra poursuivre la réflexion et l’action sur les jeunes adultes, les modes de garde des enfants.

Le Monde : Êtes-vous favorable à une allocation identique pour tous dès le premier enfant ?

Martine Aubry : Il existe déjà une prestation pour jeune enfant de 995 francs par mois, mais sous condition de ressources (150 000 francs par an). Faut-il, comme certains le proposent, allouer à des familles qui sont au-dessus du plafond 300 à 400 francs par mois pour leur premier enfant ? Ou bien faut-il de l’argent pour accompagner les familles en difficultés et les aider à remplir leur rôle vis-à-vis de leurs enfants ? Voilà le type de débat que nous avons eu.

Le Monde : La bataille engagée pour la réduction du déficit de la Sécurité sociale vous paraît-elle en bonne voie ?

Martine Aubry : À chaque fois que l’on annonce un plan pour la Sécurité sociale, les effets durent douze ou dix-huit mois, puis s’estompent. Pour que la maîtrise des dépenses réussisse, il faut accroître la responsabilité individuelle et collective des médecins. Pour cela, il faut mettre en place un certain nombre d’outils qui n’existaient pas : un partage d’informations sur les dépenses, une informatisation efficace des médecins, des unions régionales de médecins qui aient un véritable poids. Les syndicats médicaux, avec qui nous avons rétabli le dialogue, semblent d’accord sur le fond mais n’arrivent pas à travailler ensemble. Il va pourtant bien falloir avancer. La communauté hospitalière, quant à elle, a bien compris la nécessité de l’évolution : sortir des murs, être un lieu d’accueil pour tous, accentuer la qualité et la sécurité, engager les reconversions nécessaires. Le mouvement est largement engagé.

Le Monde : Dans les crédits de l’emploi pour 1999, allez-vous amorcer la décrue du traitement social ?

Martine Aubry : Il faut d’abord financer ce que nous avons déjà engagé : les emplois-jeunes, les 35 heures et la lutte contre les exclusions. Mais nous allons bénéficier du retour de la croissance. Ceux qui sont prêts vont plus facilement retrouver un emploi. Des économies seront réalisées et nous devons nous en réjouir. Mais, en 1999, il faudra poursuivre l’effort vers les publics les plus en difficulté.

Le Monde : Dans quelle optique abordez-vous la réforme du droit de licenciement ?

Martine Aubry : Trop de licenciements interviennent faute de gestion prévisionnelle des emplois et des métiers. Par ailleurs, des entreprises reportent sur la collectivité le coût de leur restructuration. Enfin, la législation sur les plans sociaux est source d’incertitude pour les salariés et les entreprises. Puisqu’un salarié va changer de métier plusieurs fois dans sa vie, donnons-lui les moyens de progresser et, quand le licenciement est nécessaire, faisons-en sorte qu’il soit pour lui une opportunité de se former et non une rupture.

L’État n’a pas à payer pour les entreprises qui font des bénéfices importants. Nous devons aussi développer des solidarités locales de reclassement, de créations d’entreprises au sein de bassins d’emploi. Tous ces sujets sont sur la table, la question est la même pour beaucoup de sujets concernant les relations au travail. Enfin, le salarié doit être accompagné. Comment trouver de nouvelles souplesses qui ne soient pas des dérégulations pour les salariés, et de nouvelles sécurités pour les salariés qui ne soient pas des rigidités pour l’entreprise.
Au-delà du licenciement, si l’on peut admettre l’embauche par contrat à durée déterminée ou le travail temporaire au moment de la reprise de la croissance, elle ne peut être un mode permanent de recrutement. Par ailleurs, le patronat ne peut nous expliquer qu’il est normal qu’un jeune commence sa vie de travail par des contrats précaires successifs sans en tirer des conséquences en lui ouvrant des droits à l’indemnisation du chômage.

Le Monde : La régularisation des étrangers devrait laisser soixante-dix mille personnes sans papiers. Le ministre de l’Intérieur admet qu’elles ne pourront, pour l’essentiel, pas être reconduites. Plutôt que de les renvoyer vers le travail clandestin, n’aurait-on pas pu les régulariser ?

Martine Aubry. : Ce qui m’intéresse d’abord, c’est que les soixante-dix mille personnes régularisées puissent être accompagnées le mieux possible. Outre la visite médicale, l’Office des migrations internationales leur propose de les aider dans leur insertion. Les déboutés ont des possibilités de recours. Certains célibataires, en France depuis longtemps, n’ont pu prouver la continuité de leur présence ou l’existence d’un travail, tout simplement parce qu’ils étaient clandestins. Il y a eu des appréciations différentes dans certains cas. Les recours permettront de revoir les dossiers. Les associations vont défendre les cas qui leur semblent justes. Je trouve cela normal dans une démocratie.

Le Monde : Pour lutter contre les violences urbaines, Jean-Pierre Chevènement souhaite une réforme de l’ordonnance de 1945 sur les mineurs, un élargissement du recours à la détention provisoire, une suppression possible des allocations familiales. Qu’en pensez-vous ?

Martine Aubry : Je n’ai pas compris que M. Chevènement défendait ces thèses. L’ordonnance de 1945 prévoit déjà une responsabilité des mineurs, même si elle est atténuée. Quant à la détention provisoire, n’oublions pas que les mineurs subissent en prison une promiscuité et une violence difficilement supportables qui accroissent souvent leurs difficultés. Quant aux allocations familiales, la mise sous tutelle est déjà possible lorsque les parents ne les utilisent pas à bon escient pour leurs enfants, par exemple en ne payant pas la cantine scolaire. Priver une famille de ressources parce qu’un gamin commet un acte délictueux me paraît absurde. C’est toute la famille qu’on pénalise alors qu’il faudrait l’aider.

Le Monde : Après onze mois, le Gouvernement a nommé un ministre de la Ville. Est-ce la prise de conscience d’une carence en la matière ?

Martine Aubry : Absolument pas. Après le rapport de Jean-Pierre Sueur, nous avançons sur deux terrains : en premier lieu, les contrats de ville vont être poursuivis jusqu’en 1999 afin de les renouveler en même temps que les contrats de plan. Il est en effet nécessaire que les interventions quotidiennes s’inscrivent dans une perspective structurelle plus large. Nous devons aussi faire en sorte que les maires qui ont des vrais projets de développement dans leurs quartiers puissent négocier de manière globale avec l’administration plutôt que d’empiler des actions et saupoudrer des aides.

Le Monde : Doit-on cibler davantage, au risque d’abandonner certains quartiers ?

Martine Aubry : Il n’est pas question d’interrompre l’aide aux quartiers qui ont aujourd’hui des difficultés. Mais nous devons aller plus loin sur certains sites pour reconstruire de vraies villes où la mixité sociale existe et où l’ensemble des fonctions sont représentées. Un appel d’offres devrait être lancé et des décisions prises lors du comité interministériel à la ville du 30 juin.

Le Monde : Vous parlez beaucoup de cohérence. Où est celle de votre politique sociale ?

Martine Aubry : Si la solidarité nationale doit porter assistance à toute personne en difficulté, le rôle de l’action publique est de les en faire sortir à chaque fois que cela est possible. Il faut donner à chacun les moyens d’accéder aux droits fondamentaux. Par ailleurs, en raison de la crise sans doute, les politiques ont tenu un discours exclusivement économique et social. Mais on existe aussi parce qu’on est père ou mère de famille, voisin, parent d’élève, ou parce qu’on habite telle ou telle région. On a un rôle à y jouer. Le politique doit s’adresser à chacun dans toutes ses dimensions.

S’il faut donner une réalité à la République pour tous et démocratiser notre vie publique, et pas seulement nos institutions, certains mécanismes doivent être repensés. Il ne faut pas forcément aider tout le monde de la même manière et continuer d’ajouter les aides les unes aux autres. Il doit y avoir égalité des droits, ça ne se discute pas, et équité dans l’action de l’Etat. C’est à cette condition que chaque femme et chaque homme dans notre pays retrouvera sa place dans la société et aura la conviction d’appartenir à la nation. C’est une exigence pour tous. »